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La crise n’est pas que sanitaire

Numéro 3 – 2020 - Covid-19 crise inégalité précarité travail social par Lotte Damhuis Charlotte Maisin Alexia Serré

avril 2020

Les per­sonnes les plus pré­ca­ri­sées et les plus fra­gi­li­sées de notre socié­té paient un très lourd tri­but à cette crise. Les orga­ni­sa­tions du sec­teur tentent mal­gré tout de répondre aux demandes et besoins de leurs publics. Coup de sonde sur les consé­quences sociales de la pan­dé­mie auprès des ser­vices sociaux.

Dossier

Depuis le début des mesures de confi­ne­ment, les orga­ni­sa­tions du sec­teur social répondent, comme elles le peuvent, aux demandes et aux besoins des publics avec les­quels elles sont en contact. Comme elles le répètent, aujourd’hui, « il n’y a pas que les malades qui souffrent ». Les per­sonnes les plus pré­ca­ri­sées et les plus fra­gi­li­sées de notre socié­té paient un très lourd tri­but à cette crise : des per­sonnes sans-abri n’ont plus d’endroit où dor­mir ni se repo­ser ; des per­sonnes dépen­dantes de l’aide ali­men­taire ne peuvent comp­ter que sur un nombre res­treint de colis, des tra­vailleurs au noir sont livrés à eux-mêmes, des ex-déte­nus en remise de peine ne savent pas où se loger ; des tra­vailleurs et tra­vailleuses du sexe sont pri­vés d’activité et donc de reve­nus… et, de manière plus géné­rale, les per­sonnes dont les condi­tions de tra­vail étaient pré­caires vont encore s’appauvrir. La liste de toutes ces per­sonnes qui subissent, de manière vio­lente et concrète, le ralen­tis­se­ment de l’activité et de l’action sociale, est longue.

À ce stade de la crise, la cel­lule Recherch’action de la Fédé­ra­tion des ser­vices sociaux, par sa place pri­vi­lé­giée d’acteur de recherche inté­gré dans un sec­teur de l’aide sociale, a pris la tem­pé­ra­ture du ter­rain, fait remon­ter des constats, sou­mis à un début d’analyse les enjeux que pose cette situa­tion inédite. S’il n’est pas ques­tion ici de faire état d’une étude empi­rique fouillée, cet article brosse un tableau large, mais ancré dans le réel de l’impact social de la crise sani­taire sur les per­sonnes et sur l’action sociale1.

Prendre la mesure de l’urgence

Depuis le début du confi­ne­ment, des mesures d’urgence ont été mises en place par les auto­ri­tés com­pé­tentes dans plu­sieurs sec­teurs et à dif­fé­rents niveaux de pou­voir. Ces mesures répondent de manière par­tielle aux situa­tions sociales vécues par les per­sonnes et pré­valent dans une logique de com­pen­sa­tion. La plu­part seront levées dès que le confi­ne­ment le sera également.

À titre d’exemples, en matière d’énergie, les cou­pures d’électricité et d’eau ont été sus­pen­dues en RBC jusqu’au 30 avril, un mora­toire sur les expul­sions de domi­cile a été ins­tau­ré. La Région wal­lonne a adop­té des dis­po­si­tifs simi­laires, avec des levées dif­fé­rées. En Flandre, les mesures vont un (petit) pas plus loin, en octroyant 200 euros d’aide aux per­sonnes frap­pées de chô­mage tem­po­raire pour faire face à leurs dépenses d’eau et d’énergie. Dans le sec­teur de l’aide ali­men­taire, un bud­get de 286.000 euros a été ver­sé aux banques ali­men­taires pour assu­rer le volume des colis ali­men­taires dis­tri­bués, le plus sou­vent, loin des lieux de rési­dence des per­sonnes qui en ont besoin. D’autres orga­ni­sa­tions réclament des aides d’urgence à cor et à cri, notam­ment dans le sec­teur du sur­en­det­te­ment (dont la reven­di­ca­tion concerne notam­ment le gel des cré­dits hypo­thé­caires), du sans-abrisme, des pri­sons, de l’accueil des étrangers.

