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La contre démocratie, de Pierre Rosanvallon

Numéro 3 Mars 2008 par Hervé Pourtois

mars 2008

On a par­fois le sen­ti­ment que nos démo­cra­ties repré­sen­ta­tives sont en crise en rai­son d’un défi­cit crois­sant de confiance dans les élites poli­tiques, dont le qua­­si-autisme ali­men­te­rait la pas­si­vi­té des citoyens. Pour­tant les plus récents tra­vaux de poli­to­lo­gie montrent que l’ac­ti­vi­té citoyenne n’est pas vrai­ment en déclin, elle tend plu­tôt à revê­tir de nou­veaux atours. Nous sommes […]

On a par­fois le sen­ti­ment que nos démo­cra­ties repré­sen­ta­tives sont en crise en rai­son d’un défi­cit crois­sant de confiance dans les élites poli­tiques, dont le qua­si-autisme ali­men­te­rait la pas­si­vi­té des citoyens. Pour­tant les plus récents tra­vaux de poli­to­lo­gie montrent que l’ac­ti­vi­té citoyenne n’est pas vrai­ment en déclin, elle tend plu­tôt à revê­tir de nou­veaux atours. Nous sommes moins nom­breux à voter (même si nous le fai­sons plus sou­vent) que par le pas­sé. En revanche, d’autres formes non conven­tion­nelles de par­ti­ci­pa­tion émergent et se ren­forcent : péti­tions, mani­fes­ta­tions, prises de parole dans des forums, enga­ge­ments dans des col­lec­tifs de lutte, etc. Et ce déve­lop­pe­ment est d’au­tant plus impor­tant que les objets et les occa­sions d’en­ga­ge­ment se diver­si­fient, du niveau local au niveau glo­bal. Pour autant, ce redé­ploie­ment de l’ac­ti­vi­té citoyenne se can­tonne le plus sou­vent dans le registre de la pro­tes­ta­tion, rai­son pour laquelle il est par­fois per­çu comme un fac­teur de dis­so­lu­tion de la confiance dans les élites et les ins­ti­tu­tions poli­tiques et donc de dan­ger pour la démocratie.

La défiance essentielle à la démocratie

Le récent ouvrage de Pierre Rosan­val­lon1 nous sug­gère néan­moins une autre pers­pec­tive. Il sou­tient en effet que les pra­tiques de défiance des citoyens à l’é­gard de ceux qu’ils ont élus sont struc­tu­rel­le­ment néces­saires à la démo­cra­tie. Elles sont le com­plé­ment essen­tiel des méca­nismes de repré­sen­ta­tion élec­to­rale, pal­liant la dif­fi­cul­té inhé­rente à ceux-ci d’as­seoir la confiance dans le tra­vail des repré­sen­tants. Le pro­pos de Rosan­val­lon s’ins­crit dans le pro­lon­ge­ment de ses ouvrages pré­cé­dents sur la démo­cra­tie repré­sen­ta­tive et, comme eux, pro­cède d’une approche ori­gi­nale : celle de « l’his­toire concep­tuelle du poli­tique ». L’en­tre­prise vise à com­prendre la poli­tique comme un « espace d’ex­pé­riences » dans lequel la réso­lu­tion des pro­blèmes posés par la réa­li­sa­tion de la pro­messe démo­cra­tique pré­side à l’ex­pli­ci­ta­tion et à la refor­mu­la­tion du sens même de cette pro­messe. Ain­si l’i­dée de démo­cra­tie repré­sen­ta­tive fon­dée sur l’é­lec­tion sur­git, à la fin du XVIIIe siècle, comme une réponse au pro­blème de la mise en oeuvre du prin­cipe de la sou­ve­rai­ne­té popu­laire dans les socié­tés de masse libé­rales. Et c’est bien parce que le méca­nisme élec­tif lui-même n’é­puise pas le sens de l’i­déal démo­cra­tique, que des pra­tiques de défiance démo­cra­tiques vont se déployer, par­fois s’ins­ti­tu­tion­na­li­ser, mani­fes­tant une autre voie d’ex­pres­sion de la sou­ve­rai­ne­té popu­laire que Rosan­val­lon nomme « contre-démo­cra­tie », expres­sion ambi­guë, on en convien­dra. Il ne s’a­git pas cepen­dant de rame­ner ici la vieille thèse libé­rale selon laquelle l’au­to­ri­té publique démo­cra­tique doit être contrô­lée et limi­tée afin que la tyran­nie de la majo­ri­té popu­laire n’empiète sur la sphère pri­vée. La « contre-démo­cra­tie » recouvre plu­tôt une exi­gence démo­cra­tique de contrôle par les citoyens eux-mêmes de « l’en­ga­ge­ment des auto­ri­tés en faveur du bien commun ».

