Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

La crise, ferment d’un fédéralisme européen

Numéro 07/8 Juillet-Août 2012 par Pierre Defraigne

juillet 2012

Le sur­en­det­te­ment des pays du sud de l’Eu­rope amène à sous-esti­mer les pro­blèmes qui se posent dans l’en­semble de la zone euro. Et l’en­det­te­ment public est consi­dé­ré abs­trac­tion faite de la dérive finan­cière du capi­ta­lisme occi­den­tal, qui n’est elle-même qu’un moment dans le deve­nir du capi­ta­lisme de mar­ché. À rebours de cette occul­ta­tion, il convient d’é­ta­blir avec pré­ci­sion les connexions entre la trans­for­ma­tion de ce capi­ta­lisme et la crise de l’Eu­rope. En somme, c’est une « crise dans la crise » qui s’en­ra­cine dans une double dis­so­cia­tion : entre l’é­co­no­mique et le poli­tique et, à l’in­té­rieur du poli­tique, entre l’exer­cice du pou­voir au sein de l’U­nion et les peuples euro­péens. La catas­trophe de la mon­naie unique est située comme un concen­tré de ces contra­dic­tions. Heure de véri­té, qui pour­rait être l’oc­ca­sion d’un bond en avant, d’une gou­ver­nance inter­gou­ver­ne­men­tale bureau­cra­tique et illi­sible vers un fédé­ra­lisme citoyen.

La crise finan­cière dure depuis cinq ans, et on n’en voit pas la fin. Le sur­en­det­te­ment public, pri­vé et ban­caire pèse sur l’économie réelle, bloque la relance et nour­rit les pres­sions défla­tion­nistes, fac­teur de chô­mage. Elle doit donc être trai­tée comme telle par prio­ri­té. Sans allè­ge­ment de la dette, il n’y aura pas de relance en Europe. Pour­tant la crise finan­cière est aus­si symp­tôme et cata­lyse d’une crise plus fon­da­men­tale dans laquelle confluent, d’un côté, la trans­for­ma­tion du capi­ta­lisme occi­den­tal et, de l’autre, l’obsolescence du modèle d’intégration européenne.

La crise financière symptôme et catalyse

La crise finan­cière est endé­mique dans l’histoire du capi­ta­lisme. Elle sur­vient, selon la thèse de Minsk, au terme d’une période de sta­bi­li­té au cours de laquelle s’émousse le sens du risque : petit à petit, tout devient pos­sible, « cette fois, c’est dif­fé­rent », les arbres montent jusqu’au ciel. L’endettement ne connait plus de limites parce qu’il est garan­ti par des actifs réels ou finan­ciers en hausse conti­nue. Or cette infla­tion des actifs éclate en bulles spé­cu­la­tives lorsque la demande qui jusque-là sou­te­nait la hausse conti­nue des cours — immo­bi­lier, valeurs tech­no­lo­giques, Bourse — finit par se tarir. Alors ce pla­fon­ne­ment et puis l’inversion des cours exposent la vul­né­ra­bi­li­té des endet­te­ments pri­vés et ban­caires. Le méca­nisme se grippe. Des défauts appa­raissent en bout de chaine, et la dépré­cia­tion sou­daine des actifs remet en ques­tion la sou­te­na­bi­li­té de la dette contrac­tée pour les acqué­rir. Les banques contractent leurs bilans et restreignent le cré­dit aux PME. La décrue com­mence et la spi­rale défla­tion­niste s’engage.

