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La culture indienne au Bengale

Numéro 11 Novembre 2009 par Philippe Falisse

novembre 2009

L’Inde se dis­tingue de la plu­part des autres nations par son art d’ac­com­mo­der les dif­fé­rences et les contrastes, de rele­ver le défi aux ten­sions per­ma­nentes entre le chaos et la per­fec­tion et de pro­mou­voir l’har­mo­nie envers et contre tout. Le main­tien de l’u­ni­té dans la diver­si­té est une force qui l’a tou­jours gui­dée. Membre du club des puis­sances nucléaires, spa­tiales et émer­gentes, l’Inde appa­raît de plus en plus comme gagnée par le mythe de la consom­ma­tion, de l’ap­pât du gain et du pro­fit. Héri­tiers d’une culture et d’une civi­li­sa­tion mil­lé­naire, la plu­part des Indiens res­tent pour­tant fidèles à leurs valeurs tra­di­tion­nelles si bien que les moindres détails de leur vie quo­ti­dienne sont aujourd’­hui encore accom­pa­gnés de rituels.

En Inde, la dimen­sion cultu­relle s’exprime de mul­tiples façons. Elle épouse le temps et l’espace, se tra­duit dans le lan­gage, les gestes et les acti­vi­tés. Elle se confond sou­vent avec une dimen­sion reli­gieuse. Elle se pré­sente comme une voie qui pro­tège et veille à ce que l’on ne soit ni déso­rien­té ni pié­gé par les appa­rences. Elle enseigne le sens du sacré, l’obéissance aux parents, la place pri­mor­diale de la famille dans la socié­té, le res­pect de la hié­rar­chie, le culte de l’hospitalité et du devoir. En se confor­mant à ses règles, l’Indien se sait autre, unique, appar­te­nant à un monde dif­fé­rent, pur, dont il est fier.

La nature et la connais­sance ont par­rai­né la for­ma­tion de la culture indienne. Celle-ci s’est trans­for­mée avec le temps en absor­bant et en adap­tant des élé­ments de cultures étran­gères impor­tées par les enva­his­seurs et les colonisateurs.

Le phé­no­mène cultu­rel en Inde res­te­ra sans doute tou­jours une énigme tant il est dyna­mique et nuan­cé dans ses innom­brables expres­sions. Ses mani­fes­ta­tions sont aus­si variées qu’il existe de groupes sociaux. Elles peuvent être simples, sub­tiles et raffinées.

L’espace réser­vé à cet article me contraint d’approcher la dimen­sion cultu­relle de l’Inde très par­tiel­le­ment. Je l’aborde donc sans pré­ten­tion et à par­tir de scènes vécues par une com­mu­nau­té spé­ci­fique loca­li­sée dans une région pré­cise. J’ai choi­si la com­mu­nau­té ben­ga­lie, qui vit à Kol­ka­ta (Cal­cut­ta), capi­tale du Ben­gale et capi­tale cultu­relle de l’Inde.

C’est à par­tir de Kol­ka­ta, la capi­tale de l’Empire bri­tan­nique de 1757 à 1912, que les Anglais pro­pa­gèrent en Inde les cou­rants idéo­lo­giques et scien­ti­fiques occi­den­taux des XVIIIe et XIXe siècles. Les Ben­ga­lis furent ain­si les pre­miers à béné­fi­cier de l’enseignement de type occi­den­tal dis­pen­sé dans les éta­blis­se­ments sco­laires et à être confron­tés aux idées modernes qui leur étaient incul­quées. Ils maî­tri­sèrent la langue anglaise deve­nue langue d’État en 1835. La lit­té­ra­ture anglaise qui inon­dait la capi­tale à cette époque exer­ça aus­si une influence sur leur vie poli­tique, éco­no­mique et cultu­relle. Le ter­rain était bien sillon­né pour per­mettre au Ben­gale d’assister à une renais­sance cultu­relle et sociale.

Les Ben­ga­lis sont férus de culture et d’art qu’ils cultivent d’ailleurs avec beau­coup de talent. Ils sont chau­vins, atta­chés sen­ti­men­ta­le­ment à leur terre, ber­ceau des grandes réformes cultu­relles, sociales et reli­gieuses menées en Inde par leurs héros et grandes figures natio­nales : Râm­mo­han Rai, Auro­bin­do, Râm Kri­sh­na et Vive­kâ­nan­da, Rabin­dra­nâth Tâgore et tant d’autres. Rabin­dra­nath Tagore (1861 – 1941) est connu par­tout en Inde sous le nom de « Guru­dev » ou Maître divin.

