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La crise du système démocratique

Numéro 9/10 septembre/octobre 2014 - démocratie élections par Vincent de Coorebyter

septembre 2014

Nous vivons une crise struc­tu­relle du sys­tème démo­cra­tique, une crise inhé­rente, peut-être pas à son fonc­tion­ne­ment d’origine, mais à ses grandes carac­té­ris­tiques telles qu’on les connait depuis un siècle.  Le sys­tème semble inca­pable de déve­lop­per la capa­ci­té d’adhésion de l’électeur ordi­naire. Du point de vue du citoyen, en regar­dant les effets et non les causes, on identifie […]

Nous vivons une crise struc­tu­relle du sys­tème démo­cra­tique, une crise inhé­rente, peut-être pas à son fonc­tion­ne­ment d’origine, mais à ses grandes carac­té­ris­tiques telles qu’on les connait depuis un siècle. 

Le sys­tème semble inca­pable de déve­lop­per la capa­ci­té d’adhésion de l’électeur ordi­naire. Du point de vue du citoyen, en regar­dant les effets et non les causes, on iden­ti­fie aisé­ment deux types d’aliénations propres au suf­frage uni­ver­sel, qui sont très puis­santes et se ren­forcent mutuellement. 

Les deux aliénations 

Le pre­mier point, le plus connu, a notam­ment été mis en évi­dence par Rous­seau. Le sys­tème repré­sen­ta­tif est d’abord fon­dé sur un méca­nisme d’aliénation. Par défi­ni­tion, c’est une dépos­ses­sion de notre volon­té per­son­nelle au pro­fit de ceux qui nous repré­sentent, qui gou­vernent, qui adoptent les lois, qui les éla­borent. Pour Rous­seau, ce « chèque en blanc » était une forme d’esclavage. Avec beau­coup de cruau­té, il écri­vait : « Le peuple anglais pense être libre, il se trompe fort ; il ne l’est que durant l’élection des membres du par­le­ment : sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien1. » Tout le monde ne lit pas Rous­seau, mais tout le monde sent bien, comme simple citoyen, que la démo­cra­tie, sys­tème poli­tique « pour le peuple et par le peuple », est une fic­tion : tous les quatre, cinq ou six ans, le peuple se dépos­sède de sa volon­té sou­ve­raine en choi­sis­sant ceux qui vont l’exercer à sa place, avec tous les risques d’altération de sa volon­té que cela sup­pose puisque l’on sait qu’il n’y a aucune forme de man­dat impé­ra­tif pré­vue par le système. 

Une deuxième alié­na­tion, à laquelle on est moins atten­tif dans la lit­té­ra­ture, est celle qui subor­donne la volon­té de cha­cun aux effets de masse. Contrai­re­ment à ce que l’on veut tou­jours nous faire croire à l’approche des cam­pagnes élec­to­rales, mon vote, et cha­cun peut en avoir le pres­sen­ti­ment même s’il ne le théo­rise pas, ne pèse pas par lui-même. Comme direc­teur géné­ral du Crisp, on m’a deman­dé à plu­sieurs reprises d’appeler les citoyens à voter en rap­pe­lant que chaque voix compte. Et j’ai tou­jours dit : « Non, chaque voix ne compte pas, chaque voix est comp­tée, ce qui n’est pas la même chose. » Pour l’élection euro­péenne de mai 2014, on a vu les auto­ri­tés ten­ter d’attirer des citoyens vers les urnes en leur fai­sant croire qu’ils allaient par­ti­ci­per à une for­mi­dable opé­ra­tion de sou­ve­rai­ne­té popu­laire. 388 mil­lions d’électeurs ! Cela veut dire que le bul­le­tin que je mets dans l’urne, si tout le monde par­ti­cipe au vote, vaut 1/388 mil­lio­nième, une goutte d’eau dans l’océan… Com­ment vou­lez-vous que je sois convain­cu de mon pou­voir quand il est si évident qu’il est par­ta­gé par tous les autres ? 

