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La crise, levier de l’Europe sociale

Numéro 4/5 avril-mai 2014 par Pierre Defraigne

mai 2014

L’avenir de l’Europe est en jeu. Il se joue sur l’euro, cette mon­naie orphe­line d’un gou­ver­ne­ment. D’un côté, l’eurozone peut explo­ser en plein vol à cause d’une crise ban­caire tou­jours pos­sible et sa dés­in­té­gra­tion amè­ne­rait la cas­sure du mar­ché unique et met­trait fin au pro­jet euro­péen. De l’autre, sa tra­jec­toire est en train de dévier vers une orbite de crois­sance basse, sem­blable à un scé­na­rio à la japo­naise. Au Japon, la crise dure depuis vingt ans ! Com­bien de temps l’unité de l’Europe pour­rait-elle résis­ter ? La crise nous fait obli­ga­tion de construire l’Europe non plus sur le seul mar­ché, mais sur un modèle social com­mun dans un monde ouvert.

Une chose est sure : l’Europe s’écarte de son modèle social ori­gi­nal. On peut même dire qu’elle est ins­tru­men­ta­li­sée contre son modèle social à cause de la concur­rence sala­riale, sociale et fis­cale qui pré­vaut depuis les débuts de la CEE. Mais du fait de l’élargissement, du degré d’intégration atteint avec le mar­ché unique et la mon­naie unique, et de la sévé­ri­té de la crise, cette concur­rence entre modèles sociaux natio­naux menace les fon­de­ments mêmes de l’Europe. Nous en sommes là parce qu’un consen­sus s’est fait dans les cercles diri­geants sur la néces­si­té à la fois d’exploiter la baisse du pou­voir de négo­cia­tion des syn­di­cats et d’alléger l’État-providence, de manière à faire du tra­vail le prin­ci­pal fac­teur d’ajustement de la com­pé­ti­ti­vi­té. La com­pé­ti­ti­vi­té a en effet pris le relai de la « crois­sance avec ruis­sè­le­ment » (tri­ckle down growth) comme man­tra de la poli­tique éco­no­mique en Europe.

Les élites qui font l’Europe ont chan­gé. Les unes se sont four­voyées en cédant à l’idéologie néo­li­bé­rale, tous par­tis de gou­ver­ne­ment confon­dus ; les autres se sont dévoyées dans une cupi­di­té effré­née qui conjugue rému­né­ra­tion patri­mo­niale et consom­ma­tion osten­ta­toire. Son­geons au mot pro­phé­tique de War­ren Buf­fet, un finan­cier brillant et res­pec­table comme il y en a peu : « Nous sommes dans une guerre de classes. C’est nous les riches, qui l’avons décla­rée. C’est nous qui la gagnons ! »

Face au chô­mage struc­tu­rel, aux inéga­li­tés crois­santes, au déclas­se­ment qui monte dans les classes moyennes, un ren­ver­se­ment radi­cal de la pers­pec­tive euro­péenne s’impose. L’enjeu est double : d’un côté, il faut reprendre la main au capi­ta­lisme de mar­ché — un concept plus exact que l’économie sociale de mar­ché pour dési­gner notre sys­tème — et seule l’Europe four­nit la dimen­sion per­ti­nente pour le mai­tri­ser ; de l’autre, il faut renon­cer à construire l’unité de l’Europe sur le mar­ché qui divise — voyons la diver­gence au cœur de l’eurozone. Il faut désor­mais la bâtir sur un pro­jet poli­tique qui ras­semble. Mais ce sont les citoyens qui doivent s’en charger.

Diagnostic : les inégalités et la finance comme facteurs de crise

D’où viennent cet arrêt de la crois­sance et cette mon­tée des inéga­li­tés ? Les deux sont liés : le FMI, dans une étude récente, confirme que les inéga­li­tés exercent un effet défla­tion­niste sur la demande glo­bale parce que la consom­ma­tion des pauvres est rem­pla­cée par l’épargne des riches et que celle-ci n’est pas néces­sai­re­ment réin­ves­tie dans des acti­vi­tés pro­duc­tives. Elle peut se diri­ger vers la finance ou s’exporter vers l’étranger là où les ren­de­ments sont plus éle­vés. En ce sens, il est désor­mais faux de dire, comme jadis Hel­mut Schmidt, que les pro­fits d’aujourd’hui sont les emplois de demain.

