Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

La crise grecque

Numéro 10 Octobre 2010 par Paul Palsterman

octobre 2010

Après des années de doutes, la Grèce semble déci­dée à s’an­crer dans l’Eu­rope. C’est à ce moment que la crise de sa dette a mis au jour les insuf­fi­sances des pro­cé­dures euro­péennes de gou­ver­nance éco­no­mique et sociale, qui laissent aux forces ano­nymes et amo­rales du mar­ché des déci­sions qui relèvent de la poli­tique. L’Eu­rope doit offrir à ses membres des pers­pec­tives, au-delà des néces­si­tés à court terme.

Qui, en écri­vant sur la Grèce, n’a pas eu envie de suivre les traces des grands phil­hel­lènes, de Lord Byron à Jacques Lacar­rière ? Ah, la lumière de l’été grec ! Les sen­teurs de menthe, de ver­veine et de basi­lic qui se répandent, à l’approche du cré­pus­cule, quand on grimpe la col­line où se trouve per­ché le petit ermi­tage ense­ve­li dans la chaux ! Mais il faut croire que ces auteurs vivaient à une époque, ou dans un milieu social, où il ne fal­lait pas s’abaisser à des contin­gences comme le rem­bour­se­ment d’emprunts d’État, le paie­ment des pen­sions, le ramas­sage des pou­belles (et le trai­te­ment de leur conte­nu) ou le fonc­tion­ne­ment des infra­struc­tures de san­té ; ou peut-être que leurs yeux de poètes ne voyaient pas ces contin­gences, ne voyaient pas que si les pins de la col­line étaient cal­ci­nés, ce n’était pas à la suite d’un évè­ne­ment dont on peut faire une épo­pée, mais à cause de la com­bus­tion spon­ta­née des détri­tus qui se mêlent aux herbes médi­ter­ra­néennes et aux rochers cou­leur de rouille. Ou alors, c’est moi qui suis inca­pable de dépas­ser ces contin­gences, et donc d’atteindre le fir­ma­ment occu­pé par ces illustres prédécesseurs.

Je me suis en tout cas juré d’éviter à tout prix deux écueils.

En aucun cas je ne veux jouer le rôle du cor­res­pon­dant du Monde à Bruxelles, ou du Stan­daard en Wal­lo­nie, char­gé, qui de faire com­prendre les abysses de la poli­tique belge aux Fran­çais (qui d’ailleurs n’en ont rien à cirer) voire aux Belges (qui de toute façon n’y com­prennent rien), qui d’expliquer aux Fla­mands que les Wal­lons sont peut-être de fief­fés pro­fi­teurs, notam­ment de la sécu­ri­té sociale, mais ont un art de vivre si cha­leu­reux. Il ne manque pas de jour­na­listes, grecs ou étran­gers, qui jouent la carte du folk­lore à la Zor­ba (Et opa ! Une bro­chette, une coupe de ret­si­na et quelques pas de sir­ta­ki, et voi­là tous les pro­blèmes oubliés, sinon réso­lus ; je ne crains rien, je n’espère rien, je suis libre!), ou ont appris à se gaus­ser des spé­ci­fi­ci­tés bal­ka­no-ortho­doxes du pays, qui expli­que­raient son retard dans divers domaines (Oui, en adhé­rant à l’Union euro­péenne, la Grèce a obte­nu une déro­ga­tion à l’«acquis com­mu­nau­taire » en matière d’égalité de trai­te­ment entre hommes et femmes, pour per­mettre le main­tien de la règle moyen­âgeuse d’inaccessibilité des femmes au Mont Athos. Au XXIe siècle ! Pour­quoi pas, tant qu’on y est, faire adhé­rer aus­si des pays où se pra­tique l’excision ?

Et oui, l’État grec s’obstine à consi­dé­rer le nom « Macé­doine » comme une marque grecque dépo­sée, obli­geant la pauvre répu­blique ex-you­go­slave à por­ter un nom impro­non­çable et à renon­cer au si joli dra­peau qu’elle s’était inven­tée ; s’il tenait cor­rec­te­ment ses comptes au lieu de s’occuper des dra­peaux des autres, on n’en serait pas là.) Eh bien, qu’on ne compte pas sur moi pour en rajouter.

Bien enten­du, je sup­pose que les lec­teurs de La Revue nou­velle n’ont pas besoin de moi pour rap­por­ter les potins entre tou­ristes, qu’on peut lire dans la der­nière édi­tion du Rou­tard ou entendre à la ter­rasse des tavernes et des cafés (Ils sont en retard, mais ils pro­gressent. Le métro d’Athènes est plus propre et pue moins que celui de Bruxelles, sans par­ler de celui de Paris, ha ! ha ! ha ! Les nou­velles auto­routes sont meilleures que les auto­routes belges, sur­tout les auto­routes wal­lonnes construites du temps où les ministres étaient fla­mands, ha ! ha ! ha ! Au super­mar­ché, on trouve même de la Stel­la et de la Kriek. C’est vrai que c’est un pro­grès par rap­port au pipi de chat hol­lan­dais qu’on y trou­vait avant, ha ! ha ! ha!)