En réa­li­té, mon vote pèse — j’ai l’impression qu’il a été utile, je suis satis­fait du résul­tat, j’ai l’impression que la démo­cra­tie est ce qu’elle semble pro­mettre à savoir l’expression de la volon­té popu­laire ou, comme je suis un petit peuple à moi tout seul, l’expression de ma volon­té —, mon vote pèse s’il est par­ta­gé par une masse suf­fi­sante d’autres élec­teurs qui votent dans le même sens que moi et qui portent au pou­voir le par­ti pour lequel j’ai voté. Mon vote pèse à condi­tion que je sois un membre d’une série très large de per­sonnes qui votent de la même manière, et au moment où je mets mon bul­le­tin dans l’urne, je peux avoir confu­sé­ment conscience de cette deuxième alié­na­tion. Je ne serai effi­cace que si beau­coup de per­sonnes avec les­quelles je n’ai aucun rap­port décident, le même jour, de poser le même geste. 

S’il n’y avait pas les son­dages qui nous donnent l’impression de connaitre les résul­tats des élec­tions à l’avance, nous serions beau­coup plus conscients de cette alié­na­tion de cha­cun à la masse des autres. Nous ferions face à une indé­ter­mi­na­tion com­plète et nous devrions attendre l’annonce des résul­tats pour décou­vrir si nous sommes dans le bon train, celui qui va par­ti­ci­per au pou­voir, ou si, au contraire, nous fai­sons par­tie, peut-être une fois de plus, de la mino­ri­té. Un cer­tain nombre de citoyens, en rai­son de leurs options poli­tiques, res­tent struc­tu­rel­le­ment dans l’opposition. Une série de per­sonnes ont le sen­ti­ment per­ma­nent que le sys­tème les ignore puisqu’il y a tou­jours une majo­ri­té qui a la mau­vaise idée de voter autre­ment que ce qu’elles veulent. 

C’est donc tout de même un sys­tème très par­ti­cu­lier. Évi­dem­ment, ce que j’évoque ici est l’effet néga­tif de ce qui consti­tue la ver­tu fon­da­men­tale de la démo­cra­tie, à savoir un méca­nisme de par­tage du pou­voir. Et je ne parle même pas du droit uni­ver­sel à l’éligibilité… C’est bien l’objectif du suf­frage uni­ver­sel que d’éviter que la volon­té d’une seule per­sonne pèse par­ti­cu­liè­re­ment. C’est l’antidote ou l’alternative radi­cale à des sys­tèmes de pou­voir per­son­nel, monar­chique, des­po­tique, dans les­quels cer­taines volon­tés indi­vi­duelles pèsent davan­tage que le peuple entier. Réjouis­sons-nous donc, démo­crates que nous sommes, que notre vote indi­vi­duel ne pèse rien par lui-même, et que nous devions être en accord avec d’autres pour que notre volon­té se tra­duise dans les faits… 

Inutile, dès lors, de crier au scan­dale : je ne vois pas com­ment, dans un sys­tème de démo­cra­tie repré­sen­ta­tive, on évite ce gigan­tesque incon­vé­nient, ce double incon­vé­nient, qu’est l’aliénation au pro­fit des déci­sions prises par des élus et l’aliénation au pro­fit des déci­sions prises par la série d’autres citoyens qui auraient la bonne idée de voter de la même manière que moi. 

Le suffrage censitaire, âge d’or de la démocratie ?

Ce double phé­no­mène d’aliénation n’existait pas à l’origine, ou cer­tai­ne­ment pas au même degré. Para­doxa­le­ment, l’« âge d’or » de la démo­cra­tie repré­sen­ta­tive est l’époque du suf­frage cen­si­taire, époque où le corps élec­to­ral se rédui­sait à 1 % de la popu­la­tion. À cette époque, les tra­vaux de Jean Sten­gers l’ont bien mon­tré, un vote indi­vi­duel pou­vait comp­ter : il y avait tel­le­ment peu de per­sonnes qui votaient dans des cir­cons­crip­tions de petite taille qu’il arri­vait que le choix de tel élu plu­tôt que de tel autre repose sur deux ou trois per­sonnes. Sten­gers rap­porte des cas, au XIXe siècle, où plu­sieurs déci­sions de jus­tice suc­ces­sives ont été néces­saires pour déci­der si tel élec­teur habi­tait telle com­mune ou la com­mune voi­sine. Parce que l’on savait que dans le tout petit élec­to­rat local, il suf­fi­sait que cette per­sonne soit éjec­tée pour que le rap­port de force bas­cule. Quand vous avez un tout petit corps élec­to­ral, le poids rela­tif du vote indi­vi­duel est beau­coup plus important. 