La mon­tée des inéga­li­tés n’est pas seule­ment défla­tion­niste. Elle mine la démo­cra­tie dont Toc­que­ville dit qu’elle sup­pose une « cer­taine éga­li­té des condi­tions ». Elle heurte sur­tout le sens moral ; la jus­tice sociale n’est-elle pas la condi­tion de l’accès à la liber­té effec­tive pour le plus grand nombre ? Celles et ceux qui adhèrent à l’idéal évan­gé­lique doivent impé­ra­ti­ve­ment com­battre les inéga­li­tés excessives.

L’aggravation des inéga­li­tés a plu­sieurs sources : le pro­grès tech­nique qui creuse l’écart entre tra­vailleurs très qua­li­fiés et tra­vailleurs peu qua­li­fiés ; l’instabilité du lien fami­lial qui plonge tant de familles mono­pa­ren­tales, fémi­nines de sur­croit, dans la pau­vre­té ; la mon­dia­li­sa­tion qui met en concur­rence les mar­chés du tra­vail non qua­li­fié du Nord et du Sud.

Exa­mi­nons la mon­dia­li­sa­tion de près et dis­tin­guons en par­ti­cu­lier deux dimen­sions très contras­tées. D’un côté, la glo­ba­li­sa­tion de la chaine de valeur ren­due pos­sible par la libé­ra­li­sa­tion des échanges et la révo­lu­tion des TIC et des conte­neurs a per­mis le décol­lage d’une série de pays en émer­gence et ain­si contri­bué à une conver­gence Nord-Sud espé­rée depuis long­temps ; mais elle a eu pour contre­par­tie une pres­sion sur nos mar­chés du tra­vail par l’effet des impor­ta­tions et des délo­ca­li­sa­tions. D’un autre côté, la finan­cia­ri­sa­tion à l’échelle pla­né­taire a conduit à la main­mise de la finance sur l’économie réelle. Elle a contri­bué à frei­ner son déve­lop­pe­ment et à exa­cer­ber les inéga­li­tés, notam­ment à tra­vers l’effet de levier que consti­tue la dette pour les riches, et le sur­en­det­te­ment des plus pauvres.

La globalisation de la production : foncièrement juste et gérable

La mon­dia­li­sa­tion de la pro­duc­tion est le pro­duit de deux forces : d’un côté, le capi­ta­lisme de mar­ché qui a orga­ni­sé à tra­vers la chaine glo­bale de valeurs, la dis­sé­mi­na­tion des seg­ments de pro­duc­tion à l’échelle du monde ; de l’autre, la stra­té­gie chi­noise de déve­lop­pe­ment qui a misé sur les inves­tis­se­ments étran­gers, les trans­ferts de tech­no­lo­gies et les expor­ta­tions de pro­duits manu­fac­tu­rés, créant ain­si un sys­tème hybride qui com­bine capi­ta­lisme et com­mu­nisme, mar­ché et par­ti unique. La Chine a ser­vi de loco­mo­tive aux autres BRICs et l’émergence de ces der­niers ouvre des pers­pec­tives nou­velles à l’Afrique à tra­vers les mar­chés de matières pre­mières, de pro­duits agri­coles et d’énergie. Cette mon­dia­li­sa­tion entraine deux consé­quences : d’un côté, une forte conver­gence entre pays avan­cés et pays en déve­lop­pe­ment — au prix tou­te­fois d’une hausse des inéga­li­tés internes — qui pro­voque un dépla­ce­ment vers l’Asie du centre de gra­vi­té géoé­co­no­mique et géos­tra­té­gique du monde ; de l’autre un res­ser­re­ment bru­tal de la contrainte envi­ron­ne­men­tale, notam­ment avec le chan­ge­ment cli­ma­tique et une inten­si­fi­ca­tion de la course aux res­sources naturelles.