Ajou­tez à cela que je n’ai aucune com­pé­tence en éco­no­mie, ni aucune infor­ma­tion sai­gnante à com­mu­ni­quer sur le pro­ces­sus de déci­sion poli­tique en Grèce, en Europe ou au FMI. Qu’est-ce que cela laisse, si on veut dire quelque chose sur la crise finan­cière, éco­no­mique et morale qui frappe la Grèce ? En quoi d’ailleurs cette crise nous concerne-t-elle ?

J’ai lu, comme il se devait, les motions de la Confé­dé­ra­tion euro­péenne des syn­di­cats qui, comme il se devait, a dénon­cé l’injustice fon­da­men­tale des mesures déci­dées par le gou­ver­ne­ment socia­liste sous la pres­sion de l’Europe, du FMI, et sur­tout des fameuses agences de nota­tion, sans doute échau­dées d’avoir long­temps accor­dé la note AAA aux déri­vés des « sub­primes » amé­ri­cains, qui ont cru bon de bais­ser celle de la dette sou­ve­raine grecque, obli­geant le pays à payer des inté­rêts pro­hi­bi­tifs et fai­sant déra­per des finances publiques en situa­tion précaire.

Pen­dant l’été, un chan­teur popu­laire répu­té à gauche (une étoile de magni­tude moyenne, mais une étoile tout de même) est venu don­ner un concert, à l’invitation du maire du petit bourg d’Eubée où je passe mes vacances. Est-ce une fausse impres­sion, ou le petit mot intro­duc­tif du maire, qui lui-même s’affirme de gauche (mais « indé­pen­dant des par­tis », et pas socia­liste), est-il pas­sé dans une indif­fé­rence gla­ciale de l’assemblée ? Il me sem­blait que, les années pré­cé­dentes, il sus­ci­tait au moins une réac­tion, applau­dis­se­ments ou coups de sif­flet, selon l’opinion poli­tique des spec­ta­teurs. Pour­tant, le pays se pré­pare à des élec­tions com­mu­nales, en octobre, et le maire est can­di­dat ; invi­ter un chan­teur d’audience natio­nale ne doit pas être étran­ger à sa cam­pagne élec­to­rale. Quant au chan­teur, comme il se devait, il a dénon­cé la « junte » finan­cière qui pré­tend diri­ger le monde, et a pré­dit que « les peuples » ne se lais­se­raient pas faire, avant de chan­ter quelques « chan­sons enga­gées » (qui datent de la jeu­nesse du chan­teur, quelque part dans les années sep­tante). Est-ce une impres­sion, ou ces chan­sons sont-elles pas­sées dans une indif­fé­rence géné­rale ? Les gens ne pré­fé­raient-ils pas les romances par les­quelles ce chan­teur s’est fait connaitre à ses débuts, ou le rythme rock and roll endia­blé qu’il a adop­té depuis les années quatre-vingt ? Au fait, ce chan­teur est-il concer­né par la rumeur selon laquelle le monde artis­tique en géné­ral, et les chan­teurs en par­ti­cu­liers, sont, avec les méde­cins, autant sinon plus encore que les poli­ti­ciens, consi­dé­rés comme les prin­ci­paux frau­deurs du fisc, les prin­ci­paux pro­fi­teurs de l’absence de cadastre des pro­prié­tés immo­bi­lières, qui per­met de pos­sé­der des vil­las à Myko­nos tout en ne décla­rant qu’un reve­nu infé­rieur au mini­mum vital ?

Lorsque la crise a écla­té, elle a assu­ré­ment frap­pé comme un coup de bâton. Per­sonne ne sou­haite se retrou­ver dans la situa­tion de qué­man­der dans l’urgence des prêts pour pou­voir hono­rer des échéances. Dans le petit jour­nal édi­té par l’association cultu­relle du vil­lage, est parue une cari­ca­ture, sans doute reprise d’un jour­nal natio­nal. Elle repré­sen­tait un musée ima­gi­naire des cou­vre­chefs grecs à tra­vers les âges, et les devises cor­res­pon­dantes : un casque de hoplite, et les paroles de Léo­ni­das aux Ther­mo­pyles (Μολων Λαβε, Viens le prendre!); une cou­ronne d’empereur byzan­tin et la devise de Constan­tin (Εν τουτω, νικα, En cela (la croix, ndlr), vainc!); un bon­net d’evzone et la devise des révo­lu­tion­naires de 1821 (La Liber­té ou la Mort!); un casque de sol­dat de la Deuxième Guerre mon­diale et la réponse du dic­ta­teur Metaxas à son col­lègue Mus­so­li­ni qui vou­lait enva­hir la Grèce (Non!); un cha­peau mou posé à l’envers, et ce qu’on trouve sur les écri­teaux des men­diants (Ce que vous avez, merci!).

Pour obte­nir ces prêts, il a fal­lu pas­ser sous les fourches cau­dines de mesures d’austérité dont l’ampleur fait fré­mir, même pour qui a gar­dé mémoire de l’austérité belge des années quatre-vingt. Les trai­te­ments dans la fonc­tion publique ont été dimi­nués d’un bon quart (il ne s’agit pas seule­ment de blo­cages ou de sauts d’index!), dans le même temps où les prix aug­mentent sen­si­ble­ment, notam­ment par l’effet de hausse de diverses taxes (y com­pris la TVA et autres impôts frap­pant la consom­ma­tion) et des tarifs d’entreprises publiques (che­mins de fer, élec­tri­ci­té, etc.).

