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La candeur de Gagarine

Numéro 3 Mars 2010 par Francis Martens

mars 2010

Les modèles neu­ros­cien­ti­fiques et la méta­psy­cho­lo­gie psy­cha­na­ly­tique ne sont pas sans de pos­sibles inter­faces. Des pen­seurs comme Spi­no­za, Dama­sio, Laplanche, offrent un cadre concep­tuel apte à pen­ser diver­se­ment le corps. Mais le débat n’a pas lieu. D’un côté, la psy­cha­na­lyse reste engluée dans ses pro­blèmes iden­ti­taires, de l’autre, les neu­ros­ciences n’at­teignent l’es­pace public que sous la forme de tech­no­lo­gies à visée pragmatique.

Dossier

L’objet de notre esprit est le corps exis­tant et rien d’autre. Baruch Spinoza 

Le 12 avril 1961, le jeune lieu­te­nant You­ri Gaga­rine, embar­qué à bord de la cap­sule Vos­tok 1, effec­tua le pre­mier vol orbi­tal autour de la terre en 1 heure 48 minutes. À son retour, il pas­sa au grade de major et, dans une confé­rence de presse, appor­ta la confir­ma­tion que les direc­teurs des musées de l’athéisme (égayant la gri­saille des répu­bliques sovié­tiques) atten­daient : « Dieu n’existe pas, je ne l’ai pas rencontré. »

La décla­ra­tion de Gaga­rine mérite ques­tions. Qua­rante ans avant la mis­sion com­man­di­tée par Stan­ley Kubrick (2001, L’odyssée de l’espace), s’agissait-il déjà d’interroger, aux confins de l’espace-temps, au bord ver­ti­gi­neux d’un trou noir, la pré­sence énig­ma­tique de quelque trans­cen­dance ? Auquel cas, Gaga­rine n’a pas été assez loin. Y aurait-il été d’ailleurs, qu’il res­te­rait auda­cieux d’induire l’inexistence de Dieu de sa non-ren­contre avec lui. Dieu, en effet, était peut-être occu­pé ailleurs. Mais qu’importe l’agenda divin. Car, à défaut de s’appuyer sur des faits per­ti­nents, la décla­ra­tion d’inexistence s’avère en tant que telle riche d’informations. Elle ren­seigne notam­ment sur les pen­sées d’un héros sovié­tique confron­té à l’éventualité de sa fin. Dans cette pers­pec­tive, le Dieu dont le futur major a signa­lé la non-ren­contre ne pou­vait qu’épouser — en creux — les formes de celui don­né à ima­gi­ner par les popes de Gjatsk, le vil­lage natal de Gaga­rine. On devine un regard à la fois sombre et per­çant, envi­ron­né d’une barbe hir­sute bien que du plus bel effet. On com­prend alors que le jeune You­ri n’ait pas eu de mal à per­ce­voir sa non-pré­sence. On per­çoit aus­si que sa décla­ra­tion se calque sur l’obscurantisme qu’il entend confondre.

Enjeux scientifiques, dérives identitaires

Ain­si en va-t-il du visage freu­dien don­né à voir dans la majeure par­tie du Livre noir de la psy­cha­na­lyse (2005): il ren­seigne autant sur le déla­bre­ment de la pen­sée de ses détrac­teurs que sur celle des popes. Mais leur cari­ca­ture, il est vrai, ne doit pas cher­cher très loin. La psy­cha­na­lyse n’est pas au mieux de sa forme. Ses icônes sont aus­si enfu­mées que celles de Gjatsk. De modèle scien­ti­fique inter­pe­lant, bran­ché sur les débats de son temps, elle a eu la mal­chance de deve­nir un sys­tème à la mode. En outre, les moda­li­tés désas­treuses de sa trans­mis­sion n’ont rien arran­gé. Elles lui font sou­vent confondre débats d’idées avec enjeux iden­ti­taires. Les concepts alors fonc­tionnent comme des badges, per­met­tant essen­tiel­le­ment de sérier adver­saires et amis. Cela n’excuse pas pour autant la médio­cri­té de la caricature.