Pour l’Europe, la mon­dia­li­sa­tion signi­fie donc à la fois la perte de la rente occi­den­tale sur le reste du monde — c’est-à-dire du mono­pole des emplois manu­fac­tu­riers, et des prix bas de l’énergie et des matières pre­mières — et la fin de l’hégémonie occidentale.

La mon­dia­li­sa­tion nous pose donc un sérieux défi. Ce serait une faute grave que d’y répondre par le pro­tec­tion­nisme, car — nous l’avons vu avant 1914 avec l’Allemagne et avant 1940 avec le Japon — le pro­tec­tion­nisme est le cor­ri­dor qui conduit à la guerre. Nous devons réagir en pous­sant rapi­de­ment à l’unité poli­tique de l’Europe autour de deux axes : un modèle social véri­ta­ble­ment com­mun pour l’eurozone et une capa­ci­té stra­té­gique effec­tive, c’est-à-dire éten­due à la défense parce que la véri­table puis­sance est indivisible.

Quelles réponses européennes à la globalisation de la production ?

Une Europe unie pour­ra répondre à la mon­dia­li­sa­tion de deux façons. Au-dehors, elle sera en mesure d’influencer la Chine dans le sens d’une recon­ver­sion de son modèle de déve­lop­pe­ment par les expor­ta­tions, vers une expan­sion de son mar­ché inté­rieur ouvert à nos expor­ta­tions, et d’empêcher les États-Unis d’exporter son chô­mage vers l’Europe en jouant de la dépré­cia­tion du dol­lar. L’UE devrait aus­si renon­cer à l’idée d’un Trai­té de libre-échange avec les États-Unis qui est inutile — il ne crée­ra ni crois­sance, ni emploi — et dan­ge­reux — il assu­jet­ti­ra les normes et les règles euro­péennes à la capa­ci­té d’influence des lob­bies américains.

Au-dedans, une Europe poli­ti­que­ment unie pour­ra d’abord rendre à l’eurozone la manœu­vra­bi­li­té dont elle est dépour­vue de manière à recréer les condi­tions de la crois­sance ; ensuite mener des poli­tiques d’ajustement vigou­reuses qui conjuguent un ren­for­ce­ment du filet social à l’échelle euro­péenne et une poli­tique indus­trielle axée sur l’innovation et la mon­tée en gamme de la tech­no­lo­gie, sur la for­ma­tion et l’éducation et sur la décar­bo­ni­sa­tion de nos éco­no­mies ; enfin, rem­pla­cer la riva­li­té entre États ins­crite au cœur de la Stra­té­gie de Lis­bonne et de la Stra­té­gie 2020 et qui les condamne à l’échec, par des poli­tiques com­munes en matière d’énergie, d’innovation, d’industrie digi­tale et de défense, et par un ren­for­ce­ment du bud­get euro­péen finan­cé par des res­sources propres.

