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La Constitution dans le devenir politique européen

Numéro 01/2 Janvier-Février 2003 - Europe traité de Nice par Théo Hachez

janvier 2003

Faut-il que la future Consti­tu­tion euro­péenne confesse les valeurs, les prin­cipes qui lui ser­vi­ront de fon­de­ments ou de réfé­rences ? Le débat sur ce sujet, dont nous publions ici l’es­sen­tiel des inter­ven­tions, a été lan­cé par l’as­so­cia­tion Avi­cenne à par­tir de la pro­po­si­tion des Églises de glis­ser le nom de Dieu dans le docu­ment ins­ti­tuant, mais l’a largement […]

Faut-il que la future Consti­tu­tion euro­péenne confesse les valeurs, les prin­cipes qui lui ser­vi­ront de fon­de­ments ou de réfé­rences ? Le débat sur ce sujet, dont nous publions ici l’es­sen­tiel des inter­ven­tions, a été lan­cé par l’as­so­cia­tion Avi­cenne à par­tir de la pro­po­si­tion des Églises de glis­ser le nom de Dieu dans le docu­ment ins­ti­tuant, mais l’a lar­ge­ment débor­dée. Une telle agi­ta­tion d’ar­gu­ments pour­rait paraitre vaine aux esprits posi­tifs qui n’ac­cor­de­ront d’at­ten­tion qu’à la por­tée juri­dique et pra­tique du texte fina­le­ment adop­té : le dis­po­si­tif ins­ti­tu­tion­nel qu’il habi­li­te­ra à « faire le droit » au nom de cette sou­ve­rai­ne­té com­mune, et les garan­ties qu’il offri­ra aux droits et liber­tés des citoyens, indi­vi­duels ou col­lec­tifs. Autant d’en­jeux fon­da­men­taux qu’une réfé­rence vague et géné­rale ou un pré­am­bule n’a­chèvent pas d’ar­bi­trer. Mais une fois évo­qué le contexte et l’as­pect fon­da­teur du geste consti­tu­tion­nel, il appa­rait que l’abs­ten­tion de débat sur les butées et les hori­zons d’une telle Consti­tu­tion serait comme une occa­sion man­quée qui creu­se­rait le défi­cit de sens du poli­tique et, plus encore, ouvri­rait la voie à des détour­ne­ments incon­trô­lés du sym­bole. Au contraire, la volon­té de dépas­ser un consen­sus a mini­ma peut être par elle-même le sti­mu­lant d’une expé­rience démocratique.

La lecture courte d’un symbole

L’ap­pa­ri­tion du mot « Consti­tu­tion » à l’a­gen­da euro­péen est à mettre au cré­dit de l’é­chec patent du trai­té de Nice. La levée de ce tabou s’est impo­sée par la dif­fi­cul­té d’a­dap­ter des méca­nismes de déci­sion héri­tés de la Com­mu­nau­té ori­gi­naire et dou­ble­ment dépas­sés : par les élar­gis­se­ments suc­ces­sifs et par le carac­tère de plus en plus cru­cial des enjeux mar­qués par l’emprise de l’U­nion. Le pié­ti­ne­ment de la réforme, tout entière cen­trée sur l’ef­fi­ca­ci­té, a per­mis que son cahier des charges soit élar­gi au défi­cit démo­cra­tique de l’U­nion, maintes fois dénon­cé. Ce contexte n’a sans doute pas per­mis d’ap­pré­cier sa por­tée exacte. Au-delà du sym­bole vague qui fait écrire le mot avec une majus­cule, le prin­cipe d’une loi fon­da­men­tale porte en lui une rup­ture qua­li­ta­tive dans la construc­tion d’une Europe poli­tique. Mon­nayé dans le grand souk des som­mets, au milieu des sub­ven­tions agri­coles et des cal­culs de repré­sen­ta­ti­vi­té, l’ac­quis a été sous-esti­mé par les tenants de l’une ou l’autre concep­tion du deve­nir européen.

À l’ère des trai­tés qui enga­geaient les États-nations et eux seuls, devrait donc suc­cé­der un texte qui, qu’on le veuille ou non, par son exis­tence même et les pré­sup­po­si­tions qui y sont atta­chées, sanc­tion­ne­ra néces­sai­re­ment l’exis­tence légi­time d’une sou­ve­rai­ne­té com­mune. La recon­nais­sance de celle-ci, dûment actée, n’est pas évi­dente pour des États qui ont vécu du rêve de leur exclu­si­vi­té, mais elle appa­rait dou­ble­ment indis­pen­sable du point de vue démo­cra­tique. D’une part, elle appa­rait comme une com­pen­sa­tion à la perte d’emprise du poli­tique consé­cu­tive à la perte d’au­to­no­mie réelle des États, qu’elle soit subie ou consen­tie ; d’autre part, cette recon­nais­sance fait entrer la sou­ve­rai­ne­té com­mune dans le champ de la démo­cra­tie, en expli­ci­tant les condi­tions de son exer­cice et en les ren­dant plus direc­te­ment acces­sibles au citoyen euro­péen. Il reste que la sédi­men­ta­tion des acquis démo­cra­tiques, même lorsque ceux-ci ont une ambi­tion uni­ver­selle, s’est opé­rée sur une base natio­nale qui aujourd’­hui encore est sans arrêt tra­vaillée, recons­truite, enri­chie au gré des désastres de la guerre et des géno­cides, du tota­li­ta­risme, de la déco­lo­ni­sa­tion et, plus récem­ment, des expé­riences liées à l’im­mi­gra­tion notamment.