C’est ce qui s’est pro­duit aux États-Unis à par­tir de 2007 avec les deux grandes ins­ti­tu­tions publiques de cré­dits hypo­thé­caires — Fan­nie Mae et Fred­die Mac — et qui a culmi­né avec la faillite de Leh­man Bro­thers, le 15 sep­tembre 2008, et le sau­ve­tage contro­ver­sé de l’assureur de cré­dits AIG. C’est ce qu’a connu l’Espagne après l’Irlande avec l’effondrement des cours de l’immobilier qui ont mis les banques prê­teuses en péril, les­quelles ont été sau­vées par les États. Ceux-ci se sont trou­vés bru­ta­le­ment sur­en­det­tés alors même que jusque-là les finances publiques de ces deux pays étaient saines. Les deux ingré­dients consti­tu­tifs d’une crise finan­cière sont, d’un côté, l’appréciation col­lec­tive incor­recte du risque et, de l’autre, une poli­tique moné­taire accom­mo­dante qui faci­lite le sur­en­det­te­ment. L’innovation finan­cière, en par­ti­cu­lier la titri­sa­tion, dis­si­mule l’actif ris­qué en l’incorporant dans un paquet sur­co­té par les agences de nota­tion, elles-mêmes agents des emprun­teurs, et dis­tri­bue le risque dans le sys­tème — le jeu de la patate chaude. La titri­sa­tion et le recours aux déri­vés, notam­ment les CDS, ont nour­ri l’illusion d’un monde désor­mais à l’abri du risque, or celui-ci d’individuel était deve­nu sys­té­mique. La spé­cu­la­tion pous­sée au paroxysme par l’effet de levier que per­met le sur­en­det­te­ment a par­fait l’ouvrage. Poli­tique moné­taire laxiste et défaillance de l’autorégulation reven­di­quée par l’industrie finan­cière ont consti­tué les deux vec­teurs de la crise qui nous a conduits au sur­en­det­te­ment géné­ra­li­sé dans lequel s’enlise l’économie occi­den­tale, ce qui nous annonce de nou­veaux et dra­ma­tiques rebon­dis­se­ments. Car la crise finan­cière révèle une trans­for­ma­tion plus pro­fonde du capi­ta­lisme de marché.

Le capitalisme occidental en crise systémique

Le capi­ta­lisme de mar­ché occi­den­tal a brus­que­ment chan­gé de mode de fonc­tion­ne­ment dans les années 1980 sous l’impulsion de trois forces : la révo­lu­tion des tech­no­lo­gies de l’information, l’avènement de la chaine glo­bale de pro­duc­tion au sein des firmes glo­bales et la déci­sion de la Chine de Deng Xiao­ping de s’intégrer, selon le sché­ma des Tigres asia­tiques (Corée, Hong Kong, Asean) dans l’économie mon­diale via l’exportation manu­fac­tu­rière et l’investissement direct étran­ger. La taille de la Chine et la vitesse de son pas­sage de l’autarcie agraire au sta­tut d’atelier du monde ont modi­fié l’échelle et la nature même de la glo­ba­li­sa­tion vou­lue et menée par l’Occident, élites poli­tiques et indus­trielles confon­dues. Cette trans­for­ma­tion de l’économie réelle mon­diale a une consé­quence immé­diate : le bas­cu­le­ment de l’économie mon­diale vers l’Est et vers les brics (Bré­sil, Rus­sie, Inde, Chine et Afrique du Sud) est désor­mais une réa­li­té. Avec lui s’évanouit la rente post­co­lo­niale de l’Occident qui consis­tait dans le mono­pole de l’emploi manu­fac­tu­rier et dans les prix bon mar­ché de l’énergie, des mine­rais et des pro­duits agri­coles impor­tés. Notre modèle social a per­du ain­si un de ses piliers majeurs.

Appa­raissent ici deux pre­mières causes de la mon­tée des inéga­li­tés à l’Ouest : le pro­grès tech­no­lo­gique d’abord et la glo­ba­li­sa­tion ensuite. Ce mou­ve­ment va être ampli­fié par une autre évo­lu­tion conco­mi­tante avec la glo­ba­li­sa­tion de la pro­duc­tion : l’hypertrophie de l’industrie finan­cière. La finance va en effet pous­ser à l’extrême la foca­li­sa­tion de la ges­tion de l’entreprise sur la « créa­tion de valeur pour l’actionnaire » en jouant sur les stock-options pour les diri­geants, mais aus­si en pous­sant ain­si au court-ter­misme de la ges­tion. Les écarts de rému­né­ra­tion vont explo­ser au sein de l’entreprise. La finance a acca­pa­ré pour elle-même une part crois­sante de la valeur ajou­tée, ce qui aggrave encore la dérive inégalitaire.