La finance prédatrice et déstabilisatrice

Deux évo­lu­tions ont pous­sé la finance à prendre le contrôle de l’économie réelle et à la mener dans une crise sys­té­mique dont nous n’arrivons pas à sor­tir. D’abord, il y a eu la libé­ra­li­sa­tion des mou­ve­ments de capi­taux dans la fou­lée du décou­plage de l’or et du dol­lar, et du pas­sage aux taux de change flot­tants déci­dés par Nixon en 1971 en vue de faci­li­ter le finan­ce­ment des États-Unis par le reste du monde. Ensuite, la révo­lu­tion des TIC des années 1980 a certes sus­ci­té une finance inno­vante pour sou­te­nir le démar­rage des start-up, et par la suite a per­mis d’opérer les mar­chés finan­ciers « round the world, round the clock ». Mais sur cette double base de libé­ra­tion et de déré­gu­la­tion, et en se récla­mant de son rôle dans l’accompagnement de l’innovation tech­no­lo­gique, la finance s’est construit une place domi­nante : sa part dans le PIB mon­dial est pas­sée de 5 à 10 %. Tou­te­fois loin de sou­te­nir la crois­sance, elle a de plus en plus para­si­té et asphyxié l’économie réelle en exi­geant d’intenables retours sur inves­tis­se­ment à deux chiffres notam­ment à tra­vers les stock-options et les licen­cie­ments bour­siers, en pré­le­vant des com­mis­sions sur le lan­ce­ment de pro­duits finan­ciers toxiques et en finan­çant la spé­cu­la­tion à décou­vert. Action­naires, mana­geurs et tra­deurs du sec­teur finan­cier ont vu leurs reve­nus et leurs patri­moines explo­ser. Mais plus grave encore, les entre­prises non finan­cières de l’industrie et des ser­vices se sont à leur tour lan­cées dans des opé­ra­tions finan­cières qui consistent à « faire de l’argent avec de l’argent » au point que récem­ment encore la finance était à l’origine de la moi­tié des gains des entre­prises non finan­cières cotées en bourse. Les chiffres de pré­lè­ve­ment de la finance sur l’économie réelle ont une dimen­sion macroé­co­no­mique. Ils révèlent la dérive sys­té­mique du capi­ta­lisme de mar­ché : à l’issue d’un cycle d’innovation majeure, le capi­ta­lisme recherche dans la finance, la pro­fi­ta­bi­li­té qui dimi­nue dans l’économie réelle, et ce fai­sant, il enclenche un cercle vicieux de défla­tion et de chô­mage dont les élé­ments sont les suivants :

  • les inéga­li­tés s’aggravent bru­ta­le­ment, ce qui réduit la demande globale ;
  • les res­sources (pro­fits et talents) sont trans­fé­rées de l’économie réelle où l’investissement stagne ou dimi­nue, vers l’industrie finan­cière qui fonc­tionne en cir­cuit fermé ;
  • la poli­tique moné­taire laxiste de la FED et de la BCE nour­rit des bulles d’actifs finan­ciers — tech­no­lo­gique, bour­sière et immo­bi­lière — et ali­mente le sur­en­det­te­ment, tant celui lié à l’effet de levier des banques que celui des ménages des classes moyennes ;
  • la titri­sa­tion abou­tit, en mélan­geant valeurs sur­es et valeurs hasar­deuses, à trans­for­mer le risque indi­vi­duel des opé­ra­teurs et des inter­mé­diaires finan­ciers en risque sys­té­mique. Témoin l’affaire des subprimes !
  • enfin, et sur­tout, la finance libé­rée et déré­gu­lée va loger ses pro­fits extra­va­gants et les actifs de ses clients dans des para­dis fis­caux où ils échappent à l’impôt. On assiste donc à un para­doxe absurde et cho­quant : le sec­teur finan­cier qui béné­fi­cie déjà d’une sub­ven­tion impli­cite qui pré­mu­nit ses banques de la faillite ordi­naire en cas de mau­vaise ges­tion, au motif qu’elles sont « too big to fail », qui fait des pro­fits éle­vés et paie des rému­né­ra­tions miro­bo­lantes, est aus­si le sec­teur qui échappe le plus à l’impôt et donc à la solidarité.

Ce cercle vicieux de la finance, des inéga­li­tés et de l’endettement, a abou­ti à conduire l’économie occi­den­tale — États-Unis, Japon, UE — dans une impasse dont elle n’arrive pas à sor­tir. Il révèle le cout éco­no­mique et social fara­mi­neux de l’hypertrophie de la finance : aggra­va­tion des inéga­li­tés, sur­en­det­te­ment pri­vé et public. Ce der­nier acte aggra­vé par le sau­ve­tage des banques et le sti­mu­lus bud­gé­taire de 2008 – 2009, et par l’engloutissement de plus de mille mil­liards de dol­lars de recettes fis­cales dans les para­dis fis­caux qui obère la capa­ci­té des États de cor­ri­ger l’explosion des inéga­li­tés. Le sur­en­det­te­ment pèse aujourd’hui sur nos éco­no­mies comme une épée de Damo­clès, empê­chant toute reprise sérieuse de la croissance.

