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La coulisse et l’avant-scène

Numéro 4 Avril 2008 par Luc Van Campenhoudt

avril 2008

Deux figures oppo­sées, mais com­plé­men­taires ont domi­né, ces der­niers mois, la repré­sen­ta­tion du sys­tème poli­tique : celle du réseau opaque et celle de l’a­rène. La cou­lisse et l’a­vant-scène en quelque sorte. C’est avec la lettre de Marc Uyt­ten­daele à son ami Fré­dé­ric Del­cor, direc­teur du centre d’é­tudes du PS Émile Van­der­velde, que la pre­mière a fait la une. […]

Deux figures oppo­sées, mais com­plé­men­taires ont domi­né, ces der­niers mois, la repré­sen­ta­tion du sys­tème poli­tique : celle du réseau opaque et celle de l’a­rène. La cou­lisse et l’a­vant-scène en quelque sorte.

C’est avec la lettre de Marc Uyt­ten­daele à son ami Fré­dé­ric Del­cor, direc­teur du centre d’é­tudes du PS Émile Van­der­velde, que la pre­mière a fait la une. Publi­ci­té auto­ri­sée ou démar­chage inter­dit ? Pra­tique mora­le­ment admis­sible ou inad­mis­sible ? Sur les registres juri­dique et déon­to­lo­gique, presque tout a été dit et écrit. Pour sa propre défense, l’a­vo­cat avance le carac­tère « nor­mal » de la chose. Dans le domaine du droit public, com­ment ne pas entre­te­nir de rela­tions avec des res­pon­sables poli­tiques ou admi­nis­tra­tifs ? C’est un fait : avec l’af­faire Uyt­ten­daele, ce n’est pas une excep­tion qui est démas­quée, c’est une pra­tique très répan­due qui est dévoi­lée aux yeux du grand public. Pour les ini­tiés, le scoop n’en est donc pas un. Il met cepen­dant en pleine lumière l’im­por­tance des réseaux infor­mels dans le fonc­tion­ne­ment du sys­tème poli­tique actuel.

L’in­té­res­sé par­ti­cipe d’un réseau ou, plus exac­te­ment, d’un ensemble de réseaux com­po­sés de per­sonnes en posi­tions ins­ti­tu­tion­nelles éle­vées (ministres, cadres de par­tis, avo­cats répu­tés, experts écou­tés, pro­fes­seurs d’u­ni­ver­si­té, fonc­tion­naires…) qui leur confèrent des res­sources déci­sives (le contrôle de moyens publics, la capa­ci­té de conce­voir ou de pro­po­ser des pro­jets de loi, une auto­ri­té aca­dé­mique, des connais­sances scien­ti­fiques, des com­pé­tences pro­fes­sion­nelles, des infor­ma­tions plus ou moins cru­ciales et confi­den­tielles, des amis au bras long sur qui comp­ter…) qui, reliées entre elles, repré­sentent une capa­ci­té col­lec­tive de pro­duire des déci­sions déter­mi­nantes pour le des­tin de nos conci­toyens. Sont puis­sants, dans le tis­su com­plexe des réseaux poli­tiques et sociaux, ceux vers qui convergent de nom­breuses connexions et qui sont par­ve­nus à s’im­po­ser comme points de pas­sage obli­gés, maillons « incon­tour­nables » dans la chaîne des compères.

Par leur éten­due et les res­sources qu’ils mobi­lisent, les mul­tiples réseaux dont la vie poli­tique infor­melle est tis­sée sont de forces très inégales. Le pro­blème réside d’a­bord dans l’o­pa­ci­té de ce pou­voir col­lec­tif, com­po­sé de fils invi­sibles et enche­vê­trés, qui recouvre l’exer­cice effec­tif de l’ac­tion publique et de la déci­sion poli­tique d’un épais brouillard. Les citoyens voient cor­rom­pues les normes, en prin­cipe trans­pa­rentes et objec­tives, de la conduite d’un État démo­cra­tique. La plu­part d’entre eux ont le sen­ti­ment de ne plus rien com­prendre au jeu poli­tique. Ce pro­blème se décuple quand le réseau sert davan­tage l’in­té­rêt pri­vé ou par­ti­san que l’in­té­rêt géné­ral ou un pro­jet d’é­man­ci­pa­tion sociale, qui semble s’é­va­nouir au fil de l’his­toire, à la déso­la­tion de tant de militants.