Car si la théo­rie psy­cha­na­ly­tique de l’inconscient indi­vi­duel sexuel refou­lé (la méta­psy­cho­lo­gie) ne par­ti­cipe certes pas d’un modèle scien­ti­fique expé­ri­men­tal, elle n’a rien à voir pour autant avec quelque croyance. À par­tir d’observations cli­niques plus qua­li­ta­tives que sta­tis­tiques, elle éla­bore un modèle ration­nel et réfu­table (Mar­tens, 2006) qui tente de ne pas sacri­fier la com­plexi­té au pro­fit de la mesu­ra­bi­li­té. C’est là sa limite en même temps que son inté­rêt. Car, pour peu qu’elle ne lâche pas le fil de la ratio­na­li­té et soit prête à renon­cer à son modèle s’il est infir­mé par les faits, elle peut ser­vir d’interlocutrice aux sys­tèmes de pen­sées qui, d’un autre point de vue, arpentent une par­tie de son champ. Par exemple, celui de la mémoire tel qu’abordé par les neu­ros­ciences. Dans les deux cas, il s’agit d’élaborer une logique de la sub­jec­ti­vi­té : des méca­nismes bio­lo­giques les plus géné­raux aux sen­ti­ments les plus par­ti­cu­liers pour les neu­ros­ciences, des situa­tions vécues les plus intimes aux concepts les plus uni­ver­sels pour la psy­cha­na­lyse. D’un côté, la dyna­mique des synapses et des neu­ro­trans­met­teurs, ain­si que l’expression des gènes selon les contextes ; de l’autre, le corps para­ly­sé de l’hystérique souf­frant de rémi­nis­cences, trau­ma­ti­santes après-coup.

Spinoza, Freud, Mead, Damasio

Certes, on ne peut pas­ser sans pré­cau­tion des cartes neu­rales évo­lu­tives selon Dama­sio — qui nous défi­nissent à notre insu — aux for­ma­tions de l’inconscient selon Freud, telles qu’elles se révèlent dans les symp­tômes et les rêves. Il s’agit clai­re­ment d’univers épis­té­mo­lo­giques dif­fé­rents. Néan­moins, si cha­cun à sa façon rend compte d’un pan de réa­li­té, il existe for­cé­ment entre eux quelque inter­face concep­tuelle. Ici, le champ de la phi­lo­so­phie offre à la pen­sée de mul­tiples res­sources, pour autant qu’il échappe à l’incantation. Peu de recours donc chez Hei­deg­ger. Des che­mins féconds par contre chez Spi­no­za — tout par­ti­cu­liè­re­ment dans L’éthique (1677). Cer­taines de ses phrases, reprises à son compte par Dama­sio (2003), pour­raient être mises tout aus­si bien dans la bouche de Freud. « L’esprit ne se connait lui-même qu’en tant qu’il per­çoit les idées des affec­tions du corps », constate Spinoza.

Pour la psy­cha­na­lyse, la pul­sion est la source (par­fois des­truc­trice) du désir de vivre. Elle vient sup­pléer la défi­cience de l’instinct. Il s’agit d’un concept limite entre le psy­chique et le bio­lo­gique, induit à par­tir des mul­tiples vécus où s’associent un affect et une repré­sen­ta­tion (telle rêve­rie, tel fris­son ; telle image, telle nau­sée). Dans sa cla­ri­fi­ca­tion du champ freu­dien, Jean Laplanche (1987) insiste sur le fait que le pul­sion­nel est implan­té en chaque enfant, au fil du rap­port pro­lon­gé au corps des adultes. Les soins pré­coces — néces­sai­re­ment éro­ti­sés — sont émaillés de mes­sages, ver­baux et non ver­baux, les­tés par la pul­sion­na­li­té incons­ciente de ceux qui les émettent. « L’esprit humain ne per­çoit les corps exté­rieurs comme exis­tant en acte que par les idées des affec­tions de son propre corps », ajoute Spi­no­za. Ce qui n’empêche l’esprit indi­vi­duel de s’étendre aus­si loin que le réseau socio­cul­tu­rel dont il émerge, nuance George Her­bert Mead (1934). Aus­si aus­tère puisse-t-elle paraitre, cette esquisse de réflexion à plu­sieurs voix a le mérite de recou­per en la concep­tua­li­sant l’expérience la plus concrète.