D’autre part, à l’époque, ceux qui par­ti­cipent au sys­tème repré­sen­ta­tif sont extrê­me­ment à l’aise : ils ont le sen­ti­ment que le sys­tème leur per­met de tra­duire dans les faits leur volon­té poli­tique parce que, pour l’essentiel, ils sont tous pareils. En Bel­gique, en 1831, le corps élec­to­ral ne se divise que sur un seul plan, celui que l’on appel­le­ra le cli­vage Église/ État. Tous les élec­teurs sont convain­cus que la reli­gion doit jouer un rôle social et main­te­nir les pauvres dans l’obéissance, mais un début de ligne de frac­ture se fait jour entre ceux qui sont prêts à lais­ser à l’Église les plus larges res­pon­sa­bi­li­tés et une mino­ri­té qui se méfie de l’emprise de la reli­gion sur les liber­tés indi­vi­duelles. Pour le reste, le corps élec­to­ral et le corps des diri­geants de l’État sont remar­qua­ble­ment homo­gènes : ce sont tous des hommes, des fran­co­phones, des bour­geois ou des aris­to­crates, et ils sont à peu près tous catho­liques. Xavier Mabille avait cou­tume de dire qu’on a com­men­cé à par­ler du pro­blème de la poli­ti­sa­tion de la magis­tra­ture lorsque l’on a vu appa­raitre des magis­trats qui n’étaient pas fran­co­phones et catho­liques… C’est à ce moment-là que cer­tains ont com­men­cé à dénon­cer le fait que l’on « poli­ti­sait » : ils ne sup­por­taient pas de voir appa­raitre d’autres appar­te­nances idéo­lo­giques que celle qui avait jusqu’alors eu le mono­pole de la magistrature. 

Dans cet élec­to­rat extrê­me­ment homo­gène, il y avait évi­dem­ment un sen­ti­ment d’efficacité des volon­tés poli­tiques puisqu’elles étaient très lar­ge­ment par­ta­gées. Il exis­tait, bien sûr, un cer­tain nombre de divi­sions autres que la divi­sion phi­lo­so­phique que j’ai évo­quée ; par exemple, entre les inté­rêts agraires et des inté­rêts indus­triels en déve­lop­pe­ment. Mais cela se dérou­lait dans un monde très homogène. 

Ce qui a com­men­cé à per­ver­tir la démo­cra­tie repré­sen­ta­tive est l’instauration du suf­frage uni­ver­sel, qui a eu pour consé­quence que ceux qui jusque-là avaient le mono­pole de l’expression poli­tique l’ont per­du au pro­fit d’autres frac­tions qui, elles-mêmes, dès qu’elles sont entrées dans le sys­tème, étaient déjà en quelque sorte bat­tues, ou en tout cas en dif­fi­cul­té, puisqu’elles ne consti­tuaient cha­cune qu’une frac­tion sup­plé­men­taire qui allait devoir essayer de se faire une place, for
cément rela­tive, à côté des frac­tions déjà exis­tantes. Par le suf­frage uni­ver­sel, on intro­duit l’altérité au sein du Par­le­ment : on com­mence à entendre, à la fin du XIXe siècle, quelques dis­cours en néer­lan­dais et quelques défen­seurs de la cause fla­mande ; on com­mence à voir, dans l’hémicycle, quelques défen­seurs de la cause pro­lé­ta­rienne qui ne sont pas de grands bourgeois. 

Dès ce moment, on observe que le sys­tème fait des gagnants et des per­dants. Le corps poli­tique n’est plus homo­gène, donc il ne se satis­fait pas d’un mode de fonc­tion­ne­ment qui fait alter­ner les catho­liques et les libé­raux au pou­voir : il y a des majo­ri­tés et des mino­ri­tés, des domi­nants et des domi­nés, dont le POB qui res­te­ra long­temps dans l’opposition. Mais le sys­tème emporte glo­ba­le­ment l’adhésion, mal­gré tout, pen­dant près d’un siècle, parce que les domi­na­tions subies par dif­fé­rentes frac­tions de la socié­té sont tel­le­ment puis­santes que ces frac­tions domi­nées ont d’excellentes rai­sons de se mobi­li­ser pour entrer dans le jeu démo­cra­tique et pour essayer de pro­fi­ter du suf­frage uni­ver­sel. J’ai iro­ni­sé sur le fait que le suf­frage uni­ver­sel est le levier du dépé­ris­se­ment du sys­tème, c’était évi­dem­ment une bou­tade. Posi­ti­ve­ment, bien sûr, que cela soit pour les Fla­mands, les ouvriers ou toutes les caté­go­ries exclues, il est fon­da­men­tal d’entrer dans le méca­nisme pour avoir une chance de cor­ri­ger les domi­na­tions subies — ce qui vau­dra éga­le­ment pour les femmes, au XXe siècle. 