Le plus ter­ri­fiant est que ces mesures, prises dans l’urgence, n’ont pas été vrai­ment dis­cu­tées, et n’offrent comme telles guère de pers­pec­tives. Comme dans le reste de l’Europe, les jour­naux sont pleins d’interrogations sur l’opportunité éco­no­mique de l’austérité en géné­ral, mais ces inter­ro­ga­tions sont ren­voyées au niveau aca­dé­mique : tout le monde semble pilo­ter à vue. Le gou­ver­ne­ment essaie de trou­ver les accents les plus convain­cants pour per­sua­der que cette période dif­fi­cile — qui devrait se pro­lon­ger encore au moins trois années — est le pré­lude d’une reprise plus saine de l’économie natio­nale. Mais pour l’instant, on est obli­gé de le croire sur ses bonnes paroles. Bien malin qui peut pré­dire quelle forme cette reprise pren­dra. En cela, il n’y a pas vrai­ment de spé­ci­fi­ci­té grecque !

Devant ce vide, il aurait été éton­nant que ne se fassent pas jour quelques réac­tions irra­tion­nelles. On a enten­du par­ler de l’assassinat d’un jour­na­liste par un grou­pus­cule ter­ro­riste qui se pro­cla­mait de gauche ; de fait, la cor­po­ra­tion des jour­na­listes ne semble pas mieux vue de l’opinion publique grecque que de l’opinion publique belge ! Dans un jour­nal du mois d’aout, un de ces jour­na­listes s’est décla­ré effa­ré de conver­sa­tions avec « les gens » en pro­vince, qui affir­maient que si on fai­sait un réfé­ren­dum pour le retour de la drachme, celui-ci obtien­drait un score « sta­li­nien ». Les gens refu­saient tout sim­ple­ment de croire les infor­ma­tions selon les­quelles le pays avait bel et bien frô­lé la ces­sa­tion de paie­ment. Ils ne vou­laient pas com­prendre que la drachme, sur­tout une drachme déva­luée, aug­men­te­rait encore la charge d’emprunts libel­lés en devises. Ils sem­blaient avoir oublié qu’au cours des der­nières années de son exis­tence, la drachme n’avait ces­sé de perdre de sa valeur par rap­port aux devises euro­péennes. Ils ont oublié aus­si que c’est bien avant le pas­sage à l’euro que les prix grecs se sont mis à mon­ter sen­si­ble­ment plus vite qu’ailleurs en Europe, effet essen­tiel­le­ment de trans­for­ma­tions dans les habi­tudes de consom­ma­tion : au lieu de cui­si­ner les pro­duits agri­coles locaux récol­tés dans le pota­ger fami­lial ou ven­dus au mar­ché, les nou­velles géné­ra­tions mangent des corn­flakes avec du lait frais, tous deux impor­tés ; les 4x4 ruti­lants impor­tés à l’état neuf d’Allemagne ou du Japon ont rem­pla­cé sur les routes les tri­cycles et les tacots anté­di­lu­viens ache­tés chez les fer­railleurs d’Europe occi­den­tale, qui fai­saient de la Grèce, comme le sou­li­gnaient les guides tou­ris­tiques de l’époque, un musée vivant de l’automobile. En somme, cette infla­tion pro­ve­nait d’une aug­men­ta­tion du niveau de vie.

Mais, pour ce que j’en per­çois, ce genre de réac­tions pure­ment irra­tion­nelles m’ont parues peu nombreuses.

Plus fré­quem­ment, les pre­mières réac­tions semblent avoir été de « cher­cher les cou­pables ». Où est allé l’argent qui a ali­men­té la dette publique grecque ? À quoi ont été consa­crés les emprunts dont le rem­bour­se­ment a posé pro­blème ? Com­ment répondre à cette question ?

Je sup­pose que si on éplu­chait les rap­ports de la Cour des Comptes grecque, on y trou­ve­rait, comme dans ceux de son homo­logue belge, quelques exemples cro­qui­gno­lets de « tra­vaux inutiles », de « com­bines » et d’infractions plus ou moins graves aux règle­men­ta­tions en vigueur. Mais ce que je vois, moi, glo­ba­le­ment, c’est que, en 1995, pour télé­pho­ner du vil­lage, il fal­lait uti­li­ser le télé­phone mural avec comp­teur du bou­lan­ger, ou aller au bourg, à dix kilo­mètres, au bureau de l’office des télé­phones. Aujourd’hui, la ligne télé­pho­nique passe par une fibre optique, et les enfants passent leur soi­rée au « Cyber­ca­fé » ouvert par le cou­sin épi­cier reve­nu d’Allemagne. Les auto­routes se sont déve­lop­pées au rythme des auto­routes belges dans les années sep­tante. Athènes a mis au rebut (ou reven­du à l’Albanie ou au Ban­gla­desh?) ses vieux auto­bus cra­cheurs d’épaisse fumée noire, qu’elle avait elle-même dû héri­ter de quelques villes alle­mandes, voire ita­liennes, pour ache­ter des véhi­cules modernes ; elle a déve­lop­pé son réseau de métro, a mis en ser­vice des lignes de tram­way, a fer­mé à la cir­cu­la­tion auto­mo­bile plu­sieurs rues étroites du centre-ville, sièges d’éternels embou­teillages, et a dépla­cé son aéro­port, rédui­sant ain­si consi­dé­ra­ble­ment le fameux « nefos », le smog issu des gaz d’échappement auto­mo­biles qui pla­nait au-des­sus de l’agglomération (et ron­geait les vieilles pierres de l’Acropole et d’ailleurs). Faut-il consi­dé­rer que tous ces inves­tis­se­ments relèvent de l’«éléphant blanc », d’un ver­nis de civi­li­sa­tion ouest-euro­péenne sur un pays res­té fon­da­men­ta­le­ment pauvre et arriéré ?