L’a­van­cée d’ins­pi­ra­tion mani­fes­te­ment fédé­ra­liste qui se des­sine ne sera peut-être que for­melle, sa sub­stance pou­vant être plus ou moins vidée par les méca­nismes de pou­voir mis en place. Car, une fois le prin­cipe consti­tu­tion­nel admis, la ques­tion la plus immé­diate sur­git : une Europe poli­tique plus ou moins fédé­rale ? L’en­jeu de ce qui fait le gros des dis­cus­sions de la Conven­tion ne peut être élu­dé, même s’il n’est pas tou­jours lisible dans les méandres et l’in­dif­fé­rence où on la laisse se dis­per­ser. D’au­tant que, comme sou­vent, l’es­sen­tiel se passe hors de l’en­ceinte offi­cielle, par exemple dans la récente pro­po­si­tion fran­co-alle­mande. Non pas que cette der­nière brille par une ori­gi­na­li­té ingé­nieuse et nova­trice ou même par des pro­messes d’ef­fi­ca­ci­té, puisque les deux gou­ver­ne­ments sont conve­nus de mettre en concur­rence, à tra­vers deux pré­si­dences, les deux prismes de légi­ti­mi­té de l’Eu­rope poli­tique : celui des États-nations et celui de la repré­sen­ta­tion décloi­son­née du peuple euro­péen. Il s’a­git là évi­dem­ment d’un com­pro­mis. Dénon­cée comme déce­vante ou sau­gre­nue, notam­ment par le gou­ver­ne­ment belge et le ministre Michel, la for­mule donne corps au conflit. 

L’im­pos­si­bi­li­té de le tran­cher ne com­mande-t-elle pas une ins­ti­tu­tion­na­li­sa­tion qui seule peut épou­ser son carac­tère évo­lu­tif ? Il reste qu’entre la Com­mis­sion et le Par­le­ment, un lien serait éta­bli qui don­ne­rait à la pre­mière un sta­tut de gou­ver­ne­ment, chan­geant radi­ca­le­ment ain­si la nature de l’ins­ti­tu­tion et lui don­nant la chance d’in­car­ner d’une façon clas­si­que­ment démo­cra­tique une conscience poli­tique euro­péenne émer­gente. L’ex­pres­sion ins­ti­tu­tion­nelle de cette der­nière ne serait pas non plus sans consé­quences sur l’ac­tua­li­té de la guerre pré­ven­tive contre l’Irak.
Quels que soient le sort final réser­vé à la pro­po­si­tion fran­co-alle­mande et la solu­tion fina­le­ment rete­nue, le coup de force du couple « moteur de l’Eu­rope » donne pour­tant à pen­ser. En dou­blant expli­ci­te­ment la Conven­tion, groupe ad hoc savam­ment com­po­sé pour repré­sen­ter la diver­si­té des par­ties inté­res­sées au débat, les gou­ver­ne­ments alle­mand et fran­çais sifflent la fin de la récréa­tion. S’a­git-il là d’une entorse démo­cra­tique indis­pen­sable pour mettre fin à ce que cer­tains voient comme des palabres ou la réha­bi­li­ta­tion, de mau­vais augure, d’un pro­cé­dé diplo­ma­tique qui, dans l’ombre, rédui­rait les ins­ti­tu­tions à l’é­tat de façade ?

Rete­nons ceci : l’é­mer­gence d’une Europe à deux vitesses, contre­par­tie pro­mise au risque réel de dilu­tion que portent l’é­lar­gis­se­ment et les dif­fé­rences de sen­si­bi­li­té ou d’am­bi­tion euro­péenne, semble s’an­non­cer comme la sou­mis­sion de par­te­naires obli­gés de cette entente fran­co-alle­mande préa­lable, à com­men­cer par la Bel­gique. Est-ce dans cette pers­pec­tive qu’il faut com­prendre l’in­ter­pré­ta­tion « large » que Ber­lin et Paris ont don­née des normes de conver­gence bud­gé­taire, une inter­pré­ta­tion qui semble peu à peu s’im­po­ser comme un embryon de poli­tique éco­no­mique euro­péenne par défaut, en l’ab­sence de tout débat ? Si la force de l’Eu­rope pos­tule aujourd’­hui un centre, elle aura une péri­phé­rie… récal­ci­trante. Si cette force ne peut s’é­prou­ver que par l’op­po­si­tion à un tiers, les États-Unis, alors l’a­li­gne­ment des gou­ver­ne­ments de cette péri­phé­rie sur la poli­tique des Amé­ri­cains, par delà leur opi­nion publique, doit être aus­si com­pris comme un aver­tis­se­ment rele­vant de la diplo­ma­tie inté­rieure européenne.

