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La croissance en panne de sens

Numéro 3 Mars 2009 par Michel Molitor

mars 2009

Quelques mois avant la crise finan­cière, l’as­bl For­ma­tion Édu­ca­tion Culture s’est asso­ciée à La Revue nou­velle pour pré­pa­rer un dos­sier qui ouvri­rait le débat sur le sens de la croissance.

Ce dos­sier, dif­fu­sé avec le sou­tien du ministre du Cli­mat et de l’Éner­gie, pro­pose une réflexion de fond sur notre modèle de déve­lop­pe­ment actuel et croise les points de vue de cher­cheurs et d’ac­teurs sociaux. Ces apports de divers hori­zons “n’en­gagent que leurs auteurs” — comme le dit la for­mule de rigueur.

Il n’empêche que, à l’heure où chaque gou­ver­ne­ment cherche à “relan­cer la crois­sance” à coup de mil­liards, orien­tant sans doute nos socié­tés pour des années, ces quelques pages ren­voient à des ques­tions essen­tielles à celui ou celle qui veut bien les entendre.

La presse a ren­du public le conte­nu d’une lettre adres­sée au pré­sident de la Com­mis­sion euro­péenne par un com­mis­saire — non pas un obs­cur com­mis­saire à sup­po­ser qu’il en exis­tât, mais son vice pré­sident ; on y lit entre autres : « …Il faut se deman­der si nous ne devrions pas adop­ter des mesures beau­coup plus radi­cales […]. À ce moment se pose avec acui­té la ques­tion de savoir si une telle opé­ra­tion est pos­sible dans le cadre de l’ordre social éta­bli et si, par exemple, le sys­tème actuel de pro­duc­tion peut être main­te­nu au niveau des entre­prises. À mon avis, poser la ques­tion équi­vaut à y répondre par la néga­tive 1 ! »

En réa­li­té, il ne s’a­git pas de M. Gün­ter Verheu­gen ni de M. Jacques Bar­rot écri­vant au pré­sident Bar­ro­so afi n d’ou­vrir une dis­cus­sion des­ti­née à amor­cer une poli­tique euro­péenne radi­cale de lutte contre la crise qui s’est amor­cée en 2008. Nous sommes en 1972 ; le des­ti­na­taire de la lettre est le pré­sident Mal­fat­ti et son auteur Sic­co Man­sholt, le com­mis­saire char­gé de la Poli­tique agri­cole com­mune. Un peu après, S. Man­sholt pré­ci­se­ra sa pen­sée dans un entre­tien au Nou­vel Obser­va­teur. À la jour­na­liste qui lui demande s’il était par­ti­san d’une « crois­sance zéro », il répon­dra : « J’ai été très mal com­pris sur ce point. […] Est-il pos­sible de main­te­nir le taux de crois­sance sans modi­fi er pro­fon­dé­ment la socié­té ? En étu­diant luci­de­ment le pro­blème, on voit bien que la réponse est non. Alors il ne s’a­git même plus de crois­sance zéro, mais d’une crois­sance en des­sous de zéro. Disons le car­ré­ment : il faut réduire notre crois­sance éco­no­mique, pour y sub­sti­tuer la notion d’une autre culture, du bon­heur, du bien-être 2 ».