Ces mesures d’urgence reposent, le plus sou­vent, sur des sys­tèmes qui montrent leurs limites depuis déjà long­temps. C’est par­ti­cu­liè­re­ment le cas de l’aide ali­men­taire. Aujourd’hui, 450.000 per­sonnes n’ont pas les reve­nus leur per­met­tant de se nour­rir en suf­fi­sance et ont recours à l’aide ali­men­taire en Bel­gique au tra­vers de colis, de res­tau­rants sociaux, d’épiceries sociales. Comme l’explique Débo­rah Myaux2, membre de la Concer­ta­tion aide ali­men­taire : « Ce sys­tème est en grande par­tie mis en œuvre par des asso­cia­tions de béné­voles, le plus sou­vent âgés, et sou­te­nu par des dons pri­vés, notam­ment des dons ali­men­taires. Aujourd’hui, avec les mesures de confi­ne­ment et la mise à dis­tance du public âgé, consi­dé­ré comme par­ti­cu­liè­re­ment vul­né­rable, c’est tout un sys­tème, déjà très fra­gile, qui prend l’eau. » Résul­tat : les per­sonnes qui ont besoin d’aide pour se nour­rir sont tou­jours aus­si nom­breuses, mais béné­fi­cient de moins en moins de ser­vices et de dis­po­si­tifs pour y par­ve­nir car, aujourd’hui, une grande par­tie des ser­vices d’aide ali­men­taire sont fer­més (plus d’un tiers des ser­vices à Bruxelles) ou fonc­tionnent au ralen­ti3.

Le contexte pros­ti­tu­tion­nel est exem­pla­tif éga­le­ment d’un rétré­cis­se­ment de l’accès aux droits fon­da­men­taux des per­sonnes dans le cas de cette crise. En effet, la pros­ti­tu­tion est une acti­vi­té auto­ri­sée sur le plan pénal, mais qui n’est pas recon­nue sur le plan du droit social, elle n’est donc pas consi­dé­rée comme un tra­vail. Dès lors, lorsque l’activité doit être inter­rom­pue comme c’est le cas actuel­le­ment, ces per­sonnes qui vivent sou­vent des situa­tions de pré­ca­ri­té plus ou moins aigüe ne béné­fi­cient pas des mesures spé­ciales pour com­pen­ser leur perte de reve­nus et pour faire valoir leurs droits les plus fon­da­men­taux, comme celui à l’alimentation et au loge­ment. Depuis quelques jours, le col­lec­tif Utso­pi qui a com­men­cé une dis­tri­bu­tion de colis dans le quar­tier Nord appelle aux dons pour que les per­sonnes pros­ti­tuées puissent conti­nuer à se loger et à se nour­rir.

De manière géné­rale, les per­sonnes qui tra­vaillent dans des condi­tions déjà pré­caires dans le sec­teur infor­mel (notam­ment dans le bâti­ment) viennent allon­ger les files des per­sonnes en demande d’aide, ali­men­taire prin­ci­pa­le­ment. Des per­sonnes en mal-loge­ment (logées chez un·e ami·e, un·e membre de leur famille, dans des loge­ments col­lec­tifs) se retrouvent à la rue, sus­pec­tées d’être malades ou de trans­mettre le virus, ou parce que le confi­ne­ment rend pénible une suroc­cu­pa­tion des loge­ments. Des per­sonnes béné­fi­ciant de sta­tuts de réfu­giés dans d’autres pays et qui sont contraintes de quit­ter le ter­ri­toire belge sont prises au piège d’un pays qui ne leur offre pas de pro­tec­tion sociale, mais qu’elles ne peuvent pas quit­ter. Les remises de peine (jus­ti­fiées) de déte­nus pour pal­lier la sur­charge struc­tu­relle du sys­tème péni­ten­tiaire et évi­ter les foyers de conta­mi­na­tion posent la ques­tion, fon­da­men­tale, de l’hébergement de ces per­sonnes dans une socié­té confinée.