Surveiller, empêcher et juger

Les trois pre­miers cha­pitres sont consa­crés à une explo­ra­tion his­to­rique des mul­tiples figures de la contre-démo­cra­tie, cer­taines étant d’ailleurs anté­rieures à la démo­cra­tie repré­sen­ta­tive. Rosan­val­lon les ordonne en trois caté­go­ries : la sur­veillance, l’empêchement et le jugement.

La sur­veillance, est, Fou­cault l’a­vait déjà rele­vé, une forme de pou­voir per­ma­nent, dif­fus et varié dans ses expres­sions. Rap­pe­lant l’a­dage de Ben­tham — « The more strict­ly we are wat­ched, the bet­ter we behave » -, Rosan­val­lon dis­tingue trois moda­li­tés (contre)démocratiques de la sur­veillance : la simple vigi­lance, exer­cée par des comi­tés de citoyens par exemple ; la dénon­cia­tion qui, grâce à la presse notam­ment, met à l’é­preuve la répu­ta­tion des gou­ver­nants ; la nota­tion enfin, pra­ti­quée par des experts, des agences, des obser­va­toires, des comi­tés d’u­sa­gers, etc. qui sou­mettent la qua­li­té des déci­sions et la com­pé­tence des gou­ver­nants à une appré­cia­tion docu­men­tée et argu­men­tée. Si ces pra­tiques se sont mul­ti­pliées au cours des der­nières années (dans la veine du « new public mana­ge­ment »), elles n’en sont pas moins très anciennes : on les retrouve déjà à Sparte ou dans l’ad­mi­nis­tra­tion de la Chine impé­riale. Les démo­cra­ties modernes nais­santes ont même ten­té de les ins­ti­tu­tion­na­li­ser : « Col­lège des cen­seurs » dans la Consti­tu­tion de Penn­syl­va­nie (1776), « Tri­bu­nat » dans la Consti­tu­tion de l’an VIII de la Répu­blique ou, plus sim­ple­ment, contrôle par­le­men­taire. Mais ces ten­ta­tives d’ins­ti­tu­tion­na­li­sa­tion firent long feu : aujourd’­hui les fonc­tions de sur­veillance sont assu­rées de manière infor­melle, mais néan­moins effi­cace, par les acteurs et orga­ni­sa­tions de la socié­té civile.

Le pou­voir contre-démo­cra­tique du peuple se mani­feste éga­le­ment dans la sou­ve­rai­ne­té d’empêchement qui lui per­met d’a­dres­ser son veto à des déci­sions ou des actions des gou­ver­nants. Ici aus­si, les figures sont mul­tiples et, pour cer­taines, anciennes : depuis la puis­sance tri­bu­ni­cienne romaine et la doc­trine médié­vale du droit de résis­tance à l’op­pres­sion jus­qu’à la grève géné­rale ou encore le culte de l’en­ga­ge­ment du rebelle, du résis­tant ou du dis­si­dent. Mais Rosan­val­lon relève un appau­vris­se­ment du sens de l’empêchement dès lors qu’il s’in­carne dans un vote qui tend de plus en plus à expri­mer un rejet des gou­ver­nants en place plu­tôt qu’une adhé­sion posi­tive à un pro­gramme poli­tique et une confiance dans des êtres humains.

Enfin, le contrôle popu­laire est aus­si pré­sent lorsque le pou­voir poli­tique et les déci­sions qu’il prend sont sou­mis au juge­ment public des citoyens, qui est, à côté du vote, une de leurs acti­vi­tés essen­tielles. La pra­tique de la red­di­tion de comptes des magis­trats était un des élé­ments clés de la démo­cra­tie athé­nienne alors même que ceux-ci n’é­taient pas élus. On retrouve le même esprit dans les pro­cé­dures d’« impeach­ment » en Angle­terre ou de « recall » aux États-Unis, qui per­mettent à des citoyens de démettre un man­da­taire public, ou encore dans les jurys de citoyens, aujourd’­hui remis au goût du jour. L’i­dée sous-jacente à ces dis­po­si­tifs, comme du reste à l’ex­ten­sion contem­po­raine du contrôle juri­dic­tion­nel du poli­tique, est que si l’é­lec­tion confère sa légi­ti­mi­té à une dési­gna­tion à man­dat, elle ne suf­fit pas à don­ner une légi­ti­mi­té aux déci­sions et actes posés par celui qui a été dési­gné. Ces actes et déci­sions doivent en effet pou­voir être sou­mis au juge­ment des citoyens, au tri­bu­nal de l’o­pi­nion publique, et, dès lors, être moti­vés par ceux qui les posent.