Nous sommes en 1972. Le choc pétro­lier et la crise de l’éner­gie sont encore à venir. On observe les pre­miers indices de la dés­in­dus­tria­li­sa­tion rela­tive d’une par­tie de l’Eu­rope et du trans­fert d’une par­tie de la pro­duc­tion vers d’autres pays à la main-d’oeuvre peu coû­teuse, pré­misses d’une nou­velle orga­ni­sa­tion inter­na­tio­nale de la pro­duc­tion qui inau­gu­re­ra, dans les faits et bien avant les dis­cours, la mon­dia­li­sa­tion. L’é­vé­ne­ment à l’o­ri­gine de cette inter­pel­la­tion radi­cale est la dif­fu­sion d’un rap­port — le rap­port Mea­dows — pro­duit par une équipe de cher­cheurs du Mas­sa­chu­setts Ins­ti­tute of Tech­no­lo­gy (MIT) et publié en fran­çais sous le titre de Halte à la crois­sance 3 ? On y lit : « l’un des mythes les plus com­mu­né­ment accep­tés de notre socié­té actuelle est la pro­messe que la pour­suite de notre pro­ces­sus de crois­sance condui­ra à l’é­ga­li­té de tous les hommes 4 ». Ou encore « la foi en la tech­no­lo­gie est un com­por­te­ment très répan­du qui sus­cite les réac­tions les plus cou­rantes et les plus dan­ge­reuses […]. Le pro­grès tech­nique peut atté­nuer les symp­tômes d’une mala­die du sys­tème, mais il n’en éli­mi­ne­ra pas la cause pro­fonde » (p. 258).

Comme le sou­ligne Robert Franck dans le com­men­taire cri­tique qu’il fait de cet ouvrage dans La Revue nou­velle, les ana­lyses conte­nues dans le rap­port Mea­dows mettent bien en évi­dence les risques de dés­équi­libres du sys­tème, mais éludent la ques­tion des res­pon­sa­bi­li­tés. En disant en même temps « une amé­lio­ra­tion sub­stan­tielle du sort des nations dites en voie de déve­lop­pe­ment est la condi­tion sine qua non d’un nou­vel équi­libre mon­dial » (p. 294) et « la pla­nète n’est pas assez vaste et ses res­sources ne sont pas suf­fi santes pour tolé­rer plus long­temps le com­por­te­ment égo­cen­trique et agres­sif de ses habi­tants » (p. 295), on impute aux habi­tants de la pla­nète la res­pon­sa­bi­li­té d’un mode de ges­tion du déve­lop­pe­ment qui ne pro­fi te en réa­li­té qu’à un petit nombre. Autre­ment dit, l’i­mage d’une pla­nète exploi­tée au-delà de ses capa­ci­tés phy­siques par une huma­ni­té avide per­met de faire l’é­co­no­mie d’une incri­mi­na­tion pré­cise des diri­geants éco­no­miques et poli­tiques à la base de l’ex­ploi­ta­tion, des res­sources, mais aus­si du tra­vail et de la vie des hommes et des femmes vivant sur cette planète.

Il n’empêche que pour la pre­mière fois et de manière publique était posée la ques­tion des limites des res­sources de la pla­nète, de la néces­si­té de contrô­ler la crois­sance et les méca­nismes du déve­lop­pe­ment éco­no­mique comme de l’or­ga­ni­sa­tion sociale et cultu­relle qui lui étaient liés. En 1976, au moment où s’ouvre une nou­velle période d’in­cer­ti­tude et de tur­bu­lence, Alain Tou­raine écri­ra « La crois­sance éco­no­mique a échap­pé aux contrôles sociaux. Au lieu d’être gui­dée par une socié­té, elle est deve­nue sa propre fi n, c’est-à-dire l’ins­tru­ment du pro­fi t 5 ». Et ceci encore : « Les oppo­si­tions entre les socié­tés capi­ta­listes de consom­ma­tion et les socié­tés d’in­dus­tria­li­sa­tion éta­tique ne doivent pas cacher leur com­mu­nau­té de crise : le carac­tère « sau­vage », non contrô­lé, de la crois­sance et l’ab­sence de tout cri­tère social et cultu­rel d’é­va­lua­tion du pro­duit natio­nal brut 6 ».

La cri­tique du sys­tème de pro­duc­tion ou la dis­cus­sion de ses fi nali­tés pro­fondes comme de ses coûts ne dis­pa­raissent pas pour autant ; elles se déplacent. Albert Bas­te­nier a bien mon­tré com­ment aux contes­ta­tions du mou­ve­ment ouvrier por­tant his­to­ri­que­ment sur les condi­tions de tra­vail et la répar­ti­tion du pro­duit de l’ac­ti­vi­té éco­no­mique ont suc­cé­dé les cri­tiques sur l’ex­ploi­ta­tion et les modes de déve­lop­pe­ment du tiers-monde et, plus tard les objec­tions issues de milieux scien­ti­fi ques. Cette séquence intro­duit une nou­velle ana­lyse et de nou­veaux débats sur le « pro­jet de socié­té en train de se construire » qui amè­ne­ront de nou­veaux acteurs poli­tiques : les diverses com­po­santes du mou­ve­ment éco­lo­gique 7.

