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La Convocation
« Gagnera qui réussira à rendre l’autre coupable. Perdra qui avouera sa faute. » Milan Kundera, La fête de l’insignifiance C’est assurément un recoin extrêmement sombre de la planète, notamment la nuit, lorsque les ouvriers éreintés, les paysans affamés et les esclaves des camps de travail gémissent dans des casemates de béton ou des dortoirs surpeuplés d’ennemis du peuple. […]
« Gagnera qui réussira à rendre l’autre coupable.
Perdra qui avouera sa faute. »
Milan Kundera, La fête de l’insignifiance
C’est assurément un recoin extrêmement sombre de la planète, notamment la nuit, lorsque les ouvriers éreintés, les paysans affamés et les esclaves des camps de travail gémissent dans des casemates de béton ou des dortoirs surpeuplés d’ennemis du peuple. Certains prétendent qu’alors, vu à hauteur de satellite, le pays se découpe comme un trou noir dans la mer de Chine, bordé par le collier scintillant du trente-huitième parallèle, les lumières blafardes des cargos ou d’erratiques queues de missiles ondoyant vers le soleil levant. Les images qui surgissaient dans sa mémoire — de rares reportages filmés à la dérobée avec une caméra tremblante — étaient celles de montagnes nues, pétrifiées par le froid, de fleuves gris traversés par des ombres, et de villes, bâties de décombres, où des enfants en haillons erraient en quête de nourriture. Il se souvenait aussi de ces images officielles relayées par les médias occidentaux : la capitale vide et propre, la mosaïque colorée et vibrante de jeux du stade, les scènes d’opéras militaires, les soldats rigides marchant au pas de l’oie dans des rues désertes. Le jeune Leadeur, visage poupin et coupe au bol, venait de liquider un général quatre étoiles, son oncle maternel, qualifié de « saleté factieuse ». Il l’avait, en signe d’infamie, fait empoigner dans les travées du comité central du parti du Travail, avant que, d’une balle, on ne lui arrache le cerveau. Sa famille, adultes et enfants en bas âge, fut exécutée dans la foulée, « pour qu’il ne reste aucune trace de cet homme ».
Coupes sombres
Bien que voyageur, il n’avait pu s’y rendre, le pays étant bouclé à double tour, sauf pour quelques délégations de haut niveau et des groupes de militants venus de son propre pays. Ces derniers, grâce à l’infaillible théorie qu’ils avaient acquise durant de rudes années de formation au parti des Travailleurs, luttaient sans relâche contre la « bestialité sans limites du système impérialiste ». Leur vieux président tyrannique, au regard doucereux, avait même rencontré le « Soleil de l’humanité » sur ses terres. Plusieurs années après le décès du président, il avait pris connaissance d’un rapport de l’Organisation internationale des pays du monde (OIPM), une structure la plupart du temps paralysée par les intérêts divergents de ses membres. Cette fois, par subterfuge ou excès mortifère du pays concerné, un juge avait pu développer son enquête, non pas en instruisant le dossier sur place (le régime n’acceptait pas de telles visites), mais en recoupant d’innombrables informations. Son verdict avait été instruit par une vaste documentation, recueillie auprès de réfugiés, certains échappés des camps, de transfuges politiques, d’organisations de secours et d’images satellite.
Le rapport de quatre cents pages était très détaillé, notamment sur les « zones de contrôle total » que le juge comparait aux camps nazis. Des prisonniers « à mauvaise biographie » y travaillaient dans des conditions épouvantables et s’y reproduisaient sur ordre, comme un cheptel humain accouplé par ses maitres. La faim et la malnutrition, le travail de quatre heures du matin à huit heures du soir, l’arbitraire, l’obligation de dénonciation mutuelle entre prisonniers et membres d’une même famille, la torture (posture du pigeon, étouffement par sac plastique, supplice à l’eau, famine…) et les exécutions publiques étaient monnaie courante. Selon un quotidien renommé, le rapport affirmait notamment que « le déni du droit à la liberté de pensée, de conscience, de religion et du droit à la liberté d’opinion, d’expression, d’information et d’association est quasi total. L’État recourt à la propagande pour obtenir une obéissance absolue au chef suprême et pour inciter à la haine nationaliste envers d’autres États et leurs ressortissants. La surveillance étatique s’immisce dans la sphère privée, et quasiment aucune expression critique du système politique ne passe inaperçue ou ne reste impunie. La clef du système politique se trouve dans le vaste appareil politique et sécuritaire qui utilise la surveillance, la coercition, la peur et la punition pour exclure toute expression dissidente. Il indique que les exécutions publiques et les disparitions forcées dans les camps de prisonniers politiques constituent le moyen ultime pour terroriser la population et la forcer à se soumettre. Les atrocités innommables qui sont commises contre les détenus des camps de prisonniers politiques ressemblent aux horreurs des camps établis par les États totalitaires au cours du XXe siècle ».