Der­rière l’hypertrophie de la finance, on trouve la poli­tique des banques cen­trales qui ont four­ni les mar­chés en liqui­di­tés abon­dantes et bon mar­ché, et dès lors dépla­cé les limites rai­son­nables de l’endettement. Les banques cen­trales agents de l’intérêt géné­ral, en par­ti­cu­lier la FED, la BCE et la Banque d’Angleterre, ont man­qué de pers­pi­ca­ci­té et se sont lais­sé gagner par « l’exubérance irra­tion­nelle » des mar­chés. Elles ont failli et portent avec les super­vi­seurs finan­ciers, une lourde res­pon­sa­bi­li­té dans la crise finan­cière. Ceux qui s’émerveillent de leur créa­ti­vi­té aujourd’hui dans le trai­te­ment de la crise de la dette sou­ve­raine et de la sous-capi­ta­li­sa­tion des banques, les exo­nèrent trop faci­le­ment de leurs défaillances graves de la période d’avant-crise : elles auraient dû savoir ce qu’il en était de l’inflation des actifs et du sur­en­det­te­ment de plu­sieurs banques sys­té­miques, elles auraient pu agir.

Les inéga­li­tés géné­rées par l’innovation tech­no­lo­gique, la glo­ba­li­sa­tion et l’hypertrophie finan­cière sont, en amont de l’endettement, le fac­teur prin­ci­pal de la crise sys­té­mique du capi­ta­lisme de mar­ché occi­den­tal. Ce sont elles en effet qui ont pous­sé les ménages au sur­en­det­te­ment pour sou­te­nir leur niveau de consom­ma­tion mal­gré le pla­fon­ne­ment voire le recul de leurs revenus.

Voi­ci donc le capi­ta­lisme occi­den­tal en crise sys­té­mique ! Quels sont les symp­tômes de cette crise ? D’abord, le sys­tème ne génère plus de crois­sance, pour­tant sa logique et sa rai­son d’être. Ensuite les outils clas­siques de relance ne répondent plus : la poli­tique moné­taire est neu­tra­li­sée par la « trappe à liqui­di­té» ; la poli­tique bud­gé­taire est asphyxiée par les défi­cits exces­sifs tan­dis qu’une poli­tique du taux de change déclen­che­rait une guerre des mon­naies et est non sou­hai­table. Enfin les États aux abois cherchent des poli­tiques hété­ro­doxes avec le double risque de pro­tec­tion­nisme et de retour au capi­ta­lisme d’État. Se pro­file la double menace de mesures contre le libre-échange inter­na­tio­nal et du recloi­son­ne­ment du mar­ché euro­péen déjà en cours dans le sec­teur ban­caire à rebours de ce qu’il fau­drait faire. Nous en sommes là aujourd’hui : le capi­ta­lisme de mar­ché court sur son erre. Les condi­tions d’une crise dans la crise sont réunies.

L’Europe, point de collision entre grand marché et modèles sociaux nationaux

Et l’Europe là-dedans ? Elle a la bonne dimen­sion pour agir à l’intérieur et au dehors. Et pour­tant elle tra­verse une crise exis­ten­tielle sans pré­cé­dent. À nou­veau ici, la crise finan­cière est symp­tôme et cata­lyse de la crise euro­péenne. L’Europe a inven­té les deux forces de la moder­ni­té : le capi­ta­lisme, fac­teur d’innovation et de crois­sance, et la démo­cra­tie, contre­pou­voir poli­tique à celui du mar­ché et mode de redis­tri­bu­tion de la richesse créée.