Penser à long terme

S’ils s’inquiètent d’abord des situa­tions d’urgence sociale vécues par les per­sonnes pen­dant la crise, les tra­vailleurs sociaux se posent éga­le­ment la ques­tion de l’après Covid-19. L’Observatoire de la san­té et du social (2020) pré­cise dans le Baro­mètre social 2019 « qu’un grand nombre d’habitants de la Région [bruxel­loise] vit avec un reve­nu faible. Un tiers des Bruxel­lois (33 %) vit avec un reve­nu infé­rieur au seuil de risque de pau­vre­té4 ». C’est pour­quoi les acteurs sociaux redoutent que la crise sani­taire induise, dans l’année qui sui­vra la fin de l’épidémie, un accrois­se­ment des situa­tions sociales dif­fi­ciles, pré­ci­pi­tant un nombre impor­tant de ménages en risque de pré­ca­ri­té vers une réelle situa­tion de pau­vre­té. Pour ces acteurs, les crises sont des révé­la­teurs — à l’instar de ce qui se joue dans les hôpi­taux — des dés­in­ves­tis­se­ments publics : la fra­gi­li­sa­tion et le déli­te­ment des pro­tec­tions sociales montrent, avec acui­té, leur poten­tiel dévas­ta­teur5.

Face à ces urgences sociales et à l’appauvrissement d’une popu­la­tion déjà fra­gi­li­sée, les tra­vailleurs sociaux tirent une double son­nette d’alarme : d’abord, celle de voir les demandes explo­ser auprès des CPAS et ser­vices sociaux à la fin des mesures de res­tric­tion, notam­ment en pro­ve­nance d’un nou­veau public ; celle, ensuite, liée au constat qu’une par­tie du public, le plus mar­gi­na­li­sé, ne s’adressera plus aux ser­vices sociaux et se tour­ne­ra vers des solu­tions de sur­vie encore plus pré­caires, plus fragiles.

L’aggravation du non-recours en vue

Depuis plu­sieurs années, la digi­ta­li­sa­tion des ser­vices, les res­tric­tions bud­gé­taires, la com­plexi­fi­ca­tion des pro­cé­dures, la ratio­na­li­sa­tion des moyens a décou­ra­gé de plus en plus de per­sonnes qui peuvent pré­tendre à l’aide sociale d’y recou­rir pour faire valoir leurs droits6. Avant la pan­dé­mie, le non-recours aux droits7 — qu’on peut consi­dé­rer comme un « fait social » de par « sa fré­quence au sein de la popu­la­tion, par son exté­rio­ri­té (il s’impose aux indi­vi­dus) et son his­to­ri­ci­té dès lors qu’il devient un pro­blème public (Warin, 2010)8 » — s’accroissait et consti­tuait une pré­oc­cu­pa­tion gran­dis­sante pour les tra­vailleurs sociaux qui s’inquiètent du fait qu’une par­tie de leur public cible ne vienne pas, ne vienne plus, arrive trop tard ou ne par­vienne pas à répondre aux exi­gences à rem­plir pour béné­fi­cier des aides exis­tantes. Ce constat illus­trait notam­ment, à leurs yeux, l’échec ou l’inadéquation d’une par­tie des dis­po­si­tifs mis en place. Aujourd’hui, comme les tra­vailleurs sociaux le sou­lignent, les méca­nismes déjà en place de non-recours s’accentuent avec la fer­me­ture de dif­fé­rents ser­vices, les injonc­tions à res­ter chez soi et à ne pas sur­char­ger les ser­vices de pre­mière ligne, l’isolement social accru.