Freud lui-même a plu­sieurs fois rap­pe­lé qu’il ne fai­sait que don­ner forme ration­nelle à des thèmes qui nous hantent depuis la nuit des temps, tel l’inexorable conflit entre nos exi­gences pul­sion­nelles et celles de la vie col­lec­tive. Dans son che­mi­ne­ment, il s’appuie sur ce que la psy­cho­pa­tho­lo­gie lui révèle à gros traits, pour déchif­frer pro­gres­si­ve­ment ce qui est ins­crit au fili­grane de tous les humains. Il car­to­gra­phie une réa­li­té fami­lière à cha­cun, reflé­tée dans les mille facettes de l’art, mais jamais théo­ri­sée avant lui. Au départ, il pense que l’inconscient, tout comme le refou­le­ment, est un trait patho­lo­gique de la névrose hys­té­rique. Dans chaque cas, il repère, dans l’enfance, une séduc­tion sexuelle trau­ma­ti­sante dont l’effet ne se mani­feste qu’après-coup. Sur cette pierre d’angle, il bâtit l’essentiel de sa théo­rie de la mémoire. Au fil du temps, nuan­çant sa pre­mière approche, il rela­ti­vise la séduc­tion per­verse. La notion d’une réa­li­té psy­chique indi­vi­duelle incons­ciente, intrin­sè­que­ment conflic­tuelle, quel­que­fois auto­trau­ma­ti­sante, finit par l’emporter. Il n’abandonne jamais pour autant le registre de la séduc­tion. Dans son œuvre, le sexuel se dif­fé­ren­cie de plus en plus du sexué, du géni­tal, du géné­sique, et bien sûr du genre. La sexua­li­té n’y appa­rait pas comme un don­né natu­rel. Sous l’empire de l’autre, chaque par­tie du corps, cha­cune de ses fonc­tions, peut s’érotiser. Plus rien, chez l’homme, n’est sim­ple­ment biologique.

pragmatisme, exil de la pensée

Entre les confins de la culture qui nous habite, l’assortiment des gènes qui forment notre héri­tage, les inter­ac­tions bio­chi­miques qui nous tra­versent, les dési­rs qui nous animent, il n’y a mani­fes­te­ment pas plus d’homogénéité que de solu­tion de conti­nui­té. Mais si la rigueur ne peut débou­cher que sur l’interdisciplinarité, en fait c’est le réduc­tion­nisme qui domine. La science se voit ordi­nai­re­ment confon­due avec la tech­no­lo­gie, et il n’est de pro­grès dans l’imagerie médi­cale qui ne soit pris un temps pour le dévoi­le­ment du mys­tère de la vie. Autant pour­tant, il est cap­ti­vant de sai­sir la varia­bi­li­té d’un élé­ment nou­veau (comme la séro­to­nine) dans le décours d’un phé­no­mène com­plexe (comme la dépres­sion), autant il est aven­tu­reux de s’imaginer avoir cer­né par là le fond du pro­blème. Tout le monde ne tient pas ce dis­cours. N’empêche que nombre de médias nous tar­tinent quo­ti­dien­ne­ment les neu­rones d’ocytocine, de dopa­mine, de vaso­pres­sine, pour nous déniai­ser ès méca­nismes du coup de foudre, de l’amour, de l’attachement, de l’infidélité — au risque d’un saut épis­té­mo­lo­gique périlleux (rou­le­ment de tam­bour) entre le com­por­te­ment du cam­pa­gnol mâle du Middle West (micro­tus ochro­gas­ter) et celui du jeune cadre zuri­chois (homo sapiens).

