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La crise, ferment d’un fédéralisme européen
Le surendettement des pays du sud de l’Europe amène à sous-estimer les problèmes qui se posent dans l’ensemble de la zone euro. Et l’endettement public est considéré abstraction faite de la dérive financière du capitalisme occidental, qui n’est elle-même qu’un moment dans le devenir du capitalisme de marché. À rebours de cette occultation, il convient d’établir avec précision les connexions entre la transformation de ce capitalisme et la crise de l’Europe. En somme, c’est une « crise dans la crise » qui s’enracine dans une double dissociation : entre l’économique et le politique et, à l’intérieur du politique, entre l’exercice du pouvoir au sein de l’Union et les peuples européens. La catastrophe de la monnaie unique est située comme un concentré de ces contradictions. Heure de vérité, qui pourrait être l’occasion d’un bond en avant, d’une gouvernance intergouvernementale bureaucratique et illisible vers un fédéralisme citoyen.
La crise financière dure depuis cinq ans, et on n’en voit pas la fin. Le surendettement public, privé et bancaire pèse sur l’économie réelle, bloque la relance et nourrit les pressions déflationnistes, facteur de chômage. Elle doit donc être traitée comme telle par priorité. Sans allègement de la dette, il n’y aura pas de relance en Europe. Pourtant la crise financière est aussi symptôme et catalyse d’une crise plus fondamentale dans laquelle confluent, d’un côté, la transformation du capitalisme occidental et, de l’autre, l’obsolescence du modèle d’intégration européenne.
La crise financière symptôme et catalyse
La crise financière est endémique dans l’histoire du capitalisme. Elle survient, selon la thèse de Minsk, au terme d’une période de stabilité au cours de laquelle s’émousse le sens du risque : petit à petit, tout devient possible, « cette fois, c’est différent », les arbres montent jusqu’au ciel. L’endettement ne connait plus de limites parce qu’il est garanti par des actifs réels ou financiers en hausse continue. Or cette inflation des actifs éclate en bulles spéculatives lorsque la demande qui jusque-là soutenait la hausse continue des cours — immobilier, valeurs technologiques, Bourse — finit par se tarir. Alors ce plafonnement et puis l’inversion des cours exposent la vulnérabilité des endettements privés et bancaires. Le mécanisme se grippe. Des défauts apparaissent en bout de chaine, et la dépréciation soudaine des actifs remet en question la soutenabilité de la dette contractée pour les acquérir. Les banques contractent leurs bilans et restreignent le crédit aux PME. La décrue commence et la spirale déflationniste s’engage.
C’est ce qui s’est produit aux États-Unis à partir de 2007 avec les deux grandes institutions publiques de crédits hypothécaires — Fannie Mae et Freddie Mac — et qui a culminé avec la faillite de Lehman Brothers, le 15 septembre 2008, et le sauvetage controversé de l’assureur de crédits AIG. C’est ce qu’a connu l’Espagne après l’Irlande avec l’effondrement des cours de l’immobilier qui ont mis les banques prêteuses en péril, lesquelles ont été sauvées par les États. Ceux-ci se sont trouvés brutalement surendettés alors même que jusque-là les finances publiques de ces deux pays étaient saines. Les deux ingrédients constitutifs d’une crise financière sont, d’un côté, l’appréciation collective incorrecte du risque et, de l’autre, une politique monétaire accommodante qui facilite le surendettement. L’innovation financière, en particulier la titrisation, dissimule l’actif risqué en l’incorporant dans un paquet surcoté par les agences de notation, elles-mêmes agents des emprunteurs, et distribue le risque dans le système — le jeu de la patate chaude. La titrisation et le recours aux dérivés, notamment les CDS, ont nourri l’illusion d’un monde désormais à l’abri du risque, or celui-ci d’individuel était devenu systémique. La spéculation poussée au paroxysme par l’effet de levier que permet le surendettement a parfait l’ouvrage. Politique monétaire laxiste et défaillance de l’autorégulation revendiquée par l’industrie financière ont constitué les deux vecteurs de la crise qui nous a conduits au surendettement généralisé dans lequel s’enlise l’économie occidentale, ce qui nous annonce de nouveaux et dramatiques rebondissements. Car la crise financière révèle une transformation plus profonde du capitalisme de marché.