En outre, l’intensité de la domi­na­tion exer­cée — celle de l’Église sur les idées et les mœurs, celle des fran­co­phones par rap­port aux Fla­mands, celle de la bour­geoise ou de l’aristocratie par rap­port aux classes popu­laires, celle du centre par rap­port à la péri­phé­rie (ce qui n’est pas exac­te­ment la même chose que la ques­tion lin­guis­tique) —, l’intensité de la domi­na­tion est telle qu’il y a des phé­no­mènes spon­ta­nés, indé­pen­dants du sys­tème repré­sen­ta­tif, de mobi­li­sa­tion, de contes­ta­tion, de grève, de grandes mani­fes­ta­tions. Il y a une vie démo­cra­tique intense : des frac­tions de la socié­té s’opposent bloc à bloc dans des ten­ta­tives, pour ceux qui sont domi­nés, d’équilibrer ou de ren­ver­ser la domi­na­tion subie. Tant que l’on en reste à ce pro­ces­sus lourd il y a une res­pi­ra­tion démo­cra­tique, parce que, même si le vote com­porte les carac­tères alié­nants évo­qués plus haut, la grande majo­ri­té de la popu­la­tion se retrouve dans un des blocs en pré­sence, soit du côté domi­nant, soit du côté domi­né. Il y a donc une mobi­li­sa­tion qui se fait à la fois dans l’arène poli­tique, mais aus­si dans la rue. 

L’après-guerre voit une série de mobi­li­sa­tions citoyennes de rue autour de la ques­tion royale au début des années 1950, de la guerre sco­laire dans la période 1954 – 1958 (quand il y a eu une réac­tion des milieux catho­liques à la poli­tique de rééqui­li­brage sco­laire du gou­ver­ne­ment socia­liste-libé­ral), de la ques­tion lin­guis­tique autour de 1960 (avec les grandes marches fla­mandes sur Bruxelles pour obte­nir la fixa­tion de la fron­tière lin­guis­tique), de la ques­tion sociale durant l’hiver 1960 – 1961 avec les pro­tes­ta­tions contre le pro­jet de loi unique… Quand on en reste à ces ten­ta­tives de rééqui­li­brage des grandes domi­na­tions ori­gi­nelles, il y a encore des enjeux forts, et les citoyens, dans leur grande majo­ri­té, s’identifient soit à un des grands com­bats col­lec­tifs qui sont menés soit à la défense de l’ordre éta­bli : dans tous les cas, l’implication poli­tique reste forte. Le sys­tème res­pire, il y a des réformes impor­tantes, de grands com­pro­mis his­to­riques sont noués ; on voit des évo­lu­tions très lisibles, par­fois même spec­ta­cu­laires, avec des chan­ge­ments d’organisation qui peuvent être aus­si radi­caux que la fédé­ra­li­sa­tion pro­gres­sive du pays, par exemple. 

L’inertie de l’équilibre des forces

Où en sommes-nous aujourd’hui ? Il y a encore des mobi­li­sa­tions, des contes­ta­tions, des per­sonnes qui des­cendent dans la rue, mais on sent bien que, depuis quelques dizaines d’années, il est deve­nu très rare qu’elles bou­le­versent le sys­tème. Comme obser­va­teur poli­tique, j’ai le sen­ti­ment que la der­nière mobi­li­sa­tion popu­laire qui ait pu don­ner l’illusion que l’on allait chan­ger le sys­tème en pro­fon­deur était la Marche blanche en 1996. Quelques modifi­ca­tions ont effec­ti­ve­ment été appor­tées, notam­ment avec la fusion de la gen­dar­me­rie et de la police, mais je ne suis pas sûr que toutes les per­sonnes mobi­li­sées dans la Marche blanche aspi­raient à cette réforme, qui n’est pas secon­daire, mais qui pos­sède un carac­tère rela­ti­ve­ment technocratique. 