L’impolitique, source du populisme

L’en­quête his­to­rique met ain­si au jour une grande diver­si­té de pra­tiques contre-démo­cra­tiques. En mon­trant que la démo­cra­tie ne se réduit pas au dis­po­si­tif repré­sen­ta­tif fon­dé sur l’é­lec­tion au suf­frage uni­ver­sel, elle en sug­gère une vision plu­ri­di­men­sion­nelle et désoc­ci­den­ta­li­sée. On sent ici Rosan­val­lon dési­reux de régler ses comptes avec un jaco­bi­nisme répu­bli­cain qui consi­dère que « le peuple n’a d’autre voix que celle de ses repré­sen­tants » (Sieyès) et qui dis­qua­li­fie toute forme d’ex­pres­sion poli­tique qui ne serait pas légi­ti­mée par le suf­frage uni­ver­sel. L’au­teur met aus­si en ques­tion cette vision courte qui mesure le degré de démo­cra­ti­sa­tion d’une socié­té à l’aune des seuls cri­tères de la démo­cra­tie repré­sen­ta­tive, alors que la vie démo­cra­tique est tra­vaillée par d’autres ordres de légitimité.

Pour autant, il ne fau­drait pas ver­ser dans une glo­ri­fi­ca­tion de toutes les pra­tiques contes­ta­taires émer­geant de la socié­té civile. Car l’hy­per­tro­phie de la néces­saire défiance contre-démo­cra­tique est aus­si la source du pro­blème poli­tique contem­po­rain majeur : non pas la pas­si­vi­té du citoyen mais l’ « impo­li­tique ». Enten­dez par là « le défaut d’ap­pré­hen­sion glo­bale des pro­blèmes liés à l’or­ga­ni­sa­tion d’un monde com­mun » (p. 29). Le repli des pra­tiques poli­tiques sur des atti­tudes pure­ment réac­tives et sur des enjeux spé­ci­fiques aurait pour effet de dis­soudre les expres­sions de l’ap­par­te­nance à un monde com­mun et de mas­quer la lisi­bi­li­té de l’ordre social. En des accents très arend­tiens, Rosan­val­lon sou­ligne qu’« il n’y a plus de poli­tique si des actions ne peuvent être ins­crites dans une même nar­ra­tion et repré­sen­tées sur une scène publique unique » (p. 29).

L’im­po­li­tique trouve son expres­sion la plus radi­cale dans le popu­lisme, cette patho­lo­gie sociale induite par la « vam­pi­ri­sa­tion totale de l’ac­ti­vi­té poli­tique par la contre­dé­mo­cra­tie » : la sur­veillance se mue alors en stig­ma­ti­sa­tion com­pul­sive et per­ma­nente des auto­ri­tés gou­ver­nantes, l’empêchement et l’é­vic­tion des gou­ver­nants deviennent le seul but de l’ac­tion poli­tique et la fonc­tion d’ac­cu­sa­tion absorbe toute l’ac­ti­vi­té civique.

Cette évo­lu­tion poli­tique trouve son équi­valent dans le champ éco­no­mique, où la sur­veillance des mar­chés tend à tenir lieu de poli­tique éco­no­mique. Rosan­val­lon consacre quelques bonnes pages au sujet, rele­vant très jus­te­ment que le contrôle et la trans­pa­rence des mar­chés n’im­plique en rien moins d’i­né­ga­li­tés sociales.

Repolitiser la démocratie

Contre la dérive impo­li­tique, il s’a­git de refon­der les piliers sur les­quels s’est édi­fié « le régime démo­cra­tique mixte des modernes ». Le der­nier cha­pitre évoque, mal­heu­reu­se­ment sans les déve­lop­per, quelques pistes.

Pri­mo, il impor­te­rait d’a­bord, de tra­cer des « voies nou­velles [pour] la démo­cra­tie élec­to­rale- élec­tive » en l’ou­vrant davan­tage à la socié­té grâce à des espaces de par­ti­ci­pa­tion et de déli­bé­ra­tion acces­sibles au citoyen. Rosan­val­lon ren­voie très rapi­de­ment aux théo­ries déli­bé­ra­tives de la démo­cra­tie et aux nou­veaux dis­po­si­tifs, tels les confé­rences de citoyens, qui leur sont associés.