Le capitalisme occidental en crise systémique
Le capitalisme de marché occidental a brusquement changé de mode de fonctionnement dans les années 1980 sous l’impulsion de trois forces : la révolution des technologies de l’information, l’avènement de la chaine globale de production au sein des firmes globales et la décision de la Chine de Deng Xiaoping de s’intégrer, selon le schéma des Tigres asiatiques (Corée, Hong Kong, Asean) dans l’économie mondiale via l’exportation manufacturière et l’investissement direct étranger. La taille de la Chine et la vitesse de son passage de l’autarcie agraire au statut d’atelier du monde ont modifié l’échelle et la nature même de la globalisation voulue et menée par l’Occident, élites politiques et industrielles confondues. Cette transformation de l’économie réelle mondiale a une conséquence immédiate : le basculement de l’économie mondiale vers l’Est et vers les brics (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) est désormais une réalité. Avec lui s’évanouit la rente postcoloniale de l’Occident qui consistait dans le monopole de l’emploi manufacturier et dans les prix bon marché de l’énergie, des minerais et des produits agricoles importés. Notre modèle social a perdu ainsi un de ses piliers majeurs.
Apparaissent ici deux premières causes de la montée des inégalités à l’Ouest : le progrès technologique d’abord et la globalisation ensuite. Ce mouvement va être amplifié par une autre évolution concomitante avec la globalisation de la production : l’hypertrophie de l’industrie financière. La finance va en effet pousser à l’extrême la focalisation de la gestion de l’entreprise sur la « création de valeur pour l’actionnaire » en jouant sur les stock-options pour les dirigeants, mais aussi en poussant ainsi au court-termisme de la gestion. Les écarts de rémunération vont exploser au sein de l’entreprise. La finance a accaparé pour elle-même une part croissante de la valeur ajoutée, ce qui aggrave encore la dérive inégalitaire.
Derrière l’hypertrophie de la finance, on trouve la politique des banques centrales qui ont fourni les marchés en liquidités abondantes et bon marché, et dès lors déplacé les limites raisonnables de l’endettement. Les banques centrales agents de l’intérêt général, en particulier la FED, la BCE et la Banque d’Angleterre, ont manqué de perspicacité et se sont laissé gagner par « l’exubérance irrationnelle » des marchés. Elles ont failli et portent avec les superviseurs financiers, une lourde responsabilité dans la crise financière. Ceux qui s’émerveillent de leur créativité aujourd’hui dans le traitement de la crise de la dette souveraine et de la sous-capitalisation des banques, les exonèrent trop facilement de leurs défaillances graves de la période d’avant-crise : elles auraient dû savoir ce qu’il en était de l’inflation des actifs et du surendettement de plusieurs banques systémiques, elles auraient pu agir.
Les inégalités générées par l’innovation technologique, la globalisation et l’hypertrophie financière sont, en amont de l’endettement, le facteur principal de la crise systémique du capitalisme de marché occidental. Ce sont elles en effet qui ont poussé les ménages au surendettement pour soutenir leur niveau de consommation malgré le plafonnement voire le recul de leurs revenus.
Voici donc le capitalisme occidental en crise systémique ! Quels sont les symptômes de cette crise ? D’abord, le système ne génère plus de croissance, pourtant sa logique et sa raison d’être. Ensuite les outils classiques de relance ne répondent plus : la politique monétaire est neutralisée par la « trappe à liquidité» ; la politique budgétaire est asphyxiée par les déficits excessifs tandis qu’une politique du taux de change déclencherait une guerre des monnaies et est non souhaitable. Enfin les États aux abois cherchent des politiques hétérodoxes avec le double risque de protectionnisme et de retour au capitalisme d’État. Se profile la double menace de mesures contre le libre-échange international et du recloisonnement du marché européen déjà en cours dans le secteur bancaire à rebours de ce qu’il faudrait faire. Nous en sommes là aujourd’hui : le capitalisme de marché court sur son erre. Les conditions d’une crise dans la crise sont réunies.
L’Europe, point de collision entre grand marché et modèles sociaux nationaux
Et l’Europe là-dedans ? Elle a la bonne dimension pour agir à l’intérieur et au dehors. Et pourtant elle traverse une crise existentielle sans précédent. À nouveau ici, la crise financière est symptôme et catalyse de la crise européenne. L’Europe a inventé les deux forces de la modernité : le capitalisme, facteur d’innovation et de croissance, et la démocratie, contrepouvoir politique à celui du marché et mode de redistribution de la richesse créée.