Je crois que nous sommes en panne, non seule­ment de grandes mobi­li­sa­tions, mais sur­tout de grandes mobi­li­sa­tions qui sortent des effets visibles, parce que nous sommes arri­vés à une com­plexi­té socié­tale telle qu’un « équi­libre » durable des forces s’est ins­tal­lé, que toute réforme pro­fonde, dans quelque sens qu’elle aille, se heurte à une foule de résis­tances condui­sant à l’inertie. Quand les citoyens se plaignent en disant que cela ne sert à rien de voter, que ce sont tou­jours les mêmes qui sont au pou­voir, ils ont évi­dem­ment tort. S’ils pre­naient leur propre irri­ta­tion au sérieux et s’ils avaient le cou­rage, l’imagination, l’audace de voter de manière radi­ca­le­ment dif­fé­rente, on ver­rait des chan­ge­ments radi­caux. Il ne faut pas prendre trop au sérieux ce désen­chan­te­ment d’électeurs qui manquent d’audace. Mais, de fac­to, ce sont presque exclu­si­ve­ment les trois familles tra­di­tion­nelles qui ont gou­ver­né le pays depuis l’indépendance de la Bel­gique. De manière plus géné­rale, nous vivons avec des gou­ver­ne­ments de coa­li­tion depuis 1958, et les coa­li­tions sont de plus en plus larges : au seuil des élec­tions du 25 mai, la situa­tion sor­tante était com­po­sée par­tout de tri­par­tites, sans la moindre excep­tion, même pas en Com­mu­nau­té ger­ma­no­phone. Et à Bruxelles, le gou­ver­ne­ment régio­nal est com­po­sé de six par­tis, trois fran­co­phones et trois fla­mands. Il y a effec­ti­ve­ment une sorte de redon­dance, de répé­ti­tion, de grip­page du sys­tème qui porte tou­jours les par­tis tra­di­tion­nels au pou­voir, avec quelques excep­tions concer­nant les par­tis éco­lo­gistes ou régio­na­listes. La seule grande nou­veau­té réside dans le poids récem­ment acquis par la N‑VA, mais cela ne lui per­met­tra pas for­cé­ment de bou­le­ver­ser le sys­tème, et le citoyen le sent bien. 

Le sys­tème induit de manière évi­dem­ment non pla­nifiée ce sen­ti­ment d’inertie, de répé­ti­tion. Le corps socié­tal et le corps élec­to­ral se sont divi­sés en ten­dances tel­le­ment nom­breuses que la prise de déci­sion devient très lente et com­pli­quée, opaque. La moindre déci­sion — et, à beau­coup d’égards, c’est très heureux !
 — fait l’objet, en amont, d’une foule de consul­ta­tions et d’expertises révé­lant des enjeux contra­dic­toires et, en aval, de pos­si­bi­li­tés de recours telles que de nom­breux dos­siers se trans­forment en véri­tables sagas, comme le désen­gor­ge­ment du ring d’Anvers ou la ques­tion des nui­sances sonores autour de l’aéroport de Zaven­tem. Aucune ten­dance ne par­vient plus à inflé­chir de manière à la fois visible et durable le fonc­tion­ne­ment de la vie publique ou les poli­tiques menées. Nous sommes dans une sorte d’ère du com­pro­mis per­pé­tuel et qui se com­plique d’une frus­tra­tion, d’un malaise sup­plé­men­taire pour l’électeur.

Son pro­blème n’est pas seule­ment d’être plus ou moins conscient, intui­ti­ve­ment, de ne consti­tuer qu’une petite par­tie du peuple et d’avoir peu de chances que ses idées l’emportent. Si la situa­tion était celle-là, elle serait encore assez confor­table. Certes, des pans entiers de l’électorat seraient struc­tu­rel­le­ment frus­trés d’être dans l’opposition, mais au moins les élec­teurs sau­raient pour qui voter. Ils pour­raient fidè­le­ment, sys­té­ma­ti­que­ment, favo­ri­ser tel par­ti plu­tôt que tel autre en atten­dant l’éventuel grand soir où leur par­ti pren­dra le pou­voir alors que jusque-là il en avait été écarté. 