Pendant ce temps, le parti du vieux président au regard doucereux, longtemps marginal dans son pays, avait changé de stratégie. Sans renier son passé et en conservant ses principes idéologiques, il avait décidé de se moderniser en faisant appel aux nouvelles technologies de la communication et en séparant la « popote » interne du Parti de la « restauration », destinée aux sympathisants et aux électeurs. Le message avait été enrobé et nombreux étaient ceux qui s’y laissaient prendre, souvent par ignorance du passé, alors que d’autres fermaient les yeux « par stratégie ». Pourtant, le parti avait encore participé à une réunion internationale avec des délégués du parti frère du pays du trou noir, trois mois avant le rapport du juge, et n’avait jamais renié son engagement. Plutôt que de se contredire, il opérait des coupes sombres dans ses archives et dans sa documentation en ligne, où les disparitions d’images, de noms, de livres et de prises de position écrites étaient fréquentes.
Ruminations
C’est alors qu’il était plongé dans le rapport de l’Organisation internationale des pays du monde, découvrant avec effroi le sort qui était réservé à des centaines de milliers de personnes, qu’il apprit que l’association qui l’employait avait décidé d’inviter le parti des Travailleurs à une activité publique qu’il organisait. Son esprit s’emplissait de pensées confuses et torturées, ses mains devenaient moites à force de tourner les éventualités qui se bousculaient dans sa petite conscience. L’association se présentait dans ses organes de diffusion, revues et articles en ligne, comme un acteur luttant contre les inégalités et l’injustice faites aux classes populaires. Il ne pouvait dès lors comprendre qu’elle invitait le parti à une de ses activités, alors que ce dernier avait soutenu les pires régimes de la planète, ceux qui avaient promis le paradis aux travailleurs et les avaient plongés dans l’enfer de la famine, de la pensée unique, du racisme biologique et du travail obligatoire, puis réduit ses opposants à l’esclavage. À moins que cette attitude ne soit motivée par l’hémiplégie qui afflige nombre de militants : ils ne perçoivent qu’une seule cause aux malheurs du monde, et ferment dès lors les yeux sur les atrocités infligées par des adversaires de cette cause, notamment ceux qui prétendent instaurer le bonheur de l’humanité. Seul dans son bureau, il ne savait comment réagir à ce qu’il percevait comme une infamie ou une candeur coupable. Il finit, après avoir longuement tergiversé, par envoyer un message électronique, bref mais documenté, à tous les responsables de l’association.
Il reçut une réponse du chef, adressée à tous, magnanime dans son approbation de la « libre expression » du travailleur, mais curieusement critique sur le fait que son message ne mentionnait pas le « vrai débat démocratique » qui avait présidé à sa décision d’inviter le parti. Quelques heures plus tard, le chef lui téléphona et lui signifia, de manière extrêmement carrée, qu’il avait été dans l’«erreur politique » en envoyant ce message. Il ajouta, curieusement, qu’il recevait depuis des mois, de « graves plaintes de l’équipe de travail » à son encontre. Il lui raccrocha ensuite le téléphone au nez. Ses mains devinrent plus moites, il sentit de légers tremblements agiter son corps, abasourdi par la violence et le double langage du chef, ainsi que le choc provoqué par le surgissement soudain des « graves plaintes » dont il n’avait jamais entendu parler. C’était tout à coup l’association tout entière qui sembla se dresser contre lui, tel un serpent venimeux tentant de l’infecter.