L’État-nation a été le cadre de cette inter­ac­tion entre capi­ta­lisme et démo­cra­tie qui a assis la pros­pé­ri­té de l’Europe sur la domi­na­tion du monde et plus tard a conduit aux conflits entre impé­ria­lismes natio­naux. Dans le contexte nou­veau créé par la glo­ba­li­sa­tion, l’UE pour­rait recons­ti­tuer dans une Europe ouverte au monde l’équilibre néces­saire entre mar­ché et pou­voir poli­tique. Mais elle n’y est pas encore par­ve­nue parce qu’elle a été construite pour un autre des­sein, celui pré­ci­sé­ment de libé­rer les forces du mar­ché pour nour­rir la crois­sance et ain­si de dépas­ser le pro­blème de la répar­ti­tion en fai­sant les riches plus riches et les pauvres moins pauvres.

Dès le départ, l’UE — alors la CEE à six — est une construc­tion schizo­phrénique : la sécu­ri­té de l’Europe, dans le contexte de guerre froide est l’affaire des États-Unis et de l’Otan, tan­dis que l’intégration euro­péenne est confi­née à l’économie. Cette dis­so­cia­tion fon­da­men­tale du poli­tique et de l’économique crée en germe les condi­tions d’une dérive du libé­ra­lisme de bon aloi des débuts vers le néo­li­bé­ra­lisme d’aujourd’hui. La dépen­dance stra­té­gique de Washing­ton et l’attraction du modèle pro­duc­tif amé­ri­cain, dont les failles sociale et envi­ron­ne­men­tale sont igno­rées, vont en effet pous­ser l’UE à opter pour une vision de l’économie axée sur la seule crois­sance de l’offre. Les argu­ments ne manquent pas : les excès d’un key­né­sia­nisme dévoyé qui a pro­vo­qué l’inflation et ali­men­té les dettes publiques dans les années 1970, le vieillis­se­ment qui appelle à accroitre taux d’emploi et pro­duc­ti­vi­té, et bien enten­du l’importance du couple éco­no­mies d’échelles-concurrence dans la com­pé­ti­tion internationale.

L’UE va construire de plus en plus son inté­gra­tion sur une éco­no­mie de l’offre étroi­te­ment cir­cons­crite à un espace sans fron­tières internes par la libre cir­cu­la­tion des biens et des fac­teurs ain­si que, fait cru­cial sou­vent négli­gé, sans fron­tières externes pour les mou­ve­ments de capi­taux. Mais cette inté­gra­tion pas­sive, assu­rée par une police du mar­ché inté­rieur, une poli­tique de concur­rence et une poli­tique com­mer­ciale ouverte, n’est flan­quée d’aucune poli­tique active en dehors de la PAC : ni éner­gique, ni indus­trielle, ni de défense, ni de recherche-déve­lop­pe­ment. Sur­tout, l’Europe, par le mar­ché unique et la mon­naie unique, orga­nise en fait, dès l’instant où elle refuse l’harmonisation, la mise en concur­rence des modèles sociaux et fis­caux natio­naux, obé­rant ain­si la capa­ci­té des États d’assumer leur fonc­tion tuté­laire face aux ajus­te­ments lourds impo­sés par le pro­grès tech­no­lo­gique, la glo­ba­li­sa­tion et l’élargissement de l’UE elle-même.

Cette uni­té du mar­ché reste par ailleurs inache­vée dans les domaines clés de l’énergie, des ser­vices finan­ciers et des com­mu­ni­ca­tions. L’intégration pas­sive incom­plète n’a pas don­né nais­sance à de véri­tables groupes indus­triels ou finan­ciers pro­pre­ment euro­péens, à l’exception d’EADS (Euro­pean Aero­nau­tic Defence and Space com­pa­ny). Du coup l’Europe n’a pas de cir­cons­crip­tion indus­trielle : elle a affaire à de grands groupes natio­naux. C’est une faille sérieuse dans la sou­ve­rai­ne­té européenne.

