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La Convocation

Numéro 6 - 2016 par Bernard De Backer

octobre 2016

« Gagne­ra qui réus­si­ra à rendre l’autre cou­pable. Per­dra qui avoue­ra sa faute. »  Milan Kun­de­ra, La fête de l’insignifiance C’est assu­ré­ment un recoin extrê­me­ment sombre de la pla­nète, notam­ment la nuit, lorsque les ouvriers érein­tés, les pay­sans affa­més et les esclaves des camps de tra­vail gémissent dans des case­mates de béton ou des dor­toirs sur­peu­plés d’ennemis du peuple. […]

Italique

« Gagne­ra qui réus­si­ra à rendre l’autre coupable.
Per­dra qui avoue­ra sa faute. » 

Milan Kun­de­ra, La fête de l’insignifiance

C’est assu­ré­ment un recoin extrê­me­ment sombre de la pla­nète, notam­ment la nuit, lorsque les ouvriers érein­tés, les pay­sans affa­més et les esclaves des camps de tra­vail gémissent dans des case­mates de béton ou des dor­toirs sur­peu­plés d’ennemis du peuple. Cer­tains pré­tendent qu’alors, vu à hau­teur de satel­lite, le pays se découpe comme un trou noir dans la mer de Chine, bor­dé par le col­lier scin­tillant du trente-hui­tième paral­lèle, les lumières bla­fardes des car­gos ou d’erratiques queues de mis­siles ondoyant vers le soleil levant. Les images qui sur­gis­saient dans sa mémoire — de rares repor­tages fil­més à la déro­bée avec une camé­ra trem­blante — étaient celles de mon­tagnes nues, pétri­fiées par le froid, de fleuves gris tra­ver­sés par des ombres, et de villes, bâties de décombres, où des enfants en haillons erraient en quête de nour­ri­ture. Il se sou­ve­nait aus­si de ces images offi­cielles relayées par les médias occi­den­taux : la capi­tale vide et propre, la mosaïque colo­rée et vibrante de jeux du stade, les scènes d’opéras mili­taires, les sol­dats rigides mar­chant au pas de l’oie dans des rues désertes. Le jeune Lea­deur, visage pou­pin et coupe au bol, venait de liqui­der un géné­ral quatre étoiles, son oncle mater­nel, qua­li­fié de « sale­té fac­tieuse ». Il l’avait, en signe d’infamie, fait empoi­gner dans les tra­vées du comi­té cen­tral du par­ti du Tra­vail, avant que, d’une balle, on ne lui arrache le cer­veau. Sa famille, adultes et enfants en bas âge, fut exé­cu­tée dans la fou­lée, « pour qu’il ne reste aucune trace de cet homme ».

Coupes sombres

Bien que voya­geur, il n’avait pu s’y rendre, le pays étant bou­clé à double tour, sauf pour quelques délé­ga­tions de haut niveau et des groupes de mili­tants venus de son propre pays. Ces der­niers, grâce à l’infaillible théo­rie qu’ils avaient acquise durant de rudes années de for­ma­tion au par­ti des Tra­vailleurs, lut­taient sans relâche contre la « bes­tia­li­té sans limites du sys­tème impé­ria­liste ». Leur vieux pré­sident tyran­nique, au regard dou­ce­reux, avait même ren­con­tré le « Soleil de l’humanité » sur ses terres. Plu­sieurs années après le décès du pré­sident, il avait pris connais­sance d’un rap­port de l’Organisation inter­na­tio­nale des pays du monde (OIPM), une struc­ture la plu­part du temps para­ly­sée par les inté­rêts diver­gents de ses membres. Cette fois, par sub­ter­fuge ou excès mor­ti­fère du pays concer­né, un juge avait pu déve­lop­per son enquête, non pas en ins­trui­sant le dos­sier sur place (le régime n’acceptait pas de telles visites), mais en recou­pant d’innombrables infor­ma­tions. Son ver­dict avait été ins­truit par une vaste docu­men­ta­tion, recueillie auprès de réfu­giés, cer­tains échap­pés des camps, de trans­fuges poli­tiques, d’organisations de secours et d’images satellite.

