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La confession est un exercice délicat

Numéro 5 - 2018 par Thierry Delcommune

août 2018

Les garan­ties de sin­cé­ri­té sont for­cé­ment fra­giles. Le ton de la voix, le regard, les tré­mo­los, bref l’expression vibrante des émo­tions ne peut trom­per, se dira-t-on. Sans doute. Mais encore, dans ce cas, peut-on faire confiance à un humain pour por­ter un regard lucide sur ses propres expé­riences ? Cha­cun croi­ra ce qu’il veut. La confes­sion est également […]

Billet d’humeur

Les garan­ties de sin­cé­ri­té sont for­cé­ment fra­giles. Le ton de la voix, le regard, les tré­mo­los, bref l’expression vibrante des émo­tions ne peut trom­per, se dira-t-on. Sans doute. Mais encore, dans ce cas, peut-on faire confiance à un humain pour por­ter un regard lucide sur ses propres expé­riences ? Cha­cun croi­ra ce qu’il veut.

La confes­sion est éga­le­ment un exer­cice ambivalent.

À en lire cer­taines, on en vient à se deman­der qui réel­le­ment elles accusent. Des auteurs habiles par­viennent en taillant leurs phrases sur le modèle du boo­me­rang à ren­voyer l’inconfort chez ceux-là mêmes qui la lisent ou l’écoutent. Vous connais­sez ce moment où vous com­men­cez à pen­ser : si ce qui­dam se blâme de ses actes, qu’en est-il de ma propre ver­tu, moi qui en ai com­mis de semblables ?

On son­ge­ra bien enten­du à cette Chute dans laquelle Camus entraine irré­ver­si­ble­ment son lec­teur. Magis­tral angle d’attaque de la condi­tion humaine (en socié­té capitaliste).

Je ne vous pro­pose rien d’aussi grand, seule­ment quelques para­graphes à la sem­blance d’une pro­jec­tion Mer­ca­tor de dis­cours médiatiques.

      

Il faut se sen­tir cou­pable, tel est le pre­mier pas. Les motifs vien­dront aisé­ment par la suite. Regar­dant sa propre his­toire, on trou­ve­ra tou­jours à redire. Ce qui importe au pre­mier chef, c’est le sentiment.

Ensuite vient le temps de l’introspection. Fouiller en soi, com­prendre. Mais ne croyez pas qu’on puisse en res­ter là. Le pro­ces­sus ne mène à terme qu’une fois socia­li­sé, jeté vers autrui. Les jour­naux intimes ne sont que des demi-mesures. Il faut se confron­ter à l’Autre.

Aus­si, citoyen, ne refu­sez pas d’entendre ma confes­sion. Le repen­tir n’est pos­sible qu’une fois l’âme sou­la­gée auprès d’autrui. La rédemp­tion ne se paie pas trop cher de l’opprobre.

J’ai été hypo­crite, citoyen.

Vous savez, je vous le dis puisque vous ne me connais­sez pas, j’avais le verbe haut, bien plus haut que les actes. Les mots pro­jettent et grisent. Cer­tains s’en soulent. Ce n’était pas mon cas, mais j’étais prompt à invo­quer les grands concepts, à batailler pour les grandes idées. Tenez, un exemple : la soli­da­ri­té était dans tous mes dis­cours. Il fal­lait se ser­rer les coudes, pro­té­ger les faibles, défendre les acquis de longue lutte. Et pour­tant, et pour­tant, sou­vent j’étais inca­pable de l’altruisme le plus banal.

Si vous son­gez d’emblée à cette misère dont on détourne les yeux ou sur le dos de laquelle on se construit aisé­ment une bonne conscience à tin­te­ments de menu cuivre, vous aurez bien rai­son. J’étais de ceux qui détournent les yeux devant la men­di­ci­té. Par­fois je don­nais, par­fois même je don­nais un billet. Pour com­pen­ser sans doute. Plus d’une fois, j’ai pré­tex­té être occu­pé afin de ne pas devoir aider un ami à une tâche qui me répu­gnait. Beau­coup d’épines dans mes pieds. Je m’en accom­mo­dais, les petites lâche­tés sont faciles à accepter.