Secun­do, il fau­drait en outre « conso­li­der la contre-démo­cra­tie », non pas en cher­chant à l’ins­ti­tu­tion­na­li­ser — l’his­toire montre que c’est voué à l’é­chec — mais en ten­tant plu­tôt de la socia­li­ser. Il s’a­gi­rait de mettre en place des « modes de struc­tu­ra­tion inter­mé­diaire […] entre le pou­voir pure­ment infor­mel de l’o­pi­nion ou de l’in­ter­ven­tion mili­tante et le dis­po­si­tif stric­te­ment consti­tu­tion­nel » (p. 306). L’au­teur reste ici très allu­sif men­tion­nant les actions de sur­veillance menées par « des orga­ni­sa­tions mili­tantes non par­ti­sanes » telles que des agences citoyennes de nota­tion ou des obser­va­toires citoyens. Car c’est sur le ter­rain de l’ex­per­tise et de la veille citoyennes que se situe « l’un des enjeux essen­tiels du pro­grès démo­cra­tique ». Quant au pou­voir d’empêchement et de juge­ment des citoyens, il pour­rait être consi­dé­ra­ble­ment accru en ren­for­çant la contrainte per­ma­nente d’ar­gu­men­ta­tion et de jus­ti­fi­ca­tion publique qui com­mence à être impo­sée aux auto­ri­tés et admi­nis­tra­tions publiques.

Enfin, mais la socia­li­sa­tion de la contre-démo­cra­tie ne peut suf­fire à conju­rer le risque impo­li­tique. Il faut aus­si « repo­li­ti­ser la démo­cra­tie », ce qui passe par la « recons­ti­tu­tion de la vision d’un monde com­mun », de manière à sur­mon­ter le « vide de sens ». Cela sup­pose que l’on rende la socié­té lisible et intel­li­gible à elle-même de manière à la mettre face à ses res­pon­sa­bi­li­tés, ce qui est la tâche des poli­tiques et des intel­lec­tuels. Mais ce tra­vail cog­ni­tif doit aus­si s’ac­com­pa­gner d’une resym­bo­li­sa­tion du pou­voir col­lec­tif, non pas tou­te­fois par la « célé­bra­tion d’un être col­lec­tif rédemp­teur » mais plu­tôt par la mise en lumière des dif­fé­rences, des divi­sions et des confl its qui, tout en nous oppo­sant, struc­turent l’ordre social.

En nous invi­tant, ana­lyse his­to­rique appro­fon­die à l’ap­pui, à adop­ter une approche com­plexe de la démo­cra­tie, Pierre Rosan­val­lon fait oeuvre salu­taire. Il contri­bue à décoin­cer un débat public qui, en France en tout cas — la der­nière élec­tion pré­si­den­tielle l’a mon­tré -, demeure trop sou­vent pola­ri­sé entre une posi­tion répu­bli­caine rédui­sant la démo­cra­tie à l’é­lec­tion et à la repré­sen­ta­tion natio­nale et une posi­tion alter­na­tive parant la par­ti­ci­pa­tion citoyenne et la socié­té civile de toutes les ver­tus démo­cra­tiques. C’est sous des formes néces­sai­re­ment plu­rielles qu’ins­ti­tu­tions et pra­tiques, for­melles et infor­melles, sont appe­lées à réa­li­ser la pro­messe démo­cra­tique. Non sans para­doxe : les pra­tiques de défiance qui sont le ferment de la démo­cra­ti­sa­tion de la socié­té peuvent aus­si pro­duire de l’im­po­li­tique, sous sa forme extrême du popu­lisme, qui mine le sens même du poli­tique. Si l’a­na­lyse est, comme tou­jours chez Rosan­val­lon, très riche­ment docu­men­tée sur le plan his­to­rique et très sug­ges­tive, elle n’en sus­cite pas moins cer­taines réserves.

Protester ou représenter ?

L’ou­vrage se foca­lise sur une ten­sion entre des ins­ti­tu­tions repré­sen­ta­tives fon­dées sur l’é­lec­tion et les pra­tiques de défiance éma­nant de la socié­té civile, ten­sion qui serait struc­tu­rante et féconde pour autant, nous l’a­vons dit, qu’elle soit accom­pa­gnée par un « tra­vail du poli­tique » visant la cocons­ti­tu­tion de l’es­pace public.