Le rap­port de quatre cents pages était très détaillé, notam­ment sur les « zones de contrôle total » que le juge com­pa­rait aux camps nazis. Des pri­son­niers « à mau­vaise bio­gra­phie » y tra­vaillaient dans des condi­tions épou­van­tables et s’y repro­dui­saient sur ordre, comme un chep­tel humain accou­plé par ses maitres. La faim et la mal­nu­tri­tion, le tra­vail de quatre heures du matin à huit heures du soir, l’arbitraire, l’obligation de dénon­cia­tion mutuelle entre pri­son­niers et membres d’une même famille, la tor­ture (pos­ture du pigeon, étouf­fe­ment par sac plas­tique, sup­plice à l’eau, famine…) et les exé­cu­tions publiques étaient mon­naie cou­rante. Selon un quo­ti­dien renom­mé, le rap­port affir­mait notam­ment que « le déni du droit à la liber­té de pen­sée, de conscience, de reli­gion et du droit à la liber­té d’opinion, d’expression, d’information et d’association est qua­si total. L’État recourt à la pro­pa­gande pour obte­nir une obéis­sance abso­lue au chef suprême et pour inci­ter à la haine natio­na­liste envers d’autres États et leurs res­sor­tis­sants. La sur­veillance éta­tique s’immisce dans la sphère pri­vée, et qua­si­ment aucune expres­sion cri­tique du sys­tème poli­tique ne passe inaper­çue ou ne reste impu­nie. La clef du sys­tème poli­tique se trouve dans le vaste appa­reil poli­tique et sécu­ri­taire qui uti­lise la sur­veillance, la coer­ci­tion, la peur et la puni­tion pour exclure toute expres­sion dis­si­dente. Il indique que les exé­cu­tions publiques et les dis­pa­ri­tions for­cées dans les camps de pri­son­niers poli­tiques consti­tuent le moyen ultime pour ter­ro­ri­ser la popu­la­tion et la for­cer à se sou­mettre. Les atro­ci­tés innom­mables qui sont com­mises contre les déte­nus des camps de pri­son­niers poli­tiques res­semblent aux hor­reurs des camps éta­blis par les États tota­li­taires au cours du XXe siècle ».

Pen­dant ce temps, le par­ti du vieux pré­sident au regard dou­ce­reux, long­temps mar­gi­nal dans son pays, avait chan­gé de stra­té­gie. Sans renier son pas­sé et en conser­vant ses prin­cipes idéo­lo­giques, il avait déci­dé de se moder­ni­ser en fai­sant appel aux nou­velles tech­no­lo­gies de la com­mu­ni­ca­tion et en sépa­rant la « popote » interne du Par­ti de la « res­tau­ra­tion », des­ti­née aux sym­pa­thi­sants et aux élec­teurs. Le mes­sage avait été enro­bé et nom­breux étaient ceux qui s’y lais­saient prendre, sou­vent par igno­rance du pas­sé, alors que d’autres fer­maient les yeux « par stra­té­gie ». Pour­tant, le par­ti avait encore par­ti­ci­pé à une réunion inter­na­tio­nale avec des délé­gués du par­ti frère du pays du trou noir, trois mois avant le rap­port du juge, et n’avait jamais renié son enga­ge­ment. Plu­tôt que de se contre­dire, il opé­rait des coupes sombres dans ses archives et dans sa docu­men­ta­tion en ligne, où les dis­pa­ri­tions d’images, de noms, de livres et de prises de posi­tion écrites étaient fréquentes.