Quelle réponse euro­péenne ? Faire ren­trer la finance dans son lit

La réponse euro­péenne au défi de la finance est dif­fi­cile pour trois rai­sons : la com­plexi­té de la finance est pous­sée en per­ma­nence à la limite de la sophis­ti­ca­tion ; sa fra­gi­li­té intrin­sèque en rai­son du risque d’effet domi­no ; l’inhibition des poli­tiques devant les finan­ciers et la cap­ture des régu­la­teurs offi­ciels par les forces du mar­ché qu’ils sont cen­sés contrôler.

Il n’y a pas d’autre expli­ca­tion à la faillite de For­tis et de Dexia.

Tant que la finance tient l’économie réelle sous sa coupe, il n’y aura ni reprise de la crois­sance ni réin­dus­tria­li­sa­tion de l’Europe. Il faut donc prendre des mesures radi­cales qui auront un cout : rame­ner la finance à un niveau de pro­fi­ta­bi­li­té rai­son­nable, restruc­tu­rer le sec­teur et trans­fé­rer capi­tal et tra­vail ren­dus excé­den­taires vers l’économie réelle. Mais c’est le prix à payer pour renouer avec une crois­sance saine et sou­te­nable à long terme. L’Europe doit oser des mesures radicales :

  • sépa­rer l’activité de dépôts et de prêts, des opé­ra­tions pro­pre­ment finan­cières par une muraille de Chine (Vol­cker rule),
  • reca­pi­ta­li­ser les banques, ce qui impli­que­ra restruc­tu­ra­tions et, le cas échéant si néces­saire, nationalisations,
  • pla­fon­ner les rému­né­ra­tions des diri­geants et les bonus des tradeurs,
  • impo­ser un mar­queur fis­cal sur les flux avec les para­dis fis­caux de manière à impo­ser à ces der­niers de faire res­pec­ter les règle­men­ta­tions et la fis­ca­li­té des pays d’origine des flux,
  • éra­di­quer les para­dis fis­caux à l’intérieur de l’UE,
  • uni­fier la taxa­tion des fac­teurs mobiles au niveau euro­péen : grandes entre­prises et grosses fortunes,
  • cri­mi­na­li­ser les pra­tiques finan­cières et fis­cales illé­gales et/ou à haut risque pour l’économie et la société.

L’Europe à construire

De quelle Europe avons-nous besoin pour gérer la mon­dia­li­sa­tion et pour faire entendre rai­son à la finance ?

Il nous faut une Europe qui soit d’abord à la fois espace de régu­la­tion du capi­ta­lisme de mar­ché et espace d’ajustement à la nou­velle divi­sion inter­na­tio­nale du tra­vail. L’Europe doit pour cela se doter d’un modèle social com­mun vers lequel orga­ni­ser la conver­gence des modèles natio­naux. Mais l’Europe doit aus­si s’imposer sur la scène inter­na­tio­nale face aux pays conti­nen­taux émer­gents por­teurs d’autres stra­té­gies de déve­lop­pe­ment que les nôtres. L’Europe doit se consti­tuer comme puis­sance, à la fois en vue de la gou­ver­nance mul­ti­la­té­rale et pour atteindre l’équilibre stra­té­gique avec les États-Unis au sein d’une Alliance Atlan­tique paritaire.