Quelques semaines plus tard, une convocation lui parvint. C’était un message très bref, qui l’invitait à une réunion dans un lieu extérieur, pour discuter de « son cadre de travail ». Il s’attendait à recevoir l’explication qu’il avait demandée après l’appel téléphonique du chef, dans un message qu’il lui avait envoyé. Les choses allaient être précisées et aplanies, les torts partagés comme il est d’usage ; il poursuivrait son travail après cet incident regrettable.
C’est avec ces pensées vaguement apaisantes qu’il pénétra dans le local. Trois personnes l’attendaient comme pour un tribunal : le chef, visage rude de vieux sportif, et deux membres dirigeants de l’association qui l’entouraient. On lui fit part de griefs personnels qui s’étaient accumulés à son encontre, le tout étant « sans aucun rapport avec le message envoyé concernant le Parti ». La situation conflictuelle au sein de l’équipe de travail, pourtant jamais évoquée auparavant, était devenue « irréversible » et il n’avait pas d’autre choix que d’accepter de travailler seul, à son domicile privé, « jusqu’à sa pension ». Il tenta de réagir, d’argumenter, de leur demander pourquoi ils ne lui en avaient jamais parlé auparavant, et, surtout, quelle était la nature exacte de ces plaintes. Il fut brutalement interrompu par des propos proches de l’injure. Le chef ajouta d’autres griefs mystérieux dans la foulée, des reproches anciens qu’il semblait avoir ruminés, bien avant qu’il ne travaille pour lui. Un torrent de critiques lui tomba dessus, et ils lui firent comprendre que même si son travail était de qualité, même s’il avait produit des choses dont l’association se prévalait dans son rapport annuel, c’était sa personne intime, sa manière d’être qui était en cause. Une « question de vibrations » (tels furent leurs mots exacts) entre lui et ses collègues.
Iles du Nord
Il remua douloureusement ces critiques, ainsi que d’autres qui suivirent, tout en continuant à travailler pour l’association. Ces faits le marquèrent d’autant plus que les êtres les plus proches, dans son histoire familiale, avaient subi un sort semblable à la fin de leur vie professionnelle, que tous avaient terminé prématurément. Ils moururent peu de temps après ; l’un ruiné par l’alcool, l’autre dévoré par un cancer, le dernier en se noyant dans un fleuve. Lui-même avait accumulé les mésaventures, dont il lui semblait parfois qu’elles trouvaient leur source dans une dimension invisible de son être. Cela expliquait, outre une certaine distance inhérente à l’exercice de son métier, la réserve qu’il maintenait à l’égard du monde social, la discrétion qu’il avait toujours gardée sur sa vie personnelle, ses amitiés comptées. Était-ce la source profonde de ces « vibrations », qui, par mille méandres, s’était infiltrée dans l’entrelacs de la vie de bureau et les accents de ses interventions publiques ?
Le fiel de la culpabilité se répandit dans ses veines. Il commença de remâcher, revisitant les années écoulées dans l’association, les erreurs qu’il avait pu commettre, sa « neutralité axiologique » et, pire encore, l’intonation qu’avait eu sa parole, la dureté ou le trouble de son regard, l’imprudence d’une remarque émise publiquement, le style de sa démarche, le timbre de sa voix. Il était miné par le caractère impalpable des plaintes à son encontre. Son avocat (il avait bien fallu en prendre un) lui avait dit que le dossier était « rocambolesque », qu’il n’y avait aucun fait, aucune parole, aucun acte concret qui lui était reproché. En fin de compte, faute de faits tangibles en dehors de sa critique du parti et de ses liens criminels, on ne pouvait que lui en vouloir d’être lui, sa « posture » et sa « manière d’être ». Un matin, il partit vers les iles du Nord, dressa son abri sous le vent et contempla les flots. On vint visiter sa tente une semaine plus tard, car il avait dépassé la durée autorisée du séjour. Elle était vide et personne ne revint jamais la chercher. Le gardien trouva un livre qui se terminait par ces mots terrifiants : «… c’était comme si la honte dût lui survivre. »
À la fin du mois qui suivit ces évènements, le parti, soutenu par quelques figures syndicales et une poignée d’intellectuels, fit une percée électorale considérable, envoyant pour la première fois des députés dans diverses assemblées du pays. On apprit à l’automne suivant que, selon les statistiques de l’Organisation santé de l’OIPM, le pays du trou noir avait, outre ses centaines de milliers de prisonniers politiques affamés, un des taux de suicide les plus élevés au monde.