Le seul moteur uni­fi­ca­teur de l’UE-27 aujourd’hui est le grand mar­ché unique, piètre prin­cipe fédé­ra­teur pour une Europe aus­si hété­ro­gène. Ce défi­cit de pro­jet poli­tique tient au désac­cord qui per­siste entre les Vingt-Sept sur trois sujets majeurs : le degré de fédé­ra­li­sa­tion, le type de modèle social, la marge d’unité d’action diplo­ma­tique liée en ultime res­sort au niveau d’autonomie stra­té­gique à recon­naitre à l’Europe.

Mais, para­doxa­le­ment, c’est l’eurozone qui va le mieux sym­bo­li­ser ce divorce entre le poli­tique et l’économique. Alors que la mon­naie est un attri­but réga­lien au même titre que l’armée, et qu’elle pour­rait dès lors orien­ter la base de l’eurozone dans une direc­tion fédé­rale, elle a été rame­née, contre toute rai­son, à un outil de lutte contre l’inflation, et confiée à une agence indé­pen­dante, la bce, contrainte par un man­dat fort et strict : la sta­bi­li­té des prix. L’eurozone n’est pas une zone moné­taire opti­male en ce sens que ses États membres sont sujets à des chocs asy­mé­triques en rai­son de leurs dif­fé­rences de struc­tures éco­no­miques — dette, éner­gie, tech­no­lo­gie — et qu’elle se carac­té­rise par une faible mobi­li­té géo­gra­phique du tra­vail ain­si que par une rigi­di­té des salaires nomi­naux à la baisse qui freine l’ajustement en cas de sous-emploi struc­tu­rel. Ce han­di­cap com­mun à nombre de pays — y com­pris les États-Unis et la Chine — n’est pas, dans le cas de l’Europe, com­pen­sé par un puis­sant bud­get fédé­ral des­ti­né à trans­fé­rer les res­sources finan­cières d’un pays à sur­plus exté­rieur à un pays à défi­cit. En réa­li­té, l’eurozone, som­met de l’intégration éco­no­mique, en prin­cipe à voca­tion fédé­rale, est aujourd’hui gérée de façon inter­gou­ver­ne­men­tale, seul mode de fonc­tion­ne­ment lorsque les ins­tru­ments font défaut et qu’il faut inven­ter à vue des solu­tions ad hoc.

L’eurozone est une construc­tion inviable depuis l’origine, mais ses défauts struc­tu­rels n’ont été révé­lés que par la crise. En prin­cipe elle devrait repo­ser sur quatre piliers : la mon­naie, un bud­get de péréqua­tion à la fois trans­na­tio­nale et contra­cy­clique, une har­mo­ni­sa­tion de la fis­ca­li­té des fac­teurs mobiles (pro­fits des socié­tés et épargne finan­cière) et un sys­tème de régu­la­tion finan­cière pour l’eurozone com­por­tant à la fois super­vi­sion cen­tra­li­sée et méca­nisme cen­tra­li­sé de réso­lu­tion des crises ban­caires, l’union ban­caire reven­di­quée aujourd’hui par le gou­ver­neur de la BCE, Mario Draghi.

Or la poli­tique moné­taire n’avait été jusqu’ici confor­tée que par un accord de coor­di­na­tion bud­gé­taire, le Pacte de sta­bi­li­té et de crois­sance (PSC), bafoué par ses propres pro­mo­teurs, Paris et Ber­lin au pre­mier dépas­se­ment en 2003 de la norme de défi­cit exces­sif (3 % du PIB). Aujourd’hui ce psc est rem­pla­cé par un deal qui asso­cie la dis­ci­pline — le nou­veau Trai­té bud­gé­taire lequel consti­tu­tion­na­lise la règle d’or : à un « pare-feu finan­cier », le Méca­nisme euro­péen de sta­bi­li­té (MES), des­ti­né à contrer la spé­cu­la­tion sur la dette sou­ve­raine des États en dif­fi­cul­té. Mais ce pacte res­te­rait inopé­rant en cas de réces­sion per­sis­tante et le MES est trop faible pour pro­té­ger d’une attaque contre un grand État membre. Le Conseil euro­péen peine à don­ner à l’eurozone la base solide que néces­site son hétérogénéité.