Un jour en revanche, je décou­vris que ma per­ver­si­té s’élevait vers d’autres cieux, que ma four­be­rie était d’un degré plus haut sur l’échelle du per­ni­cieux. Au gré de cir­cons­tances que je me rap­pelle fort clai­re­ment, mais dont je vous épargne la nar­ra­tion tant elles ne sont qu’anecdotiques, le voile de ma céci­té se déchi­ra brus­que­ment et je com­pris que depuis tant d’années je m’étais construit exclu­si­ve­ment contre des per­sonnes qui ne m’avaient rien fait. Abreu­vé à la source de dis­cours cor­ro­dés, j’avais construit des enne­mis qui n’étaient qu’imaginaires.

J’étais, je res­sens encore de la dou­leur à l’avouer ain­si sans fard, inca­pable d’éprouver la moindre recon­nais­sance envers mes alliés, mes bien­fai­teurs, mes amis. De ceux-là mêmes qui ren­daient mon exis­tence pos­sible. Chaque souf­france qué­mande une jus­ti­fi­ca­tion. Hélas la jus­tice n’est pas imma­nente et beau­coup de dou­leurs res­tent muettes. J’avais ren­du ces gens res­pon­sables de mon malêtre ; il n’en était rien.

Ne souf­fraient-ils pas comme moi. N’avaient-ils pas eux aus­si à se lever le matin, sol­dats mobi­li­sés au réveil au son du toc­sin ? Ne devaient-ils pas comme moi en pas­ser par la vio­lence mécon­nue du cos­tume et de cet étouf­foir qu’on nomme une cra­vate ? Ne crou­laient-ils pas pareille­ment sous une charge de tra­vail déme­su­rée, condam­nés à pour­suivre des objec­tifs outran­ciers ? N’étaient-ils pas comme moi vic­times d’une classe poli­tique assoif­fée de taxa­tion ? Vic­times comme moi de poli­tiques discriminatoires.

Ce jour-là je com­pris. Ce patron gavé de mil­lions, ce chef qui me bri­mait. Que ne le voyais-je alors ? Tout cela était jus­ti­fié. Tout cela par­ti­ci­pait d’un ordre immuable et sain auquel n’existe aucune déro­bade. Ain­si sont faites les socié­tés humaines. Je blâ­mais nos élites des insuf­fi­sances de l’espèce. Quand je com­pris cela et que je pus éprou­ver de l’empathie pour leurs mal­heurs que je moquais jusque-là, je com­pris. Je com­pris la rude loi de la concur­rence. Je com­pris que mon chef se sou­ciait de moi quand il m’en deman­dait plus. Il vou­lait que je me dépasse, que je me réa­lise. Par­ti­ci­per à la gran­deur de la boite, c’était bâtir quelque chose de plus grand que soi, s’élever sur le plan moral, jus­ti­fier son exis­tence. J’avais jusqu’alors consi­dé­ré mon emploi comme une contrainte alors que c’était une chance. Je com­pris la hié­rar­chie des posi­tions, le salaire comme ran­çon du mérite. Je me ron­geai les sangs à pen­ser que la poli­tique fis­cale bri­mait l’innovation. Ce fut une période de grande fécon­di­té intel­lec­tuelle et de grande souf­france morale. Le prix de la luci­di­té. Mais j’en reviens à mon ancienne men­ta­li­té, car je n’en ai pas fini.

J’ai été veule, citoyen.

Oh, je n’étais pas tota­le­ment mau­vais. Quelque chose résis­tait en moi contre mes propres erre­ments, même si je pei­nais alors à les bien cer­ner. Je lut­tais contre moi, contre ma noir­ceur. Pour exemple, je me lan­çai sou­vent dans des ten­ta­tives livresques pour m’en sor­tir. Oui, j’en ai lu, certes bien moins que je n’en aie ache­té, des livres de déve­lop­pe­ment per­son­nel. De ces auteurs for­mi­dables de géné­ro­si­té, ani­més par cette seule envie de par­ta­ger leur recette de la réus­site, il y a tant à apprendre. Voi­là un bel exemple de soli­da­ri­té pratique.

Mais… j’essayais, sin­cè­re­ment, oui, une semaine, un mois, d’appliquer leurs méthodes, je sui­vais leurs conseils, je ten­tais de valo­ri­ser mes actifs, de pen­ser réus­site pour atti­rer le suc­cès à moi, de chan­ger ma façon de regar­der le monde, de ne plus voir des obs­tacles, mais bien des oppor­tu­ni­tés, de… inévi­ta­ble­ment, j’abandonnais. Je vou­lais tout, tout de suite, je n’avais pas la patience d’attendre le suc­cès. Je bais­sais les bras. Par fai­blesse, par las­si­tude, mon ancienne habi­tude reve­nait tou­jours et je stag­nais de nou­veau dans la mare putride de mes pen­sées mor­bides. Je mau­dis­sais la socié­té, je cra­chais sur mes pairs, sur mes pères. Ce n’est pas tout.