Ceci dit, si le mou­ve­ment d’indignation pou­vait débou­cher sur une modi­fi­ca­tion de cer­tains dys­fonc­tion­ne­ments, par exemple dans la per­cep­tion des impôts, et pour com­men­cer l’établissement de ce fameux cadastre des pro­prié­tés immo­bi­lières (il semble que les choses soient, cette fois, en route), on peut dire que la crise n’aura pas été tota­le­ment inutile.

Plus en phase avec ce que j’ai cru res­sen­tir de l’état d’esprit ici, et sur­tout des leçons que nous pou­vons tirer de la chose, étaient les ana­lyses réunies dans le numé­ro d’Esprit du mois de juillet der­nier1. Ne peut-on voir dans ce qui s’est pas­sé une mani­fes­ta­tion cari­ca­tu­rale de ce que ne devrait pas être une gou­ver­nance éco­no­mique et sociale européenne ?

Les réti­cences alle­mandes à sup­pléer aux carences du Mar­ché pour finan­cer le défi­cit grec étaient mani­fes­te­ment fon­dées sur un juge­ment alle­mand — et en fait euro­péen — sur la poli­tique éco­no­mique, sociale et bud­gé­taire du pays.

On a beau­coup glo­sé sur le tru­cage des comptes natio­naux grecs, pour obte­nir le ticket d’entrée dans l’euro. Mais ce tru­cage était dès le départ un secret de polichinelle.

Je veux bien admettre qu’il était incon­nu du Mar­ché, car tout le monde a désor­mais bien com­pris que celui-ci fonc­tionne sur le modèle des mou­tons de Panurge, et non sur la base d’informations sérieuses, et même si la tri­che­rie géné­ra­le­ment invo­quée était un truc d’ingénierie finan­cière mis au point avec l’aide, et sans doute sur la sug­ges­tion, d’une grande banque amé­ri­caine. Mais il est incon­ce­vable qu’il était incon­nu de ceux qui ont pris les décisions.

Et la Grèce n’est pas le seul pays d’Europe où la per­ti­nence des sta­tis­tiques est faus­sée par l’économie sou­ter­raine ; res­pect des règle­men­ta­tions fis­cales et sociales mises à part, cette éco­no­mie sou­ter­raine n’a pas, au moins, et à ma connais­sance, le carac­tère car­ré­ment cri­mi­nel qu’elle a dans cer­tains autres pays, même mieux ancrés dans l’«Europe vaticane ».

La poli­tique sociale, et notam­ment les pen­sions et les soins de san­té, est une autre paire de manches, à la fois sur le fond et dans les res­sorts de la crise.

Ceux qui s’intéressent à la matière connaissent la typo­lo­gie, héri­tée d’universitaires scan­di­naves, carac­té­ri­sant les divers sys­tèmes euro­péens de pro­tec­tion sociale. Nous fai­sons par­tie, avec les Fran­çais et les Alle­mands, des sys­tèmes « conti­nen­taux » (selon le voca­bu­laire de la Com­mis­sion euro­péenne ; les uni­ver­si­taires scan­di­naves parlent de « conser­va­teurs-cor­po­ra­tistes » : mer­ci à eux); les Anglais et les Irlan­dais ont un sys­tème « libé­ral» ; les Scan­di­naves un sys­tème « social démo­crate ». Quant aux pays du Sud, on les a clas­sés sous le nom géné­rique de sys­tèmes « méri­dio­naux » ou « médi­ter­ra­néens », ce qui ne dit pas grand-chose de leur contenu.