L’an­ta­go­nisme ain­si posé deman­de­rait à être nuan­cé. D’a­bord parce que les ins­ti­tu­tions repré­sen­ta­tives ne sont pas fon­dées sur le seul prin­cipe de l’é­lec­tion. Ensuite parce que les pra­tiques des orga­ni­sa­tions et acteurs de la socié­té civile ne se can­tonnent pas dans le registre de la pro­tes­ta­tion. Même en France, mais bien davan­tage en Bel­gique, la légi­ti­mi­té de cer­taines poli­tiques, en par­ti­cu­lier dans le domaine socioé­co­no­mique, s’est appuyée, depuis long­temps, sur des pro­cé­dures de concer­ta­tion, de consul­ta­tion, de négo­cia­tion qui asso­ciaient de grandes orga­ni­sa­tions repré­sen­ta­tives n’é­ma­nant pas du suf­frage uni­ver­sel. Rosan­val­lon n’é­voque pas ici cette forme de la repré­sen­ta­tion, qu’il avait pour­tant étu­diée dans un de ses ouvrages précédents.

Dans Le peuple introu­vable (1998), il mon­trait pré­ci­sé­ment com­ment, au cours du XIXe siècle et de la pre­mière moi­tié du XXe siècle, la démo­cra­tie repré­sen­ta­tive s’est construite, de manière hybride, dans un inces­sant tra­vail de conci­lia­tion entre deux exi­gences inhé­rentes à l’i­dée de sou­ve­rai­ne­té du peuple : l’é­lec­tion au suf­frage uni­ver­sel d’une part et la néces­si­té d’as­su­rer la pré­sence d’une réa­li­té sociale com­plexe et conflic­tuelle au sein même de l’es­pace poli­tique d’autre part. Si l’on prend acte de cette hybri­di­té de prin­cipe de la repré­sen­ta­tion, on peut aus­si mieux sai­sir les enjeux sou­le­vés par son arti­cu­la­tion aux pra­tiques de défiance.

Car ce sont les orga­ni­sa­tions sociales, qui tan­tôt sur­veillent, empêchent ou jugent les poli­tiques, tan­tôt sont asso­ciées à leur éla­bo­ra­tion en ver­tu pré­ci­sé­ment de leur repré­sen­ta­ti­vi­té. Ce qui génère des confl its internes aux orga­ni­sa­tions, lors­qu’elles sont appe­lées à jouer dans les deux registres, ou entre orga­ni­sa­tions pour­sui­vant des stra­té­gies dif­fé­rentes. Pen­sons, par exemple aux conflits entre acteurs repré­sen­ta­tifs recon­nus (syn­di­cats) et acteurs cri­tiques (col­lec­tifs de chô­meurs, par exemple) sur la ques­tion du trai­te­ment du chô­mage. Resur­git ici le vieux pro­blème de savoir jus­qu’à quel point et à quelles condi­tions les asso­cia­tions de la socié­té civile doivent accep­ter de s’as­so­cier au pro­ces­sus de déci­sion poli­tique ou, au contraire, demeu­rer dans une pos­ture de contes­ta­tion. L’en­jeu n’est pas mince, en par­ti­cu­lier au moment où, du côté de la Com­mis­sion euro­péenne, on tient un dis­cours sur la gou­ver­nance qui situe la source de la légi­ti­mi­té démo­cra­tique davan­tage dans la consul­ta­tion des acteurs de la socié­té civile (mais les­quels ?) que dans les ins­ti­tu­tions clas­siques de la repré­sen­ta­tion issues du suf­frage universel.

Défiance ou méfiance ?

Rosan­val­lon semble redou­ter, par-des­sus tout, le spectre de l’im­po­li­tique, qui trou­ve­rait sa forme la plus redou­table dans le popu­lisme « expres­sion poli­tique dans laquelle le pro­jet démo­cra­tique se laisse vam­pi­ri­ser par la contre-démo­cra­tie » (p. 276). Mais est-ce bien là la source du malaise pré­sent dans nos démo­cra­ties ? Le défi­cit de confiance dans les ins­ti­tu­tions et déci­sions pol it iques provient‑i l effec­ti­ve­ment d’une radi­ca­li­sa­tion des pra­tiques de défiance (qui conti­nuent à mani­fes­ter un sou­ci d’ap­par­te­nance à un monde com­mun) ? Ne pro­vien­drait-il pas plu­tôt de cette méfiance muette et sourde qu’en­gendre l’ex­clu­sion hors de l’es­pace public ?