La crise des années sep­tante et quatre-vingt, à l’o­ri­gine de nom­breuses trans­for­ma­tions, aux retom­bées par­fois dra­ma­tiques comme les pertes d’emplois mul­tiples et le chô­mage dont ne sont pas vrai­ment sor­tis les vieux bas­sins indus­triels, a pré­cé­dé une for­mi­dable réor­ga­ni­sa­tion de l’ap­pa­reil de pro­duc­tion à l’é­chelle de la pla­nète. Le para­doxe — en est-ce vrai­ment un ? — est que les idées ou cri­tiques pro­duites autour de la crois­sance n’ont pas véri­ta­ble­ment ser­vi de fi l conduc­teur à l’ac­tion lorsque nos socié­tés sont sor­ties des phases les plus cruelles de ces chan­ge­ments. Par exemple, l’i­dée de limite qui était au coeur des cri­tiques des modes de déve­lop­pe­ment ou la pro­po­si­tion de revoir les mesures du suc­cès éco­no­mique n’ont plus été jugées per­ti­nentes en dehors de cénacles intel­lec­tuels ; les diri­geants éco­no­miques et poli­tiques n’ont pas esti­mé devoir les mettre au coeur de leur action. Par ailleurs, le mou­ve­ment d’in­dus­tria­li­sa­tion mas­sif de pays comme la Chine, nou­veau venu dans la cour des géants indus­triels, a tota­le­ment négli­gé la ques­tion des effets per­vers d’une crois­sance accélérée.

Plus tard, la ques­tion des effets per­vers de la crois­sance et des modes de déve­lop­pe­ment qui lui sont liés revien­dra avec le pro­blème du défi cli­ma­tique qui don­ne­ra une per­ti­nence et une actua­li­té nou­velles à la ques­tion des limites et de l’empreinte éco­lo­gique, autre­ment dit l’im­pact éco­lo­gique des acti­vi­tés humaines. Le Giec (Groupe d’ex­perts inter­gou­ver­ne­men­tal sur l’é­vo­lu­tion du cli­mat) est créé en 1988 et ses rap­ports vont pro­gres­si­ve­ment infor­mer l’o­pi­nion publique sur les effets cli­ma­tiques dus à l’é­vo­lu­tion des acti­vi­tés humaines. Les res­pon­sables poli­tiques sai­sis du pro­blème vont éla­bo­rer des cadres d’ac­tion : la Conven­tion-cadre des Nations unies sur les chan­ge­ments cli­ma­tiques de 1994 et, sur­tout, le pro­to­cole de Kyo­to entré en vigueur en février 2005. C’est par le biais de la ques­tion cli­ma­tique que toute une série de thèmes ont été réac­tua­li­sés : l’é­pui­se­ment des res­sources natu­relles, l’empreinte éco­lo­gique, le déve­lop­pe­ment soutenable.

Comme en 1972, la ques­tion du mode de déve­lop­pe­ment revient à tra­vers la ques­tion des limites. Sans doute a‑t-on per­du un temps consi­dé­rable avant de reve­nir à ce point de départ. Au moins aura-t-on appris qu’il n’est pas pos­sible de répondre de manière iso­lée à ces pro­blèmes et que la ques­tion de la nature (le cli­mat, par exemple) est en réa­li­té pro­fon­dé­ment sociale puis­qu’é­troi­te­ment dépen­dante de choix de déve­lop­pe­ment et de mode d’or­ga­ni­sa­tion du vivre ensemble sur la pla­nète. Dans un livre récent 8, Chris­tian Comé­liau pro­pose d’a­ban­don­ner l’as­si­mi­la­tion auto­ma­tique de la crois­sance au déve­lop­pe­ment et au pro­grès en rap­pe­lant que la ques­tion des choix poli­tiques est cen­trale dans la défi nition de ces articulations.