En ce qui concerne les pen­sions, pour prendre un sujet sen­sible (en soi, et dans le débat dont nous par­lons), les « pays médi­ter­ra­néens » (dont la Grèce) ont en fait un mau­vais sys­tème. La grande majo­ri­té des pen­sions est très infé­rieure au mini­mum vital. Cer­tains retrai­tés, qui ont pas­sé leur jeu­nesse à la cam­pagne, peuvent, venu l’âge de la retraite, rou­vrir la vieille mai­son fami­liale, au vil­lage, sub­ve­nir à leur nour­ri­ture en culti­vant un pota­ger, en éle­vant quelques chèvres et quelques ani­maux de bas­se­cour, et prier pour ne pas devoir recou­rir aux infra­struc­tures de san­té. Mais ce genre de com­por­te­ment cor­res­pond de moins en moins au pro­fil, aux sou­haits et aux besoins des géné­ra­tions actuelles de retrai­tés, qui vivent dans un envi­ron­ne­ment urbain où le cout de la vie, en gros, est iden­tique à ce qu’il est en Bel­gique. Et pour­tant, au total, la Grèce (et il en va de même des pays du même « pro­fil ») consacre autant d’argent que la Bel­gique à ses pen­sions (mesu­ré en pour­cen­tage du PIB, pour peu que ce genre de com­pa­rai­son veuille dire quelque chose): une dizaine de pour cents du PIB. La Bel­gique s’inquiète de savoir com­ment, d’ici soixante ans (où serons-nous dans soixante ans?) payer quatre ou cinq points de PIB de plus. Mais en Grèce, selon les para­mètres actuels, il devrait y avoir dans le même temps une aug­men­ta­tion de quinze points de PIB, et la charge des pen­sions devrait atteindre le chiffre phé­no­mé­nal de 25 % du PIB (soit à peine moins que ce qu’un pays comme la Bel­gique consacre à la tota­li­té de sa pro­tec­tion sociale). Cette carac­té­ris­tique pro­vient de ce que, en dépit de l’insuffisance glo­bale du sys­tème, il existe, essen­tiel­le­ment dans le sec­teur public et para­pu­blic plé­tho­rique, des pri­vi­lèges exor­bi­tants, même selon les canons belges : un âge de la retraite très infé­rieur à l’âge belge de la pen­sion, voire de la pré­pen­sion, des exi­gences de car­rière beau­coup plus souples, le tout pour des mon­tants dont on ne rou­gi­rait pas en Bel­gique. Dans les réti­cences alle­mandes pour sou­te­nir finan­ciè­re­ment l’État grec, un argu­ment fré­quem­ment enten­du était : « pour­quoi devons-nous aider l’État grec à payer des pen­sions à par­tir de cin­quante ans et dix années de car­rière, alors que nous, nous avons déci­dé de por­ter l’âge de la retraite à soixante-sept ans ? »

Vu d’Allemagne, on ne peut pas dire que l’argument était tota­le­ment faux. Évi­dem­ment, la façon dont les choses se sont déci­dées ne res­semble en rien à ce qu’on peut appe­ler une pro­cé­dure sérieuse et démo­cra­tique de poli­tique sociale. Il n’y a pas vrai­ment eu de dia­logue entre l’Allemagne (et le reste de l’Europe) et la Grèce, sans par­ler des citoyens grecs. Bien plus, une par­tie des argu­ments a été expri­mée de façon bru­tale, mépri­sante, voire xéno­phobe, notam­ment par des jour­naux popu­laires alle­mands. Même si le lan­gage des diri­geants poli­tiques était plus léché, on ne peut pas dire qu’ils ont lais­sé beau­coup d’ouverture à leurs interlocuteurs.

Des réflexions du même genre peuvent être faites sur le sys­tème de san­té. La charge éco­no­mique géné­rale de la san­té est du même ordre de gran­deur en Grèce et en Bel­gique. Mais les dépenses publiques y sont très infé­rieures, et il en va de même de ce qu’on pour­rait appe­ler les dépenses pri­vées orga­ni­sées, notam­ment les assu­rances, indi­vi­duelles ou col­lec­tives. Une grande par­tie de la dif­fé­rence passe dans le fait que les tarifs médi­caux sont sou­vent supé­rieurs à ce qu’ils sont en Bel­gique, et sont payés en par­tie sous forme d’«enveloppes », don­nées au noir aux méde­cins, voire, dans cer­tains hôpi­taux, aux infir­mières. Certes, la Bel­gique n’a pas trop de leçons d’éthique à don­ner dans ce domaine. La liber­té pour le méde­cin de ne pas ins­crire le mon­tant réel­le­ment per­çu du patient sur les attes­ta­tions de soins, et donc de frau­der le fisc en toute impu­ni­té, est un élé­ment de l’équilibre fra­gile de nos accords médi­co-mutuel­listes. Le « Bel­gian den­tist » est une figure emblé­ma­tique des « comptes off shore ». Il reste que, éthique fis­cale mise à part, le sys­tème est objec­ti­ve­ment plus per­for­mant sur le plan de la qua­li­té et de l’accessibilité des soins.

Si je me per­mets d’en par­ler, ce n’est pas dans l’esprit de don­ner des leçons, mais parce que, mani­fes­te­ment, la mise au jour de ces désordres, comme d’autres, a joué un grand rôle dans la crise finan­cière. Ceux qui étaient invi­tés à par­ti­ci­per au sau­ve­tage des finances publiques grecques n’ont tout sim­ple­ment pas vou­lu s’engager à cou­vrir ces désordres.

En somme, le débat res­semble par cer­tains aspects au débat belge sur les trans­ferts inter­ré­gio­naux de sécu­ri­té sociale, par exemple dans les soins de san­té. L’argumentation fla­mande sur les « abus wal­lons » com­pre­nait beau­coup de contre­vé­ri­tés, de sophismes, de visions tron­quées. Elle por­tait tout de même cer­taines inter­ro­ga­tions légi­times sur le fonc­tion­ne­ment du sys­tème, notam­ment quant à l’organisation des soins. Des efforts ont été faits au cours des der­nières années pour amé­lio­rer les choses, qui ont d’ailleurs réduit for­te­ment les dif­fé­rences inter­ré­gio­nales, sans perte, que l’on sache, dans la qua­li­té ou l’accessibilité des soins.