L’Europe doit s’organiser sur le mode tran­si­tion­nel d’une UE à deux vitesses de manière à décon­nec­ter les futurs élar­gis­se­ments de l’approfondissement néces­saire de l’eurozone, fer de lance d’une Europe-modèle social et d’une Europe-puis­sance. Il fau­dra pour l’ensemble de l’UE-28 lier les quatre liber­tés de cir­cu­la­tion à l’harmonisation sociale et fis­cale de manière à en finir avec la course au moins-disant social et fis­cal. L’eurozone quant à elle doit être pla­cée sur une tra­jec­toire éco­no­mi­que­ment cohé­rente et poli­ti­que­ment viable. L’intergouvernementalisme qui la régit a sans doute été, au début de la crise, un expé­dient néces­saire et utile. Mais il conduit à une dan­ge­reuse pola­ri­sa­tion — « l’Allemagne et les autres » — qui est incom­pa­tible avec la cohé­sion communautaire.

Ensuite le deal impo­sé par l’Allemagne pré­ci­sé­ment, qui lie soli­da­ri­té « assu­ran­tielle » et dis­ci­pline bud­gé­taire intru­sive — l’usine à gaz du trai­té sur la sta­bi­li­té, la coor­di­na­tion et la gou­ver­nance (TSCG) — conduit à la défla­tion. Celle-ci est un dan­ger mor­tel pour l’Europe. Ce dont l’eurozone a besoin pour fonc­tion­ner en mode opti­mal, c’est-à-dire pour relan­cer la crois­sance et pré­ve­nir l’instabilité finan­cière, c’est d’une uni­té poli­tique arti­cu­lée sur quatre piliers :

  • une BCE indé­pen­dante, mais dont le man­dat serait élar­gi de la sta­bi­li­té moné­taire à l’emploi et à la sta­bi­li­té financière,
  • un bud­get finan­cé par des res­sources propres et visant à la péréqua­tion des indem­ni­tés de chô­mage entre États, à des pro­ject bonds et à une mutua­li­sa­tion de la dette sou­ve­raine, condi­tion de sa néces­saire restructuration,
  • une véri­table union ban­caire com­por­tant un fonds de réso­lu­tion unitaire,
  • une poli­tique indus­trielle axée sur l’innovation et la décarbonisation.

Conclusion

L’Europe s’écarte de son modèle social parce qu’elle a lié son des­tin au mar­ché et qu’elle s’est mise sous la coupe du capi­ta­lisme de mar­ché qui se révèle inno­vant, mais tou­jours inéga­li­taire et sou­vent déstabilisateur.

Je ne vili­pende pas le capi­ta­lisme que je juge « ni moral, ni immo­ral, mais amo­ral » selon le mot de Comte-Spon­ville. Je n’exalte pas davan­tage la démo­cra­tie, néan­moins le moins mau­vais de tous les régimes. Mais je crois sin­cè­re­ment que c’est celle-ci qui devrait avoir le der­nier mot.

La régu­la­tion du capi­ta­lisme par la démo­cra­tie n’est tou­te­fois pos­sible qu’à l’échelon euro­péen. Il nous faut donc construire un démos euro­péen à par­tir d’une éthique assez solide pour résis­ter à l’idéologie néo­li­bé­rale du « tout au mar­ché, tout par le mar­ché » qui domine l’EU offi­cielle. Cette éthique a pour moi deux sources aux­quelles il nous faut retour­ner : l’évangile et les Lumières, qui ren­voient, la pre­mière à l’égalité fon­cière des hommes en digni­té, et les secondes à la rai­son cri­tique, fon­de­ment de la liber­té ! Il faut mobi­li­ser autour de cette éthique des corps inter­mé­diaires paneu­ro­péens : syn­di­cats, mutuelles, coopé­ra­tives, asso­cia­tions citoyennes. C’est par là que passe l’émergence d’un démos euro­péen, indis­pen­sable pour rendre la démo­cra­tie pos­sible là où elle peut être effec­tive dans ses rap­ports au mar­ché, c’est-à-dire à l’échelle de l’Europe. La crise nous four­nit la pos­si­bi­li­té d’une réap­pro­pria­tion du pro­jet euro­péen par les citoyens et de la relève des élites diri­geantes par des voies démocratiques.

Pierre Defraigne


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