J’ai été impie, citoyen.

Tout âme, même la meilleure, tré­buche un jour où l’autre, mais une âme en déshé­rence, alié­née, n’a de cesse de s’avilir jusqu’à patau­ger dans la pire des fanges. Elle ne se lasse pas de sa propre tur­pi­tude. Sachez que j’ajoutais le blas­phème à l’ingratitude. Je n’avais jamais été très zélé du côté de la foi, j’omettais chaque jour de remer­cier le Créa­teur pour ses bon­tés, je fuyais les sacre­ments, je fai­sais du tou­risme dans les églises, je bafouais et moquais les prêtres…

Ma voix tremble encore d’évoquer… pour exemple, quand j’en voyais un pas­ser après la messe avec sa cor­beille « pour la paroisse », je détour­nais les yeux, je fai­sais sem­blant de ne pas le voir de peur que dans le miroir de ses humbles yeux, je lise une image trop fidèle de ma propre vile­nie. Pire encore : c’est dans ces moments que mon esprit cre­vait d’une iro­nie atra­bi­laire et rica­nait devant ce qu’il qua­li­fiait de cha­ri­té à rebours qui demande aux pauvres de prendre soin de l’Église. Jamais une telle pen­sée ne peut se rache­ter. Dou­ter ain­si de son Créa­teur et des ministres de son culte. Croi­riez-vous qu’il puisse tenir tant de mali­gni­té en un seul être humain ?

J’ai été couard, citoyen.

J’avais peur aus­si, tout le temps, contre toute rai­son, je n’étais que défiance vis-à-vis de ceux qui se dévouent corps et âme à ma pro­tec­tion. La para­noïa me sai­sis­sait et m’enveloppait quand je voyais ces mili­taires en uni­forme pos­tés autour des gares, quand les gar­diens de la paix débou­laient à toutes sirènes réta­blir l’ordre et la morale. Contre toute logique, c’est en leur pré­sence que je me sen­tais le moins en sécurité.

J’avais son­gé, bien enten­du, à me gué­rir de ces névroses qui me rongent. J’avais pris maint ren­dez-vous en ces cabi­nets oné­reux où des méde­cins de l’âme en tout genre font métier de la détresse psy­cho­lo­gique. J’ai pas­sé des heures à déver­ser le sang noir de ma conscience alors qu’ils pre­naient des notes sur des cale­pins sans jamais rien me dire. Je ne doute plus aujourd’hui qu’ils auraient fini par me déli­vrer de mes troubles, mais le doute m’habitait mala­di­ve­ment et là comme par­tout ailleurs, j’ai bais­sé les bras.

À cette époque, j’avais été conta­mi­né par les théo­ries plus que dou­teuses — de quelle céci­té fai­sais-je preuve ! — de phi­lo­sophes et de socio­logues mar­xistes qui par­laient de contrôle social, de sur­veillance, de nor­ma­li­sa­tion, de vio­lence sym­bo­lique. Enfin, j’étais com­plo­tiste ! Je me demande encore aujourd’hui com­ment l’âme humaine peut se dis­tordre à ce point, s’éloigner autant du bon sens.

Pour­tant, de nobles ora­teurs per­chés du haut de leurs chaires média­tiques n’avaient eu de cesse de me pré­ve­nir contre leur pen­sée tron­quée, aveugle, par­ti­sane, mais que vou­lez-vous, je devais me croire plus malin, capable de faire le tri par moi-même. Quelle arrogance !

Main­te­nant je l’ai appris, je vous le dis : cha­cun son rôle, sa place. L’humilité est la ver­tu pre­mière. Ne cher­chez pas à avoir le der­nier mot, il y aura tou­jours plus intel­li­gent que vous.

Il importe de savoir gar­der sa place. Les rébel­lions sont le plus dou­lou­reux che­min vers l’obéissance. Igno­rez-vous donc qu’Orwell, qui prit les armes pour chan­ger le sort du peuple espa­gnol, conclut de la sorte son 1984 ? La liber­té se paie cher dans la chair, tôt ou tard.

Thierry Delcommune


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