L’État-nation a été le cadre de cette interaction entre capitalisme et démocratie qui a assis la prospérité de l’Europe sur la domination du monde et plus tard a conduit aux conflits entre impérialismes nationaux. Dans le contexte nouveau créé par la globalisation, l’UE pourrait reconstituer dans une Europe ouverte au monde l’équilibre nécessaire entre marché et pouvoir politique. Mais elle n’y est pas encore parvenue parce qu’elle a été construite pour un autre dessein, celui précisément de libérer les forces du marché pour nourrir la croissance et ainsi de dépasser le problème de la répartition en faisant les riches plus riches et les pauvres moins pauvres.
Dès le départ, l’UE — alors la CEE à six — est une construction schizophrénique : la sécurité de l’Europe, dans le contexte de guerre froide est l’affaire des États-Unis et de l’Otan, tandis que l’intégration européenne est confinée à l’économie. Cette dissociation fondamentale du politique et de l’économique crée en germe les conditions d’une dérive du libéralisme de bon aloi des débuts vers le néolibéralisme d’aujourd’hui. La dépendance stratégique de Washington et l’attraction du modèle productif américain, dont les failles sociale et environnementale sont ignorées, vont en effet pousser l’UE à opter pour une vision de l’économie axée sur la seule croissance de l’offre. Les arguments ne manquent pas : les excès d’un keynésianisme dévoyé qui a provoqué l’inflation et alimenté les dettes publiques dans les années 1970, le vieillissement qui appelle à accroitre taux d’emploi et productivité, et bien entendu l’importance du couple économies d’échelles-concurrence dans la compétition internationale.
L’UE va construire de plus en plus son intégration sur une économie de l’offre étroitement circonscrite à un espace sans frontières internes par la libre circulation des biens et des facteurs ainsi que, fait crucial souvent négligé, sans frontières externes pour les mouvements de capitaux. Mais cette intégration passive, assurée par une police du marché intérieur, une politique de concurrence et une politique commerciale ouverte, n’est flanquée d’aucune politique active en dehors de la PAC : ni énergique, ni industrielle, ni de défense, ni de recherche-développement. Surtout, l’Europe, par le marché unique et la monnaie unique, organise en fait, dès l’instant où elle refuse l’harmonisation, la mise en concurrence des modèles sociaux et fiscaux nationaux, obérant ainsi la capacité des États d’assumer leur fonction tutélaire face aux ajustements lourds imposés par le progrès technologique, la globalisation et l’élargissement de l’UE elle-même.
Cette unité du marché reste par ailleurs inachevée dans les domaines clés de l’énergie, des services financiers et des communications. L’intégration passive incomplète n’a pas donné naissance à de véritables groupes industriels ou financiers proprement européens, à l’exception d’EADS (European Aeronautic Defence and Space company). Du coup l’Europe n’a pas de circonscription industrielle : elle a affaire à de grands groupes nationaux. C’est une faille sérieuse dans la souveraineté européenne.
Le seul moteur unificateur de l’UE-27 aujourd’hui est le grand marché unique, piètre principe fédérateur pour une Europe aussi hétérogène. Ce déficit de projet politique tient au désaccord qui persiste entre les Vingt-Sept sur trois sujets majeurs : le degré de fédéralisation, le type de modèle social, la marge d’unité d’action diplomatique liée en ultime ressort au niveau d’autonomie stratégique à reconnaitre à l’Europe.
Mais, paradoxalement, c’est l’eurozone qui va le mieux symboliser ce divorce entre le politique et l’économique. Alors que la monnaie est un attribut régalien au même titre que l’armée, et qu’elle pourrait dès lors orienter la base de l’eurozone dans une direction fédérale, elle a été ramenée, contre toute raison, à un outil de lutte contre l’inflation, et confiée à une agence indépendante, la bce, contrainte par un mandat fort et strict : la stabilité des prix. L’eurozone n’est pas une zone monétaire optimale en ce sens que ses États membres sont sujets à des chocs asymétriques en raison de leurs différences de structures économiques — dette, énergie, technologie — et qu’elle se caractérise par une faible mobilité géographique du travail ainsi que par une rigidité des salaires nominaux à la baisse qui freine l’ajustement en cas de sous-emploi structurel. Ce handicap commun à nombre de pays — y compris les États-Unis et la Chine — n’est pas, dans le cas de l’Europe, compensé par un puissant budget fédéral destiné à transférer les ressources financières d’un pays à surplus extérieur à un pays à déficit. En réalité, l’eurozone, sommet de l’intégration économique, en principe à vocation fédérale, est aujourd’hui gérée de façon intergouvernementale, seul mode de fonctionnement lorsque les instruments font défaut et qu’il faut inventer à vue des solutions ad hoc.