Réorganisation des services et des collectifs

Face à ces situa­tions d’urgence sociale, les ser­vices sociaux se réor­ga­nisent. En Wal­lo­nie, les moda­li­tés de tra­vail ont été défi­nies au tra­vers d’une ordon­nance qui demande la sus­pen­sion « de toutes les acti­vi­tés et/ou actions en pré­sen­tiel [et le] report de tous les entre­tiens en vis-à-vis, tout en main­te­nant la pos­si­bi­li­té pour les béné­fi­ciaires de prendre un contact ou de béné­fi­cier d’un entre­tien à dis­tance (via télé­phone ou autres éven­tuels outils tech­no­lo­giques dis­po­nibles), pour les situa­tions qui le per­met­traient ou le néces­si­te­raient […]». À Bruxelles, les consignes sont dif­fé­rentes, comme en témoigne Julie Kes­te­loot, coor­di­na­trice des ser­vices sociaux asso­cia­tifs de la région bruxel­loise : « Le mot d’ordre, c’est le main­tien de l’activité et de l’accessibilité des ser­vices ambu­la­toires de pre­mière ligne qui doivent res­ter, pour Alain Maron [ministre des Affaires sociales et de la San­té de la Région de Bruxelles-Capi­tale], « un maxi­mum opé­ra­tion­nels ». Ça reste du res­sort des ser­vices de mettre en place des moda­li­tés de tra­vail qui garan­tissent cette conti­nui­té des ser­vices tout en assu­rant la pro­tec­tion des tra­vailleurs et le res­pect des mesures de dis­tan­cia­tion sociale et de dimi­nu­tion des contacts phy­siques entre les per­sonnes ». Du côté des fédé­ra­tions des sec­teurs social/santé, compte tenu du carac­tère de pre­mière ligne de l’action sociale, une recom­man­da­tion don­née aux tra­vailleurs sociaux consiste à conti­nuer à aller (phy­si­que­ment ou par télé­phone), de manière proac­tive, vers les per­sonnes les plus fra­gi­li­sées et iso­lées et de main­te­nir le lien avec les publics.

C’est éga­le­ment pour faci­li­ter cette mise en lien à dis­tance et la prise en charge des urgences sociales qu’un numé­ro vert des­ti­né à toute per­sonne vivant une situa­tion sociale dif­fi­cile est ouvert depuis le 30 mars à Bruxelles et depuis le 1er avril en Wal­lo­nie. Tou­te­fois, à l’entame de la troi­sième semaine de confi­ne­ment, les ser­vices res­tés ouverts, tels que cer­tains centres de jour pour per­sonnes sans-abris, décrivent l’allon­ge­ment des files de per­sonnes cher­chant un repas, un endroit où s’assoir, une bois­son chaude pour se réchauf­fer. Ces injonc­tions para­doxales (ouvrir ou fer­mer le ser­vice?) sus­citent une ten­sion éthique forte dans le chef des pro­fes­sion­nels, confron­tés à un dif­fi­cile arbi­trage entre la néces­si­té de se pro­té­ger, soi et ses proches, de la mala­die et conti­nuer à aller vers les publics les plus fra­giles, comme leurs mis­sions l’indiquent. Une ques­tion en découle qu’il sera inté­res­sant d’analyser plus tard : est-ce dans sa capa­ci­té à assu­rer une conti­nui­té de ses mis­sions pen­dant la crise sani­taire que le sec­teur social sera consi­dé­ré, au tra­vers de ses orga­ni­sa­tions, comme légi­time et fiable par les auto­ri­tés publiques et par les publics pour iden­ti­fier les moyens néces­saires et les mesures à mettre en place pour faire face aux défis sociaux de demain ?

Le lien social au cœur de la crise

Les mesures de confi­ne­ment induisent une rup­ture (au mini­mum tem­po­raire) du lien phy­sique entre le ser­vice social et les per­sonnes qui le fré­quentent. L’enjeu est donc, pour les ser­vices, de gar­der le contact avec l’ensemble de leurs publics. On sait que, dans cer­tains cas, le lieu phy­sique du centre social consti­tue l’un des rares liens de socia­li­sa­tion pour les per­sonnes les plus iso­lées : « Le centre social fré­quen­té peut éga­le­ment repré­sen­ter un lieu de réfé­rence indis­pen­sable pour l’usager. Ce cas de figure appa­rait prin­ci­pa­le­ment lorsque ce der­nier dis­pose de peu de res­sources dans son entou­rage et voit le centre comme un unique repère vers lequel se tour­ner » (Vle­min­ckx et Ser­ré, 2015)9. De manière géné­rale, le tra­vail de construc­tion d’un lien de confiance entre les ins­ti­tu­tions d’action sociale et les publics consti­tue la clé de voute de l’action sociale, il est très sou­vent le préa­lable à toute forme d’accompagnement et d’amélioration des condi­tions de vie des personnes.