Ruminations

C’est alors qu’il était plon­gé dans le rap­port de l’Organisation inter­na­tio­nale des pays du monde, décou­vrant avec effroi le sort qui était réser­vé à des cen­taines de mil­liers de per­sonnes, qu’il apprit que l’association qui l’employait avait déci­dé d’inviter le par­ti des Tra­vailleurs à une acti­vi­té publique qu’il orga­ni­sait. Son esprit s’emplissait de pen­sées confuses et tor­tu­rées, ses mains deve­naient moites à force de tour­ner les éven­tua­li­tés qui se bous­cu­laient dans sa petite conscience. L’association se pré­sen­tait dans ses organes de dif­fu­sion, revues et articles en ligne, comme un acteur lut­tant contre les inéga­li­tés et l’injustice faites aux classes popu­laires. Il ne pou­vait dès lors com­prendre qu’elle invi­tait le par­ti à une de ses acti­vi­tés, alors que ce der­nier avait sou­te­nu les pires régimes de la pla­nète, ceux qui avaient pro­mis le para­dis aux tra­vailleurs et les avaient plon­gés dans l’enfer de la famine, de la pen­sée unique, du racisme bio­lo­gique et du tra­vail obli­ga­toire, puis réduit ses oppo­sants à l’esclavage. À moins que cette atti­tude ne soit moti­vée par l’hémiplégie qui afflige nombre de mili­tants : ils ne per­çoivent qu’une seule cause aux mal­heurs du monde, et ferment dès lors les yeux sur les atro­ci­tés infli­gées par des adver­saires de cette cause, notam­ment ceux qui pré­tendent ins­tau­rer le bon­heur de l’humanité. Seul dans son bureau, il ne savait com­ment réagir à ce qu’il per­ce­vait comme une infa­mie ou une can­deur cou­pable. Il finit, après avoir lon­gue­ment ter­gi­ver­sé, par envoyer un mes­sage élec­tro­nique, bref mais docu­men­té, à tous les res­pon­sables de l’association.

Il reçut une réponse du chef, adres­sée à tous, magna­nime dans son appro­ba­tion de la « libre expres­sion » du tra­vailleur, mais curieu­se­ment cri­tique sur le fait que son mes­sage ne men­tion­nait pas le « vrai débat démo­cra­tique » qui avait pré­si­dé à sa déci­sion d’inviter le par­ti. Quelques heures plus tard, le chef lui télé­pho­na et lui signi­fia, de manière extrê­me­ment car­rée, qu’il avait été dans l’«erreur poli­tique » en envoyant ce mes­sage. Il ajou­ta, curieu­se­ment, qu’il rece­vait depuis des mois, de « graves plaintes de l’équipe de tra­vail » à son encontre. Il lui rac­cro­cha ensuite le télé­phone au nez. Ses mains devinrent plus moites, il sen­tit de légers trem­ble­ments agi­ter son corps, aba­sour­di par la vio­lence et le double lan­gage du chef, ain­si que le choc pro­vo­qué par le sur­gis­se­ment sou­dain des « graves plaintes » dont il n’avait jamais enten­du par­ler. C’était tout à coup l’association tout entière qui sem­bla se dres­ser contre lui, tel un ser­pent veni­meux ten­tant de l’infecter.

Quelques semaines plus tard, une convo­ca­tion lui par­vint. C’était un mes­sage très bref, qui l’invitait à une réunion dans un lieu exté­rieur, pour dis­cu­ter de « son cadre de tra­vail ». Il s’attendait à rece­voir l’explication qu’il avait deman­dée après l’appel télé­pho­nique du chef, dans un mes­sage qu’il lui avait envoyé. Les choses allaient être pré­ci­sées et apla­nies, les torts par­ta­gés comme il est d’usage ; il pour­sui­vrait son tra­vail après cet inci­dent regrettable.

C’est avec ces pen­sées vague­ment apai­santes qu’il péné­tra dans le local. Trois per­sonnes l’attendaient comme pour un tri­bu­nal : le chef, visage rude de vieux spor­tif, et deux membres diri­geants de l’association qui l’entouraient. On lui fit part de griefs per­son­nels qui s’étaient accu­mu­lés à son encontre, le tout étant « sans aucun rap­port avec le mes­sage envoyé concer­nant le Par­ti ». La situa­tion conflic­tuelle au sein de l’équipe de tra­vail, pour­tant jamais évo­quée aupa­ra­vant, était deve­nue « irré­ver­sible » et il n’avait pas d’autre choix que d’accepter de tra­vailler seul, à son domi­cile pri­vé, « jusqu’à sa pen­sion ». Il ten­ta de réagir, d’argumenter, de leur deman­der pour­quoi ils ne lui en avaient jamais par­lé aupa­ra­vant, et, sur­tout, quelle était la nature exacte de ces plaintes. Il fut bru­ta­le­ment inter­rom­pu par des pro­pos proches de l’injure. Le chef ajou­ta d’autres griefs mys­té­rieux dans la fou­lée, des reproches anciens qu’il sem­blait avoir rumi­nés, bien avant qu’il ne tra­vaille pour lui. Un tor­rent de cri­tiques lui tom­ba des­sus, et ils lui firent com­prendre que même si son tra­vail était de qua­li­té, même s’il avait pro­duit des choses dont l’association se pré­va­lait dans son rap­port annuel, c’était sa per­sonne intime, sa manière d’être qui était en cause. Une « ques­tion de vibra­tions » (tels furent leurs mots exacts) entre lui et ses collègues.