L’eurozone est une construction inviable depuis l’origine, mais ses défauts structurels n’ont été révélés que par la crise. En principe elle devrait reposer sur quatre piliers : la monnaie, un budget de péréquation à la fois transnationale et contracyclique, une harmonisation de la fiscalité des facteurs mobiles (profits des sociétés et épargne financière) et un système de régulation financière pour l’eurozone comportant à la fois supervision centralisée et mécanisme centralisé de résolution des crises bancaires, l’union bancaire revendiquée aujourd’hui par le gouverneur de la BCE, Mario Draghi.
Or la politique monétaire n’avait été jusqu’ici confortée que par un accord de coordination budgétaire, le Pacte de stabilité et de croissance (PSC), bafoué par ses propres promoteurs, Paris et Berlin au premier dépassement en 2003 de la norme de déficit excessif (3 % du PIB). Aujourd’hui ce psc est remplacé par un deal qui associe la discipline — le nouveau Traité budgétaire lequel constitutionnalise la règle d’or : à un « pare-feu financier », le Mécanisme européen de stabilité (MES), destiné à contrer la spéculation sur la dette souveraine des États en difficulté. Mais ce pacte resterait inopérant en cas de récession persistante et le MES est trop faible pour protéger d’une attaque contre un grand État membre. Le Conseil européen peine à donner à l’eurozone la base solide que nécessite son hétérogénéité.
Conclusion : vers un seuil de convergence
La route vers une mutualisation de la dette, un budget de l’eurozone, un pilier financier et une harmonisation fiscale, est longue et incertaine. Il n’y a en effet aucune vision d’ensemble qui fasse consensus dans l’UE hormis le fait que l’Europe à deux vitesses s’avère désormais une réalité. Il n’y a accord ni sur une finalité ni sur une feuille de route. L’empirisme et le gradualisme sous la pression des marchés financiers résument la méthode pour l’essentiel. Le Conseil européen dirige pourtant l’eurozone vers le fédéralisme, mais il le fait dans le déni et à contrecœur car il n’existe pas aujourd’hui en Europe de courant fédéraliste ni au sein des gouvernements ni des opinions publiques. C’est la nécessité qui fait loi.
Un seuil de cohérence des politiques communes doit pourtant être franchi pour assurer à la fois efficacité et démocratie dans l’Europe dont l’emprise se fait de plus en plus étroite sur les économies nationales. Nous voici ainsi renvoyés au double divorce dont l’Europe est le théâtre : décalage entre marché et politique, et du côté de la politique, décalage entre kratos et demos, entre pouvoir et opinion. L’Europe offre la possibilité de reprendre la maitrise du capitalisme de marché à la fois au-dedans et à travers une gouvernance multilatérale à partir du niveau de la globalisation en cours avec son nouvel équilibre entre pays avancés et émergents, entre Est et Ouest, Nord et Sud.
Mais l’Europe ne peut bâtir à son niveau un cadre de discipline de correction et de redistribution de la richesse que si elle fonde sa propre gouvernance à la fois sur un consensus autour d’un modèle interne et sur sa projection dans le monde. Cela implique une vision partagée de l’équilibre géopolitique recherché avec les États-Unis, la Chine, la Russie et l’Afrique notamment.
L’heure de vérité a sonné pour l’Europe : l’UE politique doit se dévoiler et prendre la direction de l’eurozone, en lui conférant sa nature profonde de « communauté de destin » face aux bouleversements économiques et face au conflit des ressources qui devient un enjeu majeur de notre sécurité.
Entre une rhétorique néolibérale a‑européenne au service d’une croissance à la fois improbable et en tous les cas fortement inégalitaire, et une social-démocratie agrippée à une version de l’État-providence miné par la perte de la rente postcoloniale, une doctrine reste à construire. Il s’agit de produire du sens pour le projet européen et ainsi fonder un fédéralisme citoyen alternatif à une gouvernance intergouvernementale bureaucratique et illisible.
L’enjeu est la réappropriation par un demos citoyen d’une Europe jusqu’ici abandonnée aux élites, ou plutôt l’émergence d’élites nouvelles qui renonceraient à instrumentaliser la construction européenne au profit des seuls intérêts économiques. L’heure de la mobilisation citoyenne a sonné en Europe. L’heure de la politique par conséquent !