Conclusion : vers un seuil de convergence

La route vers une mutua­li­sa­tion de la dette, un bud­get de l’eurozone, un pilier finan­cier et une har­mo­ni­sa­tion fis­cale, est longue et incer­taine. Il n’y a en effet aucune vision d’ensemble qui fasse consen­sus dans l’UE hor­mis le fait que l’Europe à deux vitesses s’avère désor­mais une réa­li­té. Il n’y a accord ni sur une fina­li­té ni sur une feuille de route. L’empirisme et le gra­dua­lisme sous la pres­sion des mar­chés finan­ciers résument la méthode pour l’essentiel. Le Conseil euro­péen dirige pour­tant l’eurozone vers le fédé­ra­lisme, mais il le fait dans le déni et à contre­cœur car il n’existe pas aujourd’hui en Europe de cou­rant fédé­ra­liste ni au sein des gou­ver­ne­ments ni des opi­nions publiques. C’est la néces­si­té qui fait loi.

Un seuil de cohé­rence des poli­tiques com­munes doit pour­tant être fran­chi pour assu­rer à la fois effi­ca­ci­té et démo­cra­tie dans l’Europe dont l’emprise se fait de plus en plus étroite sur les éco­no­mies natio­nales. Nous voi­ci ain­si ren­voyés au double divorce dont l’Europe est le théâtre : déca­lage entre mar­ché et poli­tique, et du côté de la poli­tique, déca­lage entre kra­tos et demos, entre pou­voir et opi­nion. L’Europe offre la pos­si­bi­li­té de reprendre la mai­trise du capi­ta­lisme de mar­ché à la fois au-dedans et à tra­vers une gou­ver­nance mul­ti­la­té­rale à par­tir du niveau de la glo­ba­li­sa­tion en cours avec son nou­vel équi­libre entre pays avan­cés et émer­gents, entre Est et Ouest, Nord et Sud.

Mais l’Europe ne peut bâtir à son niveau un cadre de dis­ci­pline de cor­rec­tion et de redis­tri­bu­tion de la richesse que si elle fonde sa propre gou­ver­nance à la fois sur un consen­sus autour d’un modèle interne et sur sa pro­jec­tion dans le monde. Cela implique une vision par­ta­gée de l’équilibre géo­po­li­tique recher­ché avec les États-Unis, la Chine, la Rus­sie et l’Afrique notamment.

L’heure de véri­té a son­né pour l’Europe : l’UE poli­tique doit se dévoi­ler et prendre la direc­tion de l’eurozone, en lui confé­rant sa nature pro­fonde de « com­mu­nau­té de des­tin » face aux bou­le­ver­se­ments éco­no­miques et face au conflit des res­sources qui devient un enjeu majeur de notre sécurité.

Entre une rhé­to­rique néo­li­bé­rale a‑européenne au ser­vice d’une crois­sance à la fois impro­bable et en tous les cas for­te­ment inéga­li­taire, et une social-démo­cra­tie agrip­pée à une ver­sion de l’État-providence miné par la perte de la rente post­co­lo­niale, une doc­trine reste à construire. Il s’agit de pro­duire du sens pour le pro­jet euro­péen et ain­si fon­der un fédé­ra­lisme citoyen alter­na­tif à une gou­ver­nance inter­gou­ver­ne­men­tale bureau­cra­tique et illisible.

L’enjeu est la réap­pro­pria­tion par un demos citoyen d’une Europe jusqu’ici aban­don­née aux élites, ou plu­tôt l’émergence d’élites nou­velles qui renon­ce­raient à ins­tru­men­ta­li­ser la construc­tion euro­péenne au pro­fit des seuls inté­rêts éco­no­miques. L’heure de la mobi­li­sa­tion citoyenne a son­né en Europe. L’heure de la poli­tique par conséquent !

Pierre Defraigne


Auteur