Iles du Nord

Il remua dou­lou­reu­se­ment ces cri­tiques, ain­si que d’autres qui sui­virent, tout en conti­nuant à tra­vailler pour l’association. Ces faits le mar­quèrent d’autant plus que les êtres les plus proches, dans son his­toire fami­liale, avaient subi un sort sem­blable à la fin de leur vie pro­fes­sion­nelle, que tous avaient ter­mi­né pré­ma­tu­ré­ment. Ils mou­rurent peu de temps après ; l’un rui­né par l’alcool, l’autre dévo­ré par un can­cer, le der­nier en se noyant dans un fleuve. Lui-même avait accu­mu­lé les mésa­ven­tures, dont il lui sem­blait par­fois qu’elles trou­vaient leur source dans une dimen­sion invi­sible de son être. Cela expli­quait, outre une cer­taine dis­tance inhé­rente à l’exercice de son métier, la réserve qu’il main­te­nait à l’égard du monde social, la dis­cré­tion qu’il avait tou­jours gar­dée sur sa vie per­son­nelle, ses ami­tiés comp­tées. Était-ce la source pro­fonde de ces « vibra­tions », qui, par mille méandres, s’était infil­trée dans l’entrelacs de la vie de bureau et les accents de ses inter­ven­tions publiques ?

Le fiel de la culpa­bi­li­té se répan­dit dans ses veines. Il com­men­ça de remâ­cher, revi­si­tant les années écou­lées dans l’association, les erreurs qu’il avait pu com­mettre, sa « neu­tra­li­té axio­lo­gique » et, pire encore, l’intonation qu’avait eu sa parole, la dure­té ou le trouble de son regard, l’imprudence d’une remarque émise publi­que­ment, le style de sa démarche, le timbre de sa voix. Il était miné par le carac­tère impal­pable des plaintes à son encontre. Son avo­cat (il avait bien fal­lu en prendre un) lui avait dit que le dos­sier était « rocam­bo­lesque », qu’il n’y avait aucun fait, aucune parole, aucun acte concret qui lui était repro­ché. En fin de compte, faute de faits tan­gibles en dehors de sa cri­tique du par­ti et de ses liens cri­mi­nels, on ne pou­vait que lui en vou­loir d’être lui, sa « pos­ture » et sa « manière d’être ». Un matin, il par­tit vers les iles du Nord, dres­sa son abri sous le vent et contem­pla les flots. On vint visi­ter sa tente une semaine plus tard, car il avait dépas­sé la durée auto­ri­sée du séjour. Elle était vide et per­sonne ne revint jamais la cher­cher. Le gar­dien trou­va un livre qui se ter­mi­nait par ces mots ter­ri­fiants : «… c’était comme si la honte dût lui survivre. »

À la fin du mois qui sui­vit ces évè­ne­ments, le par­ti, sou­te­nu par quelques figures syn­di­cales et une poi­gnée d’intellectuels, fit une per­cée élec­to­rale consi­dé­rable, envoyant pour la pre­mière fois des dépu­tés dans diverses assem­blées du pays. On apprit à l’automne sui­vant que, selon les sta­tis­tiques de l’Organisation san­té de l’OIPM, le pays du trou noir avait, outre ses cen­taines de mil­liers de pri­son­niers poli­tiques affa­més, un des taux de sui­cide les plus éle­vés au monde.

Bernard De Backer


Auteur

sociologue et chercheur