Pre­mier écri­vain asia­tique à rece­voir le prix Nobel de lit­té­ra­ture en 1913, il fut un huma­niste et un esthète sans égal. Il était aus­si poète, musi­cien et peintre. On lui doit notam­ment les hymnes natio­naux indien et ban­gla­dais ain­si qu’un nou­veau type de musique (Rabin­dra san­geet) et style de danse (Rabin­dra nri­tya).

Ravis d’être sin­gu­la­ri­sés comme artistes, pen­seurs et phi­lo­sophes, les Ben­ga­lis par­ti­cipent avec enthou­siasme aux débats, com­pé­ti­tions ain­si qu’à d’autres acti­vi­tés cultu­relles et spor­tives qu’ils orga­nisent spon­ta­né­ment et régu­liè­re­ment. Ils consacrent aus­si une bonne par­tie de leur temps à la pré­pa­ra­tion et à la par­ti­ci­pa­tion aux fes­ti­vi­tés qu’ils célèbrent avec zèle. Selon un de leurs dic­tons « Douze mois, treize célébrations ».

Quelques coutumes bengalies

**La famille

Les jeunes saluent les aînés en tou­chant leurs pieds de la main droite ; une marque de res­pect par laquelle ils invoquent leur béné­dic­tion. Ils veillent à ne pas prendre la parole en pre­mier lieu. Les titres conven­tion­nels de « Mon­sieur, Madame » étant exclus de la culture indienne, les Ben­ga­lis, comme d’ailleurs tous les Indiens, s’adressent aux étran­gers en leur don­nant un lien de paren­té clas­si­fi­ca­toire, celui de « Oncle » ou de « Tante ». Leur langue pré­cise bien le lien de paren­té que l’on veut accor­der à la per­sonne étran­gère. Au Ben­gale, les plus jeunes sont appe­lés par leurs pré­noms et les cadets d’une famille appellent leurs aînés « grand frère, grande sœur ». Ici aus­si la langue fera les dis­tinc­tions néces­saires et pré­ci­se­ra la place occu­pée par cha­cun des membres de la famille. Les jeunes d’un quar­tier ou d’un vil­lage appliquent les mêmes règles entre eux.

Ces habi­tudes faci­litent étran­ge­ment l’entrée dans un milieu fami­lial ben­ga­li et contri­buent à pro­mou­voir l’harmonie de la com­mu­nau­té. Toute occa­sion sera bonne pour main­te­nir et déve­lop­per les liens contrac­tés, ce qui com­porte bien enten­du des devoirs et des obligations.

Dans les bureaux et là où les rap­ports sont for­mels, on se réfère aux col­lègues sou­vent par leurs ini­tiales ou par le pré­nom auquel on ajoute le suf­fixe « babu » (gen­til­homme) car les noms indiens indiquent la caste à laquelle on appar­tient et plu­sieurs per­sonnes portent vrai­sem­bla­ble­ment le même nom dans un même lieu de travail.

**Conve­nances

Grands sen­ti­men­taux, les Ben­ga­lis sont atten­tifs aux paroles et aux gestes qu’ils inter­prètent selon leur code. Les locu­tions — qui reviennent cou­ram­ment dans cer­taines conver­sa­tions — « Ne m’en vou­lez pas » et « J’espère que je ne vous ai pas heur­té » les aident d’ailleurs à sor­tir d’embarras car elles témoignent de l’humilité, une ver­tu idéa­le­ment intrin­sèque à leur culture.

En prin­cipe, c’est la femme mariée qui accueille et reçoit. Au Ben­gale, on la recon­naît à son « sin­dur », ce sillon de poudre ver­millon sur la raie de ses che­veux ain­si qu’aux bra­ce­lets qu’elle porte tou­jours depuis le jour de son mariage et qu’elle devra effa­cer et cas­ser lors du décès de son mari.