On rêve­rait d’un débat poin­tu entre la psy­cha­na­lyse et les neu­ros­ciences. Cela nous vau­drait de pas­sion­nants échanges autour de l’effet pla­cé­bo1 et de son inquié­tant cou­sin l’effet noce­bo. Mais ce débat n’a pas lieu où seraient conviées la bio­lo­gie des émo­tions et la méta­psy­cho­lo­gie des pul­sions. Il n’a pas lieu car dans le champ où il serait le plus néces­saire — celui de la pra­tique cli­nique — ni les neu­ros­ciences ni la psy­cha­na­lyse ne sont convo­quées. À ce niveau, le bagage neu­ros­cien­ti­fique n’apparait plus que sous forme d’applications tech­no­lo­giques prag­ma­tiques, et de dia­logue entre les géné­ra­listes char­gés de tes­ter les molé­cules et les firmes phar­ma­ceu­tiques sou­cieuses de les com­mer­cia­li­ser. La psy­chia­trie bio­lo­gique relève ici du trompe‑l’œil, c’est l’industrie qui est en sur­plomb. « On n’est pas dans le domaine du savoir — les études qui donnent à une molé­cule le sta­tut de médi­ca­ment sont indif­fé­rentes aux rai­sons de son effi­ca­ci­té — mais dans celui du « ça marche ». La psy­chia­trie bio­lo­gique, c’est ce dont on parle ; l’industrie phar­ma­ceu­tique c’est la puis­sance tuté­laire qui se situe der­rière et qui agit… et qui peut trom­per » (Pignarre, 2008). Trom­pe­rie mise à part, on pour­rait se dire que peu importe la notice si la molé­cule est bonne. Mais le congé­die­ment de la pen­sée n’est jamais sans conséquences.

Effondrement de la psychiatrie

En matière de psy­chia­trie, le trompe‑l’œil a trou­vé son bré­viaire dans le DSM-IV. En prin­cipe, apo­li­tique et athéo­rique — en tout cas ascien­ti­fique — le DSM n’avait à ses débuts que l’ambition modeste d’offrir aux psy­chiatres du monde entier un outil de com­mu­ni­ca­tion. Mais d’athéorique cet inven­taire est deve­nu car­ré­ment anti­con­cep­tuel, en même temps qu’au fil d’un silen­cieux coup de force il se muait, de manuel de conver­sa­tion cli­nique, en réper­toire mon­dial obli­gé des écarts à la norme (disor­ders). Dans le mode d’emploi de l’actuel DSM, pen­ser n’est plus qu’une variable para­site fai­sant perdre du temps à l’évaluateur. À l’heure du coa­ching, diag­nos­ti­quer, c’est cocher. Il s’ensuit que tout qui veut tra­vailler cor­rec­te­ment sans pour autant ris­quer sa car­rière, se voit obli­gé de tra­duire ses dos­siers en CIM-10[CIM-9-MC]: invo­quant F60.4[301.50]2 au grand jour, tout en révé­rant l’hystérie freu­dienne à la nuit venue. Ce n’est pas ras­su­rant. En effet, bien que ne se reven­di­quant que d’une doxa des troubles, le DSM-IV passe de plus en plus pour un véri­table trai­té de psy­chia­trie. À l’heure insi­dieuse d’un retour à l’ordre nour­ri par l’obsession des intrus (pédo­philes, ter­ro­ristes, virus, fumeurs, immi­grés), ce manuel sta­tis­tique pour­rait s’avérer plus per­for­mant que le reca­drage psy­chia­trique des dis­si­dents sous Bre­j­nev. Para­doxa­le­ment, l’inquiétant dans le DSM, c’est son appa­rence consen­suelle : cette absence de théo­ri­sa­tion qui le rend, d’une part, inat­ta­quable concep­tuel­le­ment, et de l’autre, adap­table selon les enjeux à tout état nou­veau des désordres3. « Il est deve­nu, écrit Jacques Hoch­mann (2010), un ins­tru­ment de péren­ni­sa­tion de la sou­mis­sion aux lois du mar­ché concurrentiel ».

De plus, sa toxi­ci­té est sous-éva­luée par les psy­chiatres d’âge mûr, appuyés sur une for­ma­tion dont ils oublient qu’elle est deve­nue étran­gère à leurs cadets. Chez eux, faute de mieux, le DSM est confon­du avec un trai­té de psy­cho­pa­tho­lo­gie ou pris pour un clas­se­ment rigou­reux sur lequel fon­der des recherches. Or, il ne s’agit que d’un fatras prag­ma­tique repo­sant sur les débris d’anciennes noso­gra­phies et sur le consen­sus fluc­tuant de pra­ti­ciens sous influence. L’élaboration occulte du futur DSM‑V inquiète d’ailleurs l’ex-commandant de la task force (sic) du DSM-III. Membre émi­nent de l’Association amé­ri­caine de psy­chia­trie, le doc­teur Robert Spit­zer est réti­cent au pro­jet d’ajout de diag­nos­tics pré­mor­bides per­met­tant de médi­quer pré­ven­ti­ve­ment d’éventuels futurs désordres. Concrè­te­ment, explique Chris­to­pher Lane, il faut savoir que « des psy­chiatres de Flo­ride ont, en 2007, admi­nis­tré des psy­cho­tropes non approu­vés par la Food and Drug Admi­nis­tra­tion à 23 enfants de moins d’un an. Ils ont pour­sui­vi leurs essais sur 39 bam­bins âgés d’un an, 103 de deux ans, 315 de trois ans, 886 de quatre ans et 1.801 de cinq ans » (Lane, 2009). Lane avait déjà atti­ré l’attention sur la cam­pagne publi­ci­taire natio­nale qui, jusque dans les auto­bus, avait contri­bué à lan­cer, avec les molé­cules cor­res­pon­dantes, un des troubles les plus ren­tables du DSM-IV : le social anxie­ty disor­der (ancien­ne­ment, timidité).