À par­tir de là, un pays a le choix entre deux options.

Soit, il se cabre dans sa digni­té, fait fi des obser­va­tions du monde exté­rieur, et à la grâce de Dieu. « Par temps noir et aus­tère, que le vent rafrai­chisse les rochers de pierre ; par temps noir et aus­tère, que Dieu pro­tège les petits grecs2 », chan­tait Maria Faran­tou­ri : le fonds poé­tique grec est inépui­sable, même si le « temps noir et aus­tère » auquel se réfère la chan­son concer­nait des choses encore bien plus graves que des « plaies d’argent », qui après tout ne sont pas mortelles.

Cette option cor­res­pon­drait à une cer­taine ten­dance dans l’opinion publique, qui attri­bue faci­le­ment à des causes exté­rieures les mal­heurs du pays : l’Union euro­péenne et l’euro sont les can­di­dats tout trou­vés pour suc­cé­der dans le rôle du Grand Cro­que­mi­taine aux Croi­sés, aux Turcs, à la Monar­chie impo­sée par les puis­sances étran­gères, à la CIA. Ce que le jour­na­liste et roman­cier Petros Mar­ka­ris, dans la cita­tion en exergue, appelle le « com­plexe du raya ». Dans son roman, cette admo­nes­ta­tion était faite par une vieille dame de la mino­ri­té grecque de Constan­ti­nople, en réac­tion à une mani­fes­ta­tion déplai­sante de chau­vi­nisme « grec de Grèce » par un per­son­nage secon­daire de l’histoire ; elle concer­nait spé­ci­fi­que­ment les rela­tions entre Grecs et Turcs, mais ce n’est pas tra­hir la pen­sée de l’auteur que de la généraliser.

L’autre option est d’exiger de ses inter­lo­cu­teurs un réel par­te­na­riat, impli­quant de sa part les remises en ques­tion néces­saires, et de la part de ses par­te­naires la mise à dis­po­si­tion des moyens néces­saires pour un déve­lop­pe­ment durable et socia­le­ment équi­table. Le tout, bien enten­du, dans le cadre de pro­cé­dures démo­cra­tiques, autre­ment dit lisibles, trans­pa­rentes et res­pec­tueuses des inté­rêts des chacun.

On peut dis­cu­ter à perte de vue de la per­ti­nence éco­no­mique de la « poli­tique alle­mande » basée sur la com­pé­ti­ti­vi­té des entre­prises, la modé­ra­tion sala­riale, l’équilibre des finances publiques, et qui se tra­duit notam­ment, en Alle­magne, par un allon­ge­ment pro­gram­mé des car­rières pro­fes­sion­nelles et d’une aug­men­ta­tion de l’âge de la retraite. En atten­dant, faute d’autre pro­cé­dure, c’est cette poli­tique qui donne le ton en Europe, et la Grèce, pas plus que la Bel­gique, n’est vrai­ment en mesure de ren­ver­ser la donne.

En Bel­gique, on a com­pris depuis long­temps qu’il ne s’agit pas tel­le­ment de la capa­ci­té théo­rique à exer­cer sa sou­ve­rai­ne­té d’État, à laquelle les pays euro­péens, spé­cia­le­ment ceux qui ont adop­té l’euro, ont renon­cé dans une large mesure. Il s’agit plu­tôt de la capa­ci­té d’un petit pays — et même de pays moyens, s’ils sont iso­lés — de navi­guer contre les cou­rants domi­nants. En Bel­gique, cette consta­ta­tion désa­bu­sée cor­res­pond à une expé­rience his­to­rique mul­ti­sé­cu­laire, liée à la situa­tion géo­po­li­tique et aux carac­té­ris­tiques éco­no­miques du pays. La construc­tion euro­péenne y est prise pour ce que qu’elle est de son point de vue : non pas un aban­don de sou­ve­rai­ne­té, mais l’assurance de débou­chés com­mer­ciaux plus vastes qu’un ter­ri­toire étri­qué, et même une chance de peser sur son destin.

Ce degré d’évidence, bien enten­du, n’est pas par­ta­gé par tous les pays européens.

Dans le cas de la Grèce, les « géo­po­li­to­logues » n’ont pas man­qué d’observer que le pays, en réa­li­té, tourne le dos à l’Europe : c’est vers l’est que sont orien­tés presque tous ses grands ports, c’est vers l’orient que se sont por­tées, his­to­ri­que­ment, toutes les « grandes idées » d’expansion du pays ou de sa civi­li­sa­tion. Comme le dit un des per­son­nages du même roman de Petros Mar­ka­ris, « D’un point de vue stra­té­gique, l’espace vital natu­rel de la Grèce se trouve à l’est. Vers l’ouest, il n’y a pas d’espace vital pour nous. Le pre­mier à l’avoir com­pris, c’est Alexandre le Grand ». Le per­son­nage qui pro­fère cette idée est, dans le roman, un géné­ral de blin­dés à la retraite qui, de son propre aveu, déve­loppe des théo­ries stra­té­giques pour trom­per l’ennui de sa retraite dorée et l’échec de sa vie conju­gale. Le nar­ra­teur et per­son­nage prin­ci­pal du roman, pro­ba­ble­ment porte-parole du roman­cier lui-même, ne manque pas de consi­dé­rer ces théo­ries comme du rado­tage fumeux.