Par ailleurs, les mesures de confi­ne­ment conduisent à réorien­ter encore davan­tage les usa­gers vers des sites inter­net ou des réseaux sociaux, ce qui ren­force le cli­vage de socié­té autour de l’utilisation du numé­rique. On sait que « par­mi les per­sonnes fai­ble­ment sco­la­ri­sées, envi­ron 15% n’ont jamais uti­li­sé d’ordinateur (contre des pour­cen­tages insi­gni­fiants pour les per­sonnes ayant un niveau de diplôme plus éle­vé). De manière géné­rale, le déve­lop­pe­ment rapide de la digi­ta­li­sa­tion tend à aug­men­ter le risque d’exclusion sociale et de non-accès aux droits pour les non-uti­li­sa­teurs » (Obser­va­toire de la san­té et du social, 2020). La crise du Covid-19 impose et légi­time un ren­for­ce­ment immé­diat du déve­lop­pe­ment du numé­rique, et on peut pré­sa­ger qu’il lais­se­ra sur le car­reau un nombre crois­sant de per­sonnes dont celles qui ont poten­tiel­le­ment le plus besoin d’aide. Dès l’ouverture du numé­ro vert, la ques­tion de l’accès aux tech­no­lo­gies de l’information et de la com­mu­ni­ca­tion (télé­phone avec cré­dit d’appel, ordi­na­teur, inter­net, réseaux sociaux, etc.) s’est posée pour un grand nombre d’appelants qui n’ont pas la pos­si­bi­li­té d’aller cher­cher par eux-mêmes les solu­tions aux pro­blèmes qu’ils vivent, obli­geant les tra­vailleurs sociaux à assu­rer un accom­pa­gne­ment social, sur plu­sieurs jours et par télé­phone, des per­sonnes en demande.

« Changer le système »

Pour faire face aux défis sociaux de l’après-coronavirus et pou­voir réel­le­ment y faire face dans l’exercice de leurs mis­sions, les asso­cia­tions d’aide et de défense des per­sonnes les plus vul­né­rables appellent aujourd’hui à « un chan­ge­ment de sys­tème », à « être créa­tifs », « à faire preuve d’intelligence » dans l’opérationnalisation des droits les plus fon­da­men­taux, dont celui à l’alimentation, au loge­ment, à l’énergie. Camille Peu­gny, socio­logue des inéga­li­tés, sou­ligne l’importance d’agir selon une logique de « care » à l’égard de ceux qu’il nomme les « invi­sibles », dési­gnant ain­si plus par­ti­cu­liè­re­ment les per­sonnes qui exercent des métiers pré­caires au ser­vice d’une classe de « gagnants ». C’est ce chan­ge­ment de regard qui est sou­hai­té par le sec­teur géné­ral social/santé qui sai­sit l’occasion de voir, aujourd’hui, les « vain­queurs de la mon­dia­li­sa­tion » res­ter chez eux tan­dis que les « per­dants », les « invi­sibles » sont les seuls à inves­tir l’espace public, de par le carac­tère essen­tiel de leurs métiers (les caissier·e·s, les éboueurs, les infirmier·e·s, les livreur·euse·s, etc.) ou par leurs situa­tions d’exclusion sociale qui ne leur per­met pas un confi­ne­ment total10.

Les acteurs sociaux appellent dès lors à la construc­tion d’un autre sys­tème social, plus solide, plus enga­geant. Le sec­teur de l’énergie, par exemple, gagne­rait, selon les acteurs sociaux et notam­ment le Centre d’appui social éner­gie de la Fédé­ra­tion des ser­vices sociaux, à être réor­ga­ni­sé pour faire face aux situa­tions de pau­vre­té endé­mique à Bruxelles. Aujourd’hui, il est notoire de consta­ter que seuls quelques four­nis­seurs sont réel­le­ment actifs (Engie, Lam­pi­ris et dans une cer­taine mesure Octa+ et Mega) dans la région bilingue du pays, les autres four­nis­seurs pré­fé­rant déser­ter le mar­ché bruxel­lois répu­té moins sol­vable, plus ris­qué, ou pro­po­ser sur ce ter­ri­toire des pro­duits finan­ciè­re­ment peu inté­res­sants afin de ne pas atti­rer les clients pré­caires. À la sor­tie de cette crise et du confi­ne­ment (qui aura vu, pen­dant quelques semaines, les cou­pures d’eau et d’électricité gelées), les fac­tures vont subi­te­ment s’alourdir. Confor­mé­ment aux habi­tudes dans le sec­teur, le mon­tant de ces fac­tures devra être réglé au plus tard endéans l’année, par des ménages dont les reve­nus auront bais­sé (chô­mage éco­no­mique, ces­sa­tion de contrat, etc.). On sait qu’un ou deux acci­dents de par­cours iso­lé ou cumu­lés peuvent déclen­cher la dégrin­go­lade sociale pour de nom­breuses per­sonnes : c’est donc cette dégrin­go­lade qu’il est, aux yeux des tra­vailleurs de l’aide sociale et comme le sou­ligne Marie Hanse, char­gée de mis­sion stra­té­gie au Centre d’appui Socia­lE­ner­gie, essen­tiel de pré­ve­nir, « en règle­men­tant de manière uni­forme des plans de paie­ments d’énergie, en accor­dant des ris­tournes, en élar­gis­sant les cri­tères de la tari­fi­ca­tion sociale de l’énergie, en com­mu­ni­quant et accom­pa­gnant davan­tage de per­sonnes dans le sta­tut de client pro­té­gé…». Bref, en régu­lant et règle­men­tant le mar­ché de l’énergie aujourd’hui tota­le­ment pri­va­ti­sé et insuf­fi­sam­ment régulé.