Avec Rosan­val­lon, on peut se réjouir de ce qu’en dépit de l’aug­men­ta­tion de l’abs­ten­tion élec­to­rale, les pra­tiques de par­ti­ci­pa­tion infor­melle à la vie de la socié­té civile soient en crois­sance. Mais elles sont mal­heu­reu­se­ment beau­coup plus inéga­le­ment dis­tri­buées que ne l’est la par­ti­ci­pa­tion élec­to­rale. Les pra­tiques « contre-démo­cra­tiques » de pro­tes­ta­tion (signer une péti­tion, mani­fes­ter, s’en­ga­ger dans un col­lec­tif) sont davan­tage le fait des caté­go­ries les plus sco­la­ri­sées de la socié­té2. Or, bien plus que « la perte du sens de la glo­ba­li­té », c’est cette inéga­li­té qui devrait nous inquié­ter, et à un double titre.

D’a­bord, les plus vul­né­rables sur le plan socioé­co­no­mique, qui sont aus­si sou­vent peu sco­la­ri­sés, n’ont pas sou­vent les moyens de faire entendre une pro­tes­ta­tion contre les injus­tices dont ils sont vic­times ni même par­fois de se rendre compte de ces injus­tices et de s’or­ga­ni­ser col­lec­ti­ve­ment. Com­ment pour­rait-on alors espé­rer les réin­té­grer dans le sys­tème socioé­co­no­mique et dans l’es­pace politique ?

D’autre part, et c’est tout aus­si inquié­tant, cette non-par­ti­ci­pa­tion des moins sco­la­ri­sés à la vie de la socié­té civile se tra­duit aus­si par le fait qu’une frange signi­fi­ca­tive de citoyens, pauvres ou riches, se retrouve en marge des débats publics au sens où leurs pré­fé­rences et leurs atti­tudes, pri­vées et poli­tiques, s’a­li­mentent exclu­si­ve­ment à la culture com­mer­ciale de masse ou à des dis­cours de repli sur des iden­ti­tés cultu­relles fer­mées3.

Autre­ment dit, ce n’est plus seule­ment une césure entre élus et élec­teurs qui est ici en jeu (après tout, cette césure est aus­si vieille que la démo­cra­tie repré­sen­ta­tive), mais une désaf­fi­lia­tion d’in­di­vi­dus deve­nus étran­gers à une sphère publique, for­melle et infor­melle, dont ils ne sont plus acteurs ni même spec­ta­teurs, bien qu’ils y demeurent élec­teurs, par­fois pour le pire. N’est-ce pas là qu’il faut cher­cher la cause de l’im­po­li­tique et du popu­lisme ? Non pas dans une ten­sion entre les pra­tiques de défiance de la socié­té civile et des ins­ti­tu­tions repré­sen­ta­tives qui ont besoin de confiance : après tout, contes­ter, c’est encore par­ti­ci­per à l’es­pace com­mun du poli­tique. Mais plu­tôt dans la méfiance dont sont vic­times autant ces ins­ti­tu­tions que les acteurs de la socié­té civile, méfiance ou même plus sim­ple­ment indif­fé­rence. Le pro­blème n’est donc pas d’a­bord d’ar­ti­cu­ler démo­cra­tie repré­sen­ta­tive et contre-démo­cra­tie, ins­ti­tu­tions poli­tiques et socié­té civile orga­ni­sée en repo­li­ti­sant ceux qui pro­testent. Le défi­ma­jeur est plu­tôt d’an­crer l’une et l’autre de ces formes poli­tiques, la repré­sen­ta­tion et la pro­tes­ta­tion, de manière inclu­sive dans le tis­su social. Quelle légi­ti­mi­té peuvent avoir des opi­nions et des poli­tiques for­mées dans une socié­té civile forte et débat­tante, si une par­tie de la popu­la­tion s’en trouve exclue ou mar­gi­na­li­sée ? (Ré)inclure chaque citoyen dans l’es­pace public de la déli­bé­ra­tion publique, c’est la fina­li­té pre­mière du « tra­vail du politique »

  1. Paris, Seuil, 2006.
  2. Voir B. E. Cain e.a. (dir.), Demo­cra­cy trans­for­med ?, Oxford Uni­ver­si­ty Press, 2002.
  3. Voir M. Elchar­dus, La démo­cra­tie mise en scène, Labor, 2004.

Hervé Pourtois


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