**Hos­pi­ta­li­té

L’hospitalité est une ver­tu pra­ti­quée avec sim­pli­ci­té et cha­leur. « Atih­hi Narayan », « L’hôte est dieu », dit le pro­verbe. L’hôte est reçu à n’importe quelle heure et sans qu’il ne lui soit néces­saire de prendre ren­dez-vous. La maî­tresse de mai­son se fera un devoir de lui offrir d’abord un verre d’eau (eau puri­fi­ca­trice et rafraî­chis­sante). Ensuite, elle lui pré­pa­re­ra un plat spé­cial et n’omettra pas de lui pré­sen­ter une assiette conte­nant quelques sucre­ries (les « Ben­ga­li sweets » sont les plus recher­chés dans toute l’Inde).

**Édu­ca­tion et formation

Les parents ben­ga­lis prennent grand soin de l’éducation et de la for­ma­tion intel­lec­tuelle et artis­tique de leurs enfants. C’est une de leurs prio­ri­tés. Les enfants apprennent à res­pec­ter toute chose liée d’une manière ou d’une autre à l’art et à la connais­sance. Ain­si, il n’arrive pas à un Ben­ga­li de faire tom­ber un livre, une latte, un papier ou de buter par mégarde sur un ins­tru­ment de musique sans qu’il ne se res­sai­sisse en por­tant aus­si­tôt sa main droite au front, un signe d’excuse.

La créa­tion artis­tique tra­di­tion­nelle implique de la part de ceux qui l’exercent de la dis­po­ni­bi­li­té et un tra­vail de longue haleine au pied d’un maître. Pour les Indiens, la connais­sance, syno­nyme d’illumination, jaillit d’une expé­rience avec l’univers du sacré. Elle n’appartient pas au domaine de la déduc­tion, mais de l’intuition. Elle se com­mu­nique à ceux qui prennent les mesures néces­saires pour l’approcher ; ce qui néces­site une dis­ci­pline de vie, une trans­for­ma­tion inté­rieure. On n’acquiert pas cette connais­sance par la volon­té ou l’intellect. Elle se trans­met à ceux qui sont dis­po­sés à la rece­voir et qui se confient aux gurus (maîtres) qui, parce qu’ils en ont fait l’expérience, sont seuls capables d’en deve­nir l’instrument et de la com­mu­ni­quer. Cela est aus­si vrai pour la musique vocale et ins­tru­men­tale que pour la danse et les Beaux-Arts.

La musique vocale tra­di­tion­nelle indienne, par exemple, sera com­mu­ni­quée sui­vant la tra­di­tion orale du « guru-shi­shya param­pa­râ » (maître-dis­ciple). Le maître juge­ra de l’aptitude du can­di­dat en l’examinant pen­dant un cer­tain temps. Il le pren­dra comme dis­ciple lors d’une céré­mo­nie offi­cielle au cours de laquelle il noue­ra un fil rouge à son poi­gnet. À par­tir de ce moment, le dis­ciple s’engage à suivre la tra­di­tion de son maître, à lui faire entiè­re­ment confiance. Le maître de musique se consa­cre­ra à induire chez son dis­ciple le pou­voir libé­ra­teur du son qui, comme disent les écri­tures védiques, est divin.

Le dis­ciple appren­dra la musique en imi­tant la voix du maître, comme par osmose. Certes, sa per­son­na­li­té se déga­ge­ra un jour dans son inter­pré­ta­tion musi­cale, mais on pour­ra tou­jours y recon­naître la voix du maître et l’héritage de la tra­di­tion qu’il aura la res­pon­sa­bi­li­té de com­mu­ni­quer lorsque son maître ne sera plus. Les « gurus », maîtres et guides, occupent une place impor­tante à chaque niveau de la socié­té indienne. Ils trans­mettent ce qui pour les Indiens est le plus pré­cieux dans la vie : l’héritage cultu­rel et spirituel.

Ambiance d’une fête au Bengale

Un jour d’octobre, à 4 heures du matin.

Une émis­sion spé­ciale consa­crée au « Mahâ­layâ » (le grand moment) inter­rompt le silence de l’aurore et enva­hit toute l’atmosphère. Rares sont ceux qui n’ont pas allu­mé la radio pour écou­ter dans le recueille­ment le récit de l’avènement de la déesse Dur­gâ, la déesse mère, qui vient ter­ras­ser et prendre sur elle le Mal et ain­si libé­rer, confor­ter et ras­sem­bler l’humanité. L’orchestration des chants de dévo­tion à la déesse est gran­diose, les man­tras scan­dés en sans­crit et en ben­ga­li vibrent. À un cer­tain moment même, la voix du nar­ra­teur se casse, elle tremble d’émotion, une émo­tion qui tra­duit les sen­ti­ments des mil­lions d’auditeurs qui suivent avec fer­veur l’histoire de la déesse Dur­gâ qui leur est rap­pe­lée chaque année à la même époque.