Si les cou­lisses sont obs­cures, le spec­tacle offert sur l’a­vant-scène est trom­peur. Il est celui d’une arène où s’af­frontent d’im­pi­toyables gla­dia­teurs dont les traits assas­sins font, presque chaque jour depuis des mois, les délices des jour­naux télé­vi­sés et de la presse écrite. Certes, nos ténors ne se ménagent pas et le jeu n’est pas à la por­tée du pre­mier paci­fiste venu. Mais la repré­sen­ta­tion guer­rière est loin de la réa­li­té. L’ap­par­te­nance à une même cor­po­ra­tion, les inter­mi­nables heures de dis­cus­sions et de négo­cia­tions, la néces­si­té même de trou­ver des com­pro­mis unissent autant, sinon plus, qu’elles divisent. Avant et après les ros­se­ries devant les camé­ras, viennent les bises et les apar­tés. Si l’on se déteste par­fois, c’est avec toute l’am­bi­guï­té de ceux qui se connaissent comme le fond de leur poche. L’en­ne­mi est intime, sou­vent plus que l’a­mi, jamais abso­lu­ment sûr. Mais sur­tout, struc­tu­rel­le­ment, les pro­ta­go­nistes du champ poli­tique ont autant d’in­té­rêts com­muns que de motifs de dis­corde : la néces­si­té impé­rieuse d’as­su­rer un mini­mum de légi­ti­mi­té et de sta­bi­li­té au sys­tème qu’ils incarnent et qui leur pro­cure leur charge, et donc l’o­bli­ga­tion d’of­frir au public une image glo­ba­le­ment accep­table des poli­tiques ; aus­si sans doute, pour la plu­part, le sou­ci par­ta­gé et sin­cère — qui, jus­qu’à un cer­tain point, n’est pas incom­pa­tible avec l’in­té­rêt par­ti­san et per­son­nel — de ser­vir au mieux la collectivité.
Il n’empêche, entre la cou­lisse obs­cure et l’a­vant-scène trom­peuse, le citoyen lamb­da y perd son latin et est conduit à s’in­té­res­ser à ce qui a le moins d’in­té­rêt : les micros­can­dales (comme les montres à double cadran), les inci­dents (comme des fuites dans la presse) et les vache­ries (comme les sous-enten­dus sour­nois en cours d’in­ter­view). D’un côté, il craint pour l’a­ve­nir et déplore la situa­tion et ses impasses mais, d’un autre côté, désa­bu­sé, abreu­vé de que­relles en trompe-l’œil comme autant de mau­vais rea­li­ty-shows, il finit par voir les choses avec cynisme et fata­lisme. Que le flou du sys­tème poli­tique s’é­pais­sisse au moment où l’É­tat perd le nord (si l’on peut dire), n’ar­range pas les choses.

Quand le sys­tème poli­tique et l’É­tat s’en­rayent et manquent de lisi­bi­li­té, ce n’est pas seule­ment l’ac­ti­vi­té poli­tique sen­su stric­to qui patauge ; c’est toute l’ac­tion col­lec­tive qui s’embrouille et s’en­lise. Une par­tie des citoyens, des asso­cia­tions et des groupes qui militent pour les causes qu’ils estiment justes ne savent plus à qui s’a­dres­ser, sur qui faire pres­sion et par quelles voies. Les pro­tes­ta­tions n’ont plus de des­ti­na­taire. Un sys­tème poli­tique clair dont l’i­mage est conforme à la réa­li­té, asso­cié à un État dont les contours sont rela­ti­ve­ment stables et peuvent être aisé­ment sai­sis, per­met au contraire aux conflits sociaux et cultu­rels de s’ex­pri­mer dans des formes ins­ti­tu­tion­nelles sus­cep­tibles d’a­bou­tir à des solu­tions. L’i­mage défor­mée de la poli­tique s’a­joute à la grave crise de l’É­tat pour débous­so­ler des citoyens réduits à mau­gréer et à se débrouiller indi­vi­duel­le­ment plu­tôt qu’à s’en­ga­ger. Mais une autre par­tie du monde asso­cia­tif et des groupes de pres­sion n’i­gnore rien des réseaux et mène à son tour son lob­bying en cou­lisse. À bon chat bon rat, et inver­se­ment : à mau­vaise ges­tion mau­vaise contes­ta­tion. C’est pour­quoi la crise du sys­tème poli­tique et de l’É­tat risque de tour­ner à la crise de la socié­té tout entière.

Que faire ? S’en­ga­ger fort et vite dans la réforme de l’É­tat et du mode de fonc­tion­ne­ment de la puis­sance publique, avec une admi­nis­tra­tion plus impar­tiale ; c’est sur­tout la res­pon­sa­bi­li­té des poli­tiques. Pri­vi­lé­gier l’a­na­lyse au scoop et aux inci­dents, pour rendre moins opaque le fonc­tion­ne­ment du sys­tème poli­tique ; c’est sur­tout la res­pon­sa­bi­li­té des intel­lec­tuels et des médias. Trans­for­mer ses craintes en action col­lec­tive ; c’est sur­tout la res­pon­sa­bi­li­té des groupes de pres­sion et des asso­cia­tions. S’in­té­res­ser à ce qui mérite inté­rêt ; c’est la res­pon­sa­bi­li­té de chacun.

Luc Van Campenhoudt


Auteur

Docteur en sociologie. Professeur émérite de l’Université Saint-Louis – Bruxelles et de l’Université catholique de Louvain. Principaux enseignements : sociologie générale, sociologie politique et méthodologie. Directeur du Centre d’études sociologiques de l’Université Saint-Louis durant une quinzaine d’années, jusqu’en 2006, il a dirigé ou codirigé une quarantaine de recherches, notamment sur l’enseignement, les effets des politiques sécuritaires, les comportements face au risque de contamination par le VIH et les transformations des frontières de la Justice pénale. Ces travaux ont fait l’objet de plusieurs dizaines d’articles publiés dans des revues scientifiques, de nombreux ouvrages, et de plusieurs invitations et chaires dans des universités belges et étrangères. À travers ces travaux, il s’est intéressé plus particulièrement ces dernières années aux problématiques des relations entre champs (par exemple la justice et la médecine), du pouvoir dans un système d’action dit « en réseau » et du malentendu. Dans le cadre de ces recherches il a notamment développé la « méthode d’analyse en groupe » (MAG) exposée dans son ouvrage La méthode d’analyse en groupe. Applications aux phénomènes sociaux, coécrit avec J.-M. Chaumont J. et A. Franssen (Paris, Dunod, 2005). Le plus connu de ses ouvrages, traduit en plusieurs langues, est le Manuel de recherche en sciences sociales, avec Jacques Marquet et Raymond Quivy (Paris, Dunod, 2017, 5e édition). De 2007 à 2013, il a été directeur de La Revue Nouvelle.