Par ailleurs, la ten­dance serait à défi­nir la mala­die en fonc­tion des aspects sub­jec­tifs et com­por­te­men­taux sur les­quels a prise telle ou telle drogue : le trouble y étant celui sur lequel influe la molé­cule y. De nom­breux pro­duits sont ain­si en attente du disor­der qui pour­rait les adop­ter. Syn­thé­ti­sé par le chi­miste amé­ri­cain Lean­dro Paniz­zon, le méthyl­phé­ni­date fut bre­ve­té en 1954. Au départ, Paniz­zon ne voyait pas très bien à quoi sa molé­cule pour­rait ser­vir, mais sa femme (et appa­rem­ment cobaye) Rita avait remar­qué qu’elle jouait mieux au ten­nis après avoir absor­bé une dose de ce stu­pé­fiant proche des amphé­ta­mines — ce pour­quoi il le bap­ti­sa Rita­lin. Le Rita­lin fut d’abord employé dans la dépres­sion, puis il ser­vit à rendre plus sages les éco­liers des ghet­tos noirs des villes amé­ri­caines, d’où son sur­nom de pilule d’obéissance. Depuis une quin­zaine d’années, la pres­crip­tion de Rita­line (en Bel­gique, Rila­tine) est expo­nen­tielle dans les pays euro­péens. Dans cer­tains cas, elle peut aider les enfants dits jadis hyper­ki­né­tiques, mais elle est sur­tout deve­nue le pal­lia­tif machi­nal à l’absence de conte­nance édu­ca­tive. Pour le DSM-IV, côté enfants, un des disor­ders-cible est désor­mais le trouble défi­cit de l’attention avec hyper­ac­ti­vi­té (ancien­ne­ment, turbulence).

Mais il est d’autres che­mins pour qu’un trouble soit inclu ou exclu. L’état de stress post­trau­ma­tique, bien que très docu­men­té depuis la Grande Guerre (notam­ment par Freud), était lais­sé dans l’ombre par les pre­mières ver­sions du Manuel diag­nos­tique et sta­tis­tique des troubles men­taux (DSM). Faute de nomen­cla­ture pré­cise, les anciens du Viet­nam pei­naient à se faire indem­ni­ser par les assu­rances. Ils se lan­cèrent donc dans un lob­bying effré­né qui valut son entrée dans le DSM-III, ain­si qu’une aura de décou­verte de pre­mière impor­tance, au post­trau­ma­tic stress disor­der (PTSD). Un autre ava­tar scien­ti­fique concerne l’homosexualité : elle était encore réper­to­riée comme disor­der par ce même DSM III, au mécon­ten­te­ment des psy­chiatres gay. Ils orga­ni­sèrent donc des cha­huts monstres lors des col­loques de l’APA, jusqu’à las­ser leurs confrères et abou­tir à la dis­crète évic­tion de l’homo­sexua­li­té égo-dys­to­nique du DSM-IV.