Mais les évo­lu­tions de la socié­té, des men­ta­li­tés, des com­por­te­ments, des sta­tuts sociaux, ce que l’on appelle par­fois l’individualisme — mais ce n’est qu’une éti­quette — font que de plus en plus nom­breux sont ceux qui ne peuvent plus s’identifier à un par­ti. De nom­breuses per­sonnes, si elles le pou­vaient, uti­li­se­raient plu­sieurs bul­le­tins de vote pour la même assem­blée, dans le but de sou­te­nir plu­tôt tel par­ti sur tel dos­sier ou telle pro­blé­ma­tique, tel autre sur telle autre pro­blé­ma­tique et un troi­sième pour un autre dos­sier. Pour des rai­sons socio­lo­giques, il n’existe plus de larges frac­tions élec­to­rales ins­crites dans des piliers idéo­lo­giques fer­més où l’on est par exemple socia­liste jusqu’au bout des ongles, où l’on épouse à la fois une posi­tion anti­ca­pi­ta­liste, anti­mo­nar­chiste, anti­clé­ri­cale… Nous avons tous plu­sieurs renards dans la tête, comme le dit un pro­verbe hol­lan­dais, et le bul­le­tin de vote est deve­nu un ins­tru­ment d’une pau­vre­té insigne pour com­po­ser une assem­blée poli­tique qui va devoir trai­ter d’une mul­ti­tude de sujets. Au départ, à la nais­sance des démo­cra­ties repré­sen­ta­tives, on se conten­tait d’une poi­gnée de ministres : le pre­mier gou­ver­ne­ment belge n’en comp­tait que cinq, les ministres de la Guerre, des Finances, de l’Intérieur, des Affaires étran­gères et de la Jus­tice. Soit l’exercice des fonc­tions réga­liennes. Certes, en Bel­gique, on dis­pose de deux ou trois bul­le­tins de vote dif­fé­rents pour la Région, la Com­mu­nau­té et le fédé­ral, ce qui per­met au citoyen de diver­si­fier quelque peu son vote, mais cette évo­lu­tion n’est pas à la mesure de l’explosion des domaines d’intervention de la puis­sance publique. Dans d’autres pays, par exemple en France, il faut déci­der qui de Hol­lande ou de Sar­ko­zy sera l’expression par­faite de votre volon­té. Par quel miracle aurait-il sur tous les sujets une volon­té conforme à la vôtre, alors que l’État mène simul­ta­né­ment plu­sieurs cen­taines de poli­tiques dans les domaines les plus divers ? 

J’ai donc l’impression que nous sommes devant un sys­tème qui a très peu évo­lué. La seule évo­lu­tion impor­tante, c’est le suf­frage uni­ver­sel, mais il accen­tue les dif­fi­cul­tés. La socié­té se com­plexi­fie et se bloque elle-même par la confron­ta­tion mutuelle, par les volon­tés contra­dic­toires de ses com­po­santes dont aucune, à juste titre, n’a le sen­ti­ment qu’elle peut tra­duire véri­ta­ble­ment sa volon­té en effets poli­tiques (même si, bien évi­dem­ment, il reste des posi­tions domi­nantes et des posi­tions domi­nées et que le dés­équi­libre entre elles s’est ren­for­cé au plan socioé­co­no­mique). De ce point de vue, le suc­cès des par­tis natio­naux-popu­listes est sans doute lié à la radi­ca­li­té de leur posi­tion­ne­ment, y com­pris quand ils usent de pos­tures contra­dic­toires. Le FN fran­çais est à la fois, dans sa rhé­to­rique, un des plus à gauche sur le plan social, la lutte contre le capi­ta­lisme, le libé­ra­lisme, et le plus à droite sur la sécu­ri­té, l’immigration, la nation. Dans les deux cas, il surfe sur une volon­té de rup­ture que les par­tis tra­di­tion­nels échouent à incar­ner, et qui explique éga­le­ment le suc­cès de quelques nou­velles figures poli­tiques comme en Grèce avec le suc­cès du par­ti Syri­za et en Ita­lie avec Mat­teo Ren­zi. Je pense que le suc­cès de Nico­las Sar­ko­zy en 2007 était déjà dû à sa rhé­to­rique de la rup­ture. Il déga­geait un tel volon­ta­risme dans toute son action que même si l’on n’était pas séduit par toutes les trans­for­ma­tions qu’il pré­ten­dait vou­loir opé­rer, lui au moins don­nait l’impression que les lignes pou­vaient bou­ger. Alors que les par­tis tra­di­tion­nels de gou­ver­ne­ment donnent aux élec­teurs le sen­ti­ment que l’on va conti­nuer à gérer dans une sorte de ron­ron et de com­pro­mis perpétuel.

  1. J.-J. Rous­seau, Du contrat social, livre III, cha­pitre XV.

Vincent de Coorebyter


Auteur

docteur en philosophie, directeur du Crisp (Centre de recherche et d’information socio-politiques) et membre de l’Académie royale de Belgique