L’insuffisance d’une construction en miroir

Comme le donne mieux à voir le mot anglais « Act », une Consti­tu­tion n’est pas seule­ment un texte juri­dique, aus­si bien conçu soit-il, tra­dui­sant un accord poli­tique pro­mu au rang de matrice ins­ti­tu­tion­nelle. Autre­ment dit, der­rière lui se pro­file néces­sai­re­ment une force, une anté­rio­ri­té ins­ti­tuante au nom de laquelle et pour laquelle l’acte consti­tu­tion­nel est posé. Dans cette pers­pec­tive, le silence des réfé­rences revient seule­ment à faire des dis­po­si­tions pra­tiques de la Consti­tu­tion les seuls élé­ments d’un tra­vail de déduc­tion sur le sens de l’en­tre­prise euro­péenne. Au reste, même sans réfé­rence expli­cite, le cri­tère démo­cra­tique est res­té une pré­oc­cu­pa­tion constante de la construc­tion euro­péenne, dès ses ori­gines ins­ti­tu­tion­nelles et au cours de ses élar­gis­se­ments suc­ces­sifs, et il serait invrai­sem­blable (et inad­mis­sible) que le texte consti­tu­tion­nel ouvre la voie à une régres­sion sur ce plan et ne consacre pas des acquis, du reste garan­tis par une série d’en­ga­ge­ments inter­na­tio­naux déjà sous­crits par les États-nations.

D’a­bord l’ef­fi­cace du texte et l’Eu­rope poli­tique qu’il des­si­ne­ra, donc. Mais ne serait-ce pas un salut trop dis­cret pour l’en­trée en scène volon­taire d’un être poli­tique inédit que de se satis­faire d’un tel por­trait en creux ? N’est-ce pas igno­rer le sens du long tra­vail de cou­lisses qui l’a pré­pa­rée ? Et, pour ce qui regarde la démo­cra­tie, le défi­cit sym­bo­lique de l’U­nion ne doit-il pas être com­blé ? Lais­ser en friche le capi­tal iden­ti­taire de la construc­tion euro­péenne, c’est d’a­bord pro­mettre à l’U­nion une exis­tence poli­tique fan­to­ma­tique vis-à-vis des États qui l’ont pro­mue, mais c’est aus­si lais­ser ce capi­tal à dis­po­si­tion de toutes les redé­fi­ni­tions mal­hon­nêtes, de toutes les mobi­li­sa­tions, de toutes les entre­prises : au risque d’in­si­gni­fiance s’a­joute celui du détour­ne­ment symbolique.

De quelque façon qu’on en appré­cie la néces­si­té, il faut recon­naitre la dif­fi­cul­té d’ap­puyer sur des réfé­rences expli­cites le sens du deve­nir poli­tique euro­péen. Aus­si bien, la réponse que pro­posent les Églises, si elle est reje­tée par tous, a au moins le mérite de mon­trer le vide lais­sé par ce refus et de sol­li­ci­ter, au-delà des valeurs fétiches d’un consen­sus mou et fina­le­ment exclu­sif, un faire, une pro­cé­dure pour le com­bler. Car, s’il s’a­git pour l’Eu­rope de se défi­nir, c’est d’a­bord ses contra­dic­tions qu’il fau­dra entre­prendre de débrouiller. Sur le plan his­to­rique, il fau­dra bien que soit pen­sée l’ar­ti­cu­la­tion entre le fina­lisme que sup­pose une expres­sion en vogue (« la réuni­fi­ca­tion de l’Eu­rope ») et la volon­té de rompre avec l’His­toire, voire d’en sor­tir. Une volon­té qui, depuis la Seconde Guerre mon­diale, a consti­tué le pre­mier res­sort des pro­grès de l’Eu­rope à faire, et conti­nue de four­nir une sorte de repère aveugle aux poli­tiques exté­rieures post­co­lo­niales. La réso­nance de cette ambi­va­lence avec le contexte lui-même ambi­gu de la mon­dia­li­sa­tion situe l’en­tre­prise euro­péenne à la char­nière du par­ti­cu­lier de ses repères his­to­riques et de sa pré­ten­tion à l’universalité.

Théo Hachez


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