L’émission se ter­mine. Il est 5 heures 30. Le soleil s’est levé, Dehors, l’air est léger et comme empor­té dans un calme et une paix joyeux. On n’entend que les chants des oiseaux et les croas­se­ments des corbeaux…

Avec le Mahâ­layâ, les Ben­ga­lis entrent dans une période qui les coupe en quelque sorte du monde. Leur état d’esprit est comme trans­for­mé. Les « Dur­gâ pujâs » (célé­bra­tions reli­gieuses en l’honneur de Dur­gâ), ont com­men­cé. Pen­dant un mois, les affaires seront pra­ti­que­ment à l’arrêt, les bureaux presque vides, les écoles fer­mées. Les femmes mariées retour­ne­ront pas­ser le temps des pûjâs dans leur famille. Elles revê­ti­ront de nou­veaux saris où la cou­leur rouge, sym­bole du bon­heur, pré­do­mi­ne­ra. Elles met­tront leurs orne­ments en or et veille­ront à obser­ver tous les rituels pro­pices au bien-être de la communauté.

Un peu par­tout au Ben­gale et dans chaque quar­tier de Kol­ka­ta, des asso­cia­tions cultu­relles sont enga­gées dans les pré­pa­ra­tions et l’organisation des pûjâs. Il ne manque pas de volon­taires pour contri­buer au suc­cès de cet évé­ne­ment reli­gieux et cultu­rel qui sur­passe tous les autres par sa signi­fi­ca­tion, sa tra­di­tion et sa durée. En fait, six mois avant les pûjâs, on s’est déjà mis d’accord pour dépar­ta­ger les tâches : bud­get, réser­va­tion de l’emplacement des sta­tues, réser­va­tion aus­si des prêtres pour les rites et des joueurs de « dhôl » (tam­bours tra­di­tion­nels) indis­pen­sables aux céré­mo­nials, achat de la sta­tue et des déco­ra­tions, orga­ni­sa­tion des jeux, spec­tacles et chants, arran­ge­ment des fleurs, prise en charge du « bhôg », ce repas végé­ta­rien pré­pa­ré une fois par jour et cela durant les cinq plus impor­tants jours des pûjâs pour nour­rir les plus dému­nis sans dis­cri­mi­na­tion de castes et de croyances.

Les pujâs donnent lieu à d’innombrables acti­vi­tés cultu­relles. Des arti­sans auront à sculp­ter plus de vingt mille sta­tues de Dur­gâ pour les besoins locaux et plu­sieurs cen­taines pour répondre à la demande des com­mu­nau­tés ben­ga­lies rési­dant à l’étranger. Leurs sta­tues, de véri­tables objets d’art, seront admi­rées par une mul­ti­tude de visi­teurs. Un grand nombre d’artisans vivent avec leur famille dans le quar­tier de Kumâr­tu­li qui depuis des géné­ra­tions, abrite les potiers au nord de Kolkata.

La période des pûjâs déchaîne les talents lit­té­raires qui se mani­festent dans d’innombrables publi­ca­tions. C’est l’occasion pour de nom­breux auteurs de faire paraître un nou­vel ouvrage et pour les mil­liers d’associations cultu­relles ben­ga­lies de lan­cer un maga­zine conte­nant les contri­bu­tions de ses membres. Ces maga­zines com­pren­dront un mélange de prose, de poé­sie, d’articles de tout genre et aus­si de des­sins dont l’âge des auteurs varie­ra entre 7 et 77 ans !

Les Ben­ga­lis se pré­ci­pi­te­ront pour ache­ter et dévo­rer les numé­ros spé­ciaux des revues publiées par les grandes mai­sons d’édition. Comme chaque numé­ro ras­semble au moins trois ou quatre œuvres d’écrivains bien connus, ils pour­ront momen­ta­né­ment assou­vir leur pas­sion pour la lecture.

Des mil­lions de spec­ta­teurs pro­fi­te­ront aus­si de ce temps consa­cré à la culture et au loi­sir pour assis­ter aux pièces de théâtre, aux concerts et aux spec­tacles de danses qui leur sont offerts gra­tui­te­ment chaque jour.

Philippe Falisse


Auteur