Sur le plan poli­tique, la ligne proeu­ro­péenne était tra­di­tion­nel­le­ment le fait de la droite libé­rale. La gauche socia­liste, arri­vée au pou­voir avec Andreas Papan­dreou à peu près en même temps que Mit­ter­rand en France, a long­temps tenu un dis­cours euros­cep­tique, non sans pro­fi­ter des lar­gesses des bud­gets euro­péens. Le carac­tère fon­da­men­ta­le­ment inco­hé­rent, voire immo­ral, de cette posi­tion, a été puis­sam­ment dénon­cé en Grèce même, notam­ment par le musi­cien Mikis Theo­do­ra­kis, qui a rom­pu bruyam­ment avec la gauche pour ral­lier un temps le par­ti de droite, en rai­son de son enga­ge­ment euro­péen sans ambigüité.

Depuis lors, le par­ti socia­liste semble avoir viré sa cuti, et le gou­ver­ne­ment actuel, diri­gé par Georges Papan­dréou, fils d’Andréas, semble déci­dé à pour­suivre sur la même ligne. Pour ce que je peux en juger, et en dépit du désar­roi qui domine, il semble être com­pris par la majo­ri­té de la population.

Puisse-t-il trou­ver du répon­dant du côté de l’Europe.

Petros Mar­ka­ris, un huma­nisme pour notre temps

La lit­té­ra­ture grecque contem­po­raine, dis­po­nible en langue fran­çaise, décrit sou­vent une réa­li­té sociale qui a pu exis­ter jusque dans les années soixante. En bref, celle d’un pays essen­tiel­le­ment agri­cole, dont une grande par­tie des forces vives a émi­gré, ou navigue pour de longues durées dans la marine mar­chande. Elle ne laisse même pas entre­voir qu’un jour la majo­ri­té des gens habi­te­rait en ville, et plus de la moi­tié à Athènes et dans sa ban­lieue, dont le béton a pra­ti­que­ment ava­lé toute la cam­pagne de l’Attique ; que dans la pano­plie du par­fait client de café, le GSM et les Marl­bo­ro sup­plan­te­raient le com­bo­logue et les ciga­rettes au tabac de Macé­doine ; que les ham­bur­gers concur­ren­ce­raient les échoppes à bro­chettes ; que le whis­ky, la vod­ka et la bière (hol­lan­daise, hélas!) sup­plan­te­raient l’ouzo et le vin rési­né. Et sur­tout, que la Grèce devien­drait un pays d’immigration, en pro­ve­nance d’une Alba­nie naguère enfer­mée der­rière son Rideau de Fer, d’autres pays des Bal­kans, et même d’Afrique et d’Asie, sans comp­ter les soi-disant mino­ri­tés grecques de Rus­sie et du Caucase.

Ces bou­le­ver­se­ments socio­lo­giques ont for­cé­ment entrai­né un bou­le­ver­se­ment des cadres de pen­sée dans les­quels se recon­nais­sait la majo­ri­té des gens. On dira, bien sûr, que c’est le cas de l’ensemble des socié­tés qui ont connu l’exode rural, le déve­lop­pe­ment de la socié­té de consom­ma­tion et l’immigration, à com­men­cer par la nôtre. Quoi qu’il en soit, peu d’écrivains semblent dis­po­sés à prendre la chose comme elle vient, avec ses bons et ses mau­vais côtés. Un tel qui s’était fait connaitre par des ouvrages poli­ti­que­ment très enga­gés, se com­plait désor­mais dans une sorte de nihi­lisme proche de la veu­le­rie pornographique.

Petros Mar­ka­ris tranche sur cette espèce de vide. Connu au départ comme jour­na­liste de presse écrite et de télé­vi­sion et inter­ve­nant fré­quem­ment dans le débat poli­tique grec, il a acquis une cer­taine renom­mée inter­na­tio­nale comme auteur de romans poli­ciers, dont deux jusqu’ici ont été tra­duits en fran­çais. Un troi­sième, dont je me suis ser­vi pour illus­trer l’article sur la crise grecque, devrait l’être sous peu.

Il ne s’agit pas de romans à énigmes, ni de pro­fondes intros­pec­tions psy­cho­lo­giques ; il y a un cer­tain sus­pens, mais sans exa­gé­ra­tion. Les his­toires servent essen­tiel­le­ment de pré­texte à une plon­gée dans la réa­li­té grecque contem­po­raine. Prin­ci­pa­le­ment à Athènes.