toc et dépression

Les consi­dé­ra­tions ci-des­sus relèvent peut-être d’un DSM stress disor­der qui pour­rait éclore en code dans le DSM‑V ? Mais elles rendent compte sur­tout de ce que devient un diag­nos­tic quand, refu­sant de s’interroger sur le sens indi­vi­duel et col­lec­tif des symp­tômes, il se décon­necte de toute psy­cho­pa­tho­lo­gie et de toute démarche scien­ti­fique — tout en mimant le dis­cours de la science. Ce glis­se­ment est sen­sible quand, dans le DSM-IV, la névrose obses­sion­nelle fait place au trouble obses­sion­nel com­pul­sif (TOC), lar­guant toute pers­pec­tive psy­cho­dy­na­mique pour renouer avec le seul prag­ma­tisme. Ce der­nier pré­va­lait déjà dans l’évolution des indi­ca­tions d’une même molé­cule : ain­si, la méto­clo­pra­mide (Prim­pé­ran) passe du sta­tut de neu­ro­lep­tique à celui d’anti-émétique, le méthyl­phé­ni­date (Rila­tine) se pres­crit aux adultes dépri­més puis aux enfants agi­tés, etc.

Ce tâton­ne­ment se retrouve dans le retour contem­po­rain à l’électrochoc. Décou­lant d’observations sur l’effet séda­tif de décharges infli­gées à des porcs avant abat­tage (1938), la doré­na­vant sis­mo­thé­ra­pie appa­rait par­fois comme le der­nier recours en cas de mélan­co­lie grave — sans pour autant qu’on sache com­ment ça marche. Face à l’ampleur des symp­tômes, la com­plexi­té des causes, la méde­cine men­tale s’est sou­vent rési­gnée à secouer le patient pour le rame­ner à lui. Ces approxi­ma­tions deviennent inquié­tantes dans l’émergence de la neu­ro­chi­rur­gie fonc­tion­nelle en cas de TOC rebelles. Mis à part les pro­grès de l’imagerie médi­cale, on ne per­çoit pas bien en effet la dif­fé­rence d’avec la pra­tique aveugle — et muti­lante — des lobo­to­mies (répan­dues jusqu’à la mise sur le mar­ché, en 1952, du pre­mier neu­ro­lep­tique). L’imagerie certes per­met de voir quelles zones céré­brales s’activent à tel ou tel pro­pos, et d’y inter­ve­nir de manière plus pré­cise —, mais sans vrai­ment savoir ce qu’on fait en tou­chant à un maillon d’une chaine dont l’essentiel échappe, ni sur­tout l’ampleur des risques. De plus, en cas de suc­cès, il est dif­fi­cile d’évaluer la part de l’effet pla­cé­bo. Rap­pe­lons que l’efficacité des molé­cules elle-même est hyper­sen­sible au contexte : il y a long­temps qu’on a consta­té que le pas­sage d’un uni­vers ludique à un contexte stres­sant pou­vait, en un clin d’œil, alter­na­ti­ve­ment inhi­ber ou acti­ver les effets de la chlor­pro­ma­zine (un neu­ro­lep­tique) chez le chien.

Le prag­ma­tisme comme tel n’est pas déran­geant, ni le fait d’alléger le seul symp­tôme. Pour para­phra­ser Lacan : la gué­ri­son peut venir par sur­croit, même hors psy­cha­na­lyse. Ce qui pose ques­tion, ce sont les exclu­sives dog­ma­tiques, le refus de la com­plexi­té, la remise en marche quelle que soit la toxi­ci­té du che­min. En fait, plu­tôt qu’au débat, nous sommes le plus sou­vent conviés à l’exhibition de posi­tions iden­ti­taires qui font le jeu de l’idéologie domi­nante. Der­rière son aspect tolé­rant, le néo­li­bé­ra­lisme en effet cache une féro­ci­té extrême. Il excelle dans la des­truc­tion du lien social. Ato­mi­sés, les indi­vi­dus s’accrochent déses­pé­ré­ment à leur peu de repères. Comme des spor­tifs à bout de souffle, ils sont prêts à tous les dopages. Mal­ve­nu dès lors de s’interroger sur le sens de la course.