Le sec­teur de l’aide ali­men­taire appelle éga­le­ment à pen­ser l’opérationnalisation du « droit à l’alimentation » dif­fé­rem­ment : plu­tôt que de construire un sys­tème fra­gile sur la base d’invendus, de dons, de béné­voles et de « bonne volon­té », c’est la ques­tion du pou­voir d’achat des publics les plus pré­caires que les acteurs sou­haitent remettre au centre des pré­oc­cu­pa­tions, pro­po­sant d’octroyer des chèques ali­men­taires aux per­sonnes qui ne peuvent pas se nour­rir assez et cor­rec­te­ment, dans l’attente de l’augmentation des mini­mas sociaux.

En for­çant un peu le trait, on constate que les acteurs du social entonnent un même mes­sage : c’est à leurs racines que les pro­blèmes sociaux doivent être consi­dé­rés et chaque acteur de la socié­té a la res­pon­sa­bi­li­té de les prendre en charge. Edgar Morin, dans sa tri­bune pour le jour­nal Libé­ra­tion, parle de la crise actuelle comme d’un moment qui révèle, avec acui­té, [« que la mon­dia­li­sa­tion est une inter­dé­pen­dance sans soli­da­ri­té. …] Le virus nous dit alors que cette inter­dé­pen­dance devrait sus­ci­ter une soli­da­ri­té humaine dans la prise de conscience de notre com­mu­nau­té de des­tin ». Cette ana­lyse tra­duit, d’une cer­taine façon, les reven­di­ca­tions des acteurs qui refusent de consi­dé­rer les CPAS et les ser­vices sociaux comme les ges­tion­naires des inéga­li­tés sociales. Selon eux, la ques­tion de la jus­tice sociale doit (re)devenir l’affaire de tous, à com­men­cer par celle de l’État.