Dans Il y a long­temps, bien long­temps3, à mon avis le meilleur et le plus émou­vant, il s’agit d’Istanbul, et plus par­ti­cu­liè­re­ment de ce qui reste de sa mino­ri­té grecque, et donc d’une plon­gée dans l’histoire des rela­tions com­pli­quées de la Grèce avec la Tur­quie. Il faut pré­ci­ser que l’auteur, deve­nu athé­nien, est né à « Constan­ti­nople », de père arménien.

Pour gui­der le lec­teur, le nar­ra­teur et per­son­nage prin­ci­pal des romans est le com­mis­saire de police Kostas Cha­ri­tos, qui se défi­nit lui-même comme « flic hel­lène ». Au fil des his­toires, on découvre des élé­ments de sa per­son­na­li­té et de son his­toire per­son­nelle. Il est ori­gi­naire « d’un des vil­lages de Konit­sa », autant dire du bled, mais il est fon­da­men­ta­le­ment athé­nien, comme la majo­ri­té de ses contem­po­rains. Il avoue sans com­plexe qu’il a com­men­cé sa car­rière sous la « junte » (les colo­nels) et que son père, qui a lui-même été bri­ga­dier de gen­dar­me­rie, a com­bat­tu les « éamo­bul­gares » pen­dant la guerre civile. Il entre­tient des rela­tions tumul­tueuses avec sa femme Adria­ni, qu’on a pu com­pa­rer à Xan­thippe, la redou­table épouse de Socrate, mais qui le « tient par le ventre » : le com­mis­saire est gour­mand, et Adria­ni excel­lente cuisinière.

C’est peut-être la fille du com­mis­saire, Kate­ri­na, qu’on découvre suc­ces­si­ve­ment étu­diante en droit, doc­to­rante et avo­cate sta­giaire, qui com­prend le mieux les rela­tions entre ses parents : mal­gré les dis­putes, les jéré­miades et les éner­ve­ments, ils s’entendent « comme papier et crayon ».

Si donc le per­son­nage a tout du Grec moyen, et même cer­tains traits du « beauf » en ver­sion locale, c’est au ser­vice d’un regard presque para­doxal sur le monde, pour mieux faire pas­ser cer­taines idées forces, qui tiennent tout sim­ple­ment de l’humanité, de la jus­tice et de l’humilité.

Le com­mis­saire n’est donc pas ce qu’on peut appe­ler un homme de gauche — rien à voir avec le com­mis­saire Navar­ro ou Julie Les­caut, inven­tés pour illus­trer des bon­dieu­se­ries droit­del­hom­mistes — et méprise cor­dia­le­ment ces gens qui, étu­diants à l’université à la fin de la dic­ta­ture, avaient fait le coup de poing contre « les flics » et qui, à qua­rante ans, enri­chis par une car­rière lucra­tive dans les médias ou comme avo­cats d’affaire, trempent dans les tra­fi­co­tages poli­ti­co­fi­nan­ciers et exploitent hon­teu­se­ment leur bonne phi­lip­pine ; mais il a une empa­thie sin­cère pour le vieux mili­tant qui a réel­le­ment payé de sa per­sonne, et n’a pas renié ses idéaux. Il a des réflexions « de flic » sur les Alba­nais « qui ont enva­hi Athènes » et n’est pas dupe des pra­tiques mafieuses impor­tées par cer­tains immi­grants russes, mais n’est pas dupe non plus des pra­tiques d’exploitation de cer­tains « bons citoyens », et il sait se mon­trer com­pré­hen­sif et effi­ca­ce­ment secou­rant pour les filles qui sont vic­times de leurs tra­fics. Et les cibles favo­rites de ses réflexions frap­pées au coin du bon sens sont les mani­fes­ta­tions déplai­santes de chau­vi­nisme, fussent-elles parées d’oripeaux de gauche — comme lorsqu’un client de taverne fait taire un men­diant bul­gare qui joue de la musique clas­sique au vio­lon, en lui inti­mant de jouer plu­tôt du Theo­do­ra­kis ou du Had­ji­da­kis. À Istan­bul, il finit par se lier d’amitié avec son confrère turc, enfant d’immigrés en Alle­magne, reve­nu en Tur­quie parce que son épouse, infor­ma­ti­cienne, sou­hai­tait por­ter le voile, et qui affirme com­prendre mieux que lui la mino­ri­té grecque d’Istanbul.

L’humanité, la jus­tice et la luci­di­té, n’est-ce pas tout ce dont notre monde a besoin ?

  1. J. Haber­mas, « Le sort de l’Europe» ; Pierre-Yves Cos­sé, « La crise de confiance dans l’Europe» ; Jean-Claude Bar­bier, « Les fron­tières de la soli­da­ri­té res­tent à défi­nir », dans Esprit, dos­sier « L’Europe après la crise grecque », juillet 2010.
  2. Τα Ελληνοπουλα (Les petits grecs), texte de Kostas Myris, Η µεγαλη αγρυπνια (La grande vigile), musique d’Eleni Karaïndrou
  3. Il sem­ble­rait que la tra­duc­tion fran­çaise ait choi­si le titre, qui me parait mal appro­prié : « L’empoisonneuse d’Istanbul »

Paul Palsterman


Auteur

juriste, secrétaire régional bruxellois de la CSC et président en exercice de Brupartners, le Conseil économique et social bruxellois, paul.palsterman@acv-csc.be