Une nou­velle crise éco­no­mique s’est annon­cée avec bru­ta­li­té fi n 2008 dans le sillage d’une crise fi nan­cière qui a démon­tré l’ab­sur­di­té et les dan­gers d’un sys­tème construit sur une spé­cu­la­tion folle, miroir d’une ges­tion insen­sée (au sens de « contraire à toute rai­son ») d’une crois­sance éco­no­mique pri­vée de tout contrôle cultu­rel ou social. Comme il y a trente ans, le risque sera grand de voir se concen­trer tous les efforts sur une remise en marche de la machine, habi­li­tant se fai­sant l’in­ter­pré­ta­tion d’une crise réduite à une panne. Il fau­dra un vrai cou­rage poli­tique pour prendre conscience que cette crise est l’ex­pres­sion d’une série de contra­dic­tions tra­giques liées aux modes de déve­lop­pe­ment éco­no­mique pour­sui­vis jus­qu’i­ci. Il fau­dra aus­si beau­coup d’i­ma­gi­na­tion pour com­prendre que dans les des­truc­tions qui accom­pagnent cette crise s’ouvrent une série d’op­por­tu­ni­tés qui devraient per­mettre d’in­tro­duire de nou­veaux objec­tifs et de nou­velles mesures au déve­lop­pe­ment. L’am­pleur pro­bable de la crise devrait per­mettre de réar­ti­cu­ler des objec­tifs appa­rem­ment sépa­rés : démo­cra­tie et déve­lop­pe­ment sou­te­nable, équi­té, envi­ron­ne­ment et qua­li­té de la vie. Cela pas­se­ra néces­sai­re­ment par la révi­sion dif­fi cile d’un cer­tain nombre de mythes, par­mi les­quels l’i­né­luc­table néces­si­té de la croissance.

On trou­ve­ra dans ce nou­veau numé­ro de La Revue nou­velle un ensemble d’ar­ticles arti­cu­lés autour de cette ques­tion. Ce débat n’a rien d’a­ca­dé­mique, il est au contraire pro­fon­dé­ment poli­tique. Serions­nous moins auda­cieux que S. Man­sholt quand il affi rmait la néces­si­té de « réduire notre crois­sance éco­no­mique, pour y sub­sti­tuer la notion d’une autre culture, du bon­heur, du bien-être » ?

  1. Lettre ouverte à F.M. Mal­fat­ti, 9 février 1972.
  2. « Le che­min du bon­heur », entre­tien de Josette Alia avec Sic­co Man­sholt, Le Nou­vel Obser­va­teur, 12 – 18 juin 1972. Cité par S. Latouche, « Pour­quoi la décrois­sance ? » À Bâbord, n° 6, octobre-novembre 2004.
  3. Halte à la crois­sance ?, Fayard, Paris, 1972.
  4. Halte à la crois­sance ?, p. 282. Cité par Robert Franck dans « Halte à la crois­sance ? Un sur­pre­nant remue-ménage idéo­lo­gique », La Revue nou­velle, mars 1974, p. 245.
  5. Alain Tou­raine « Crise ou muta­tion », dans A. Tou­raine et allii, Au-delà de la crise, Le Seuil, Paris, 1976, p. 28.
  6. Ibid., p. 29.
  7. Albert Bas­te­nier, « La socié­té indus­trielle et ses contes­ta­taires : des étapes his­to­riques » et « La socié­té indus­trielle : l’heure des mou­ve­ments éco­lo­giques », dans La Revue nou­velle, octobre 1978.

Michel Molitor


Auteur

Sociologue. Michel Molitor est professeur émérite de l’UCLouvain. Il a été directeur de {La Revue nouvelle} de 1981 à 1993. Ses domaines d’enseignement et de recherches sont la sociologie des organisations, la sociologie des mouvements sociaux, les relations industrielles.