  1. Les don­nées sur les­quelles s’appuie cet article pro­viennent d’interviews télé­pho­niques réa­li­sés avec des tra­vailleurs de la Fédé­ra­tion des ser­vices sociaux en contact avec les ser­vices sociaux géné­ra­listes de Bruxelles et de Wal­lo­nie et avec des tra­vailleurs sociaux ayant assu­ré la per­ma­nence télé­pho­nique du numé­ro vert d’urgences sociales mis en place le 30 mars.
  2. Voir à ce sujet Fédé­ra­tion des ser­vices sociaux (dir. Myaux D.), Aide ali­men­taire. Les pro­tec­tions sociales en jeu, Lou­vain-la-Neuve, Aca­de­mia L’Harmattan, 2019.
  3. Notons tou­te­fois que cer­taines com­munes, notam­ment wal­lonnes, prennent momen­ta­né­ment le relai pour coor­don­ner l’aide ali­men­taire sur leur ter­ri­toire. Cela per­met de com­pen­ser une par­tie de la dimi­nu­tion de l’offre, sans tou­te­fois pou­voir la main­te­nir à hau­teur de ce qui est pro­po­sé en temps normal.
  4. Baro­mètre social, Rap­port bruxel­lois sur l’état de La pau­vre­té 2019, Bruxelles, Obser­va­toire de la san­té et du social Bruxelles, p. 18 : « Un indi­ca­teur com­po­site a été défi­ni dans le cadre de la stra­té­gie Europe 2020 ; le taux de risque de pau­vre­té ou d’exclusion sociale (at risk of pover­ty or social exclu­sion rate, Arope) cor­res­pond au pour­cen­tage de per­sonnes répon­dant à au moins une des condi­tions sui­vantes : (1) vivre dans un ménage avec un reve­nu dis­po­nible équi­valent infé­rieur au seuil de risque de pau­vre­té ; (2) être âgé de 0 à 59 ans et vivre dans un ménage avec une faible inten­si­té de tra­vail (low work inten­si­ty, LWI) [30]; (3) se trou­ver dans une situa­tion de pri­va­tion maté­rielle sévère (severe mate­rial depri­va­tion, SMD)».
  5. « Entre 2008 et 2018, le nombre de per­sonnes per­ce­vant un reve­nu d’intégration sociale (RIS) a aug­men­té de façon notable en Région bruxel­loise (+68 %) pour atteindre 38.681 per­sonnes. […] pas moins de 43.433 per­sonnes vivent avec ce reve­nu de der­nier recours, lar­ge­ment infé­rieur au seuil de risque de pau­vre­té. Cela repré­sente 5,5 % de la popu­la­tion bruxel­loise de 18 – 64 ans en 2018 (contre 4,2 % en 2008) (6). Par­mi les jeunes adultes (18 – 24 ans), l’augmentation est encore plus pré­oc­cu­pante : en dix ans, le nombre de jeunes béné­fi­ciaires a plus que dou­blé ; 13.553 per­sonnes sont concer­nées en 2018, soit 13,2 % de l’ensemble des jeunes adultes bruxel­lois (contre 7,8 % en 2008)». « Obser­va­toire de la san­té et du social Bruxelles », Résu­mé Baro­mètre social Rap­port bruxel­lois sur l’état de la pau­vre­té 2019, p. 5 – 6.
  6. Pour une ana­lyse des phé­no­mènes de non-recours réa­li­sée à par­tir du contexte des centres sociaux géné­ra­listes bruxel­lois : Myaux D., Ser­ré A., Vle­min­ckx J. (2016), « Non-recours et sous-pro­tec­tion sociale : le regard des centres de ser­vice social géné­ra­listes », Rap­port bruxel­lois sur l’état de la pau­vre­té 2016. Regards croi­sés, Obser­va­toire de la san­té et du social (Eds.), Bruxelles, p. 170 – 173.
  7. Selon la typo­lo­gie éla­bo­rée par l’Obser­va­toire de la San­té et du social, on peut iden­ti­fier cinq formes du non-recours]: 1) La non-connais­sance : le droit n’est pas connu de la per­sonne ; 2) La non-demande : le droit est connu, mais non deman­dé par la per­sonne ; 3) Le non-accès : le droit est connu et deman­dé mais non per­çu par la per­sonne ; 4) La non-pro­po­si­tion : l’intervenant social ne pro­pose pas un droit à une per­sonne éli­gible au droit ; 5) L’exclusion du droit : la per­sonne est exclue des droits sociaux.
  8. Aper­çus du non-recours aux droits sociaux et de la sous-pro­tec­tion sociale en Région bruxel­loise (2016), Bruxelles, Obser­va­toire de la san­té et du social, p. 9.
  9. Vle­min­ckx J. et Ser­ré A. (2015), « Construc­tion du lien et tem­po­ra­li­tés de la rela­tion d’aide », Les Cahiers de la recherch’action, Bruxelles, Fédé­ra­tion des ser­vices sociaux, p. 12.
  10. Peu­gny C. (2010), Le « care » ou com­ment accor­der une place à la hau­teur de leur impor­tance aux « pour­voyeurs de soins » ?.

Lotte Damhuis


Auteur

membre de la cellule recherch’action de la Fédération des services sociaux

Charlotte Maisin


Auteur

Charlotte Maisin est membre de la cellule recherch’action de la Fédération des services sociaux

Alexia Serré


Auteur

membre de la cellule recherch’action de la Fédération des services sociaux