Ter­mi­nons sur un exemple de com­plexi­té irré­duc­tible à quelque posi­tion d’école. Le mot dépres­sion désigne une nébu­leuse noso­gra­phique aux contours flous, mais assez cen­trée néan­moins pour qu’on puisse émettre un diag­nos­tic et se livrer à des pré­vi­sions. Diverses auto­ri­tés sani­taires s’accordent pour voir en elle, à moyenne échéance, la seconde cause d’invalidité au monde après les mala­dies car­dio­vas­cu­laires. La dépres­sion grave débouche sta­tis­ti­que­ment sur 15 % de sui­cides. En Europe, l’état dépres­sif se voit cor­ré­lé en pre­mier avec la soli­tude, en second avec le chô­mage. Au Japon, une étude récente (2005) a mis en rap­port cer­taines par­ti­cu­la­ri­tés géné­tiques, rela­tives à la pro­duc­tion de dopa­mine, avec la pro­pen­sion au sui­cide chez des Japo­nais de sexe mas­cu­lin (il ne s’agit pas de « gène du sui­cide », mais de vulnérabilité).

D’autre part, diverses obser­va­tions ont mis en évi­dence un niveau signi­fi­ca­ti­ve­ment bas de séro­to­nine chez les indi­vi­dus dépri­més, et les recherches phar­ma­co­dy­na­miques ont réus­si à pro­duire des molé­cules arri­vant à main­te­nir un meilleur taux de ce neu­ro­trans­met­teur dans l’organisme (par exemple, la fluoxé­tine, com­mer­cia­li­sée sous le nom de Pro­zac). Il s’agit des inhi­bi­teurs sélec­tifs de la recap­ture de la séro­to­nine (ISRS). Ces anti­dé­pres­seurs de la der­nière géné­ra­tion donnent autant satis­fac­tion que leurs pré­dé­ces­seurs (les tri­cy­cliques), tout en entrai­nant moins d’effets secon­daires. Pres­crits sans pré­cau­tion, ils favo­risent néan­moins le pas­sage à l’acte sui­ci­daire chez l’adolescent. En 2008, une étude d’Irving Kirsch (Hull Uni­ver­si­ty, Grande-Bre­tagne), basée sur les résul­tats des essais cli­niques obli­ga­toires réa­li­sés par les firmes phar­ma­ceu­tiques (mais dis­si­mu­lés par elles), a mon­tré que les ISRS ne fonc­tion­naient pas mieux que les pla­cé­bos — sauf dans les cas de dépres­sion grave, peu pro­pices en effet à l’investissement trans­fé­ren­tiel de quoi que ce soit. En Grande-Bre­tagne, 16,2 mil­lions de pres­crip­tions d’ISRS ont été effec­tuées en 2006. Par ailleurs, tout psy­cha­na­lyste ayant écou­té des patients gra­ve­ment dépri­més sait que c’est à la faveur d’une médi­ca­tion appro­priée qu’ils ont, le plus sou­vent, réus­si à s’engager dans une cure. S’il importe de tenir l’église au milieu du vil­lage, encore faut-il arri­ver à le situer sur la carte.

L’espèce qui peuple le vil­lage est à ce point fra­gile que les petits n’arrivent à sur­vivre qu’au prix d’une longue prise en charge. En contre­par­tie, la matu­ra­tion lente de leur cer­veau (à trois ans, il n’a pas atteint les trois quarts de son volume) ouvre un large champ à l’expression des gènes sous l’influence du milieu. De même, la plas­ti­ci­té neu­ro­nale et synap­tique y est telle que, para­phra­sant Bour­dieu, Chan­geux peut par­ler d’habi­tus neu­ro­nal pour sou­li­gner l’impact de l’environnement sur les confi­gu­ra­tions neu­ro-synap­tiques. Dans Le pouce du pan­da, le bio­lo­giste dar­wi­nien Ste­phen Jay Gould confirme que les pri­mates, com­pa­rés aux autres mam­mi­fères, ont un déve­lop­pe­ment lent, mais que nous avons accen­tué cette ten­dance plus que qui­conque : « Nous sommes au tout pre­mier chef des ani­maux capables d’apprendre et notre enfance pro­lon­gée per­met la trans­mis­sion de la culture par l’éducation. » Notre héri­tage géné­tique, en d’autres termes, n’est pas dis­so­ciable de notre bagage rela­tion­nel. Si la fic­tion car­té­sienne de l’organisme sou­rit à la tech­no­lo­gie du vivant, l’inéluctable effet pla­cé­bo nous ramène à la réa­li­té du corps.

  1. Sur un demi-siècle, des mil­liers de publi­ca­tions scien­ti­fiques font état en moyenne de 33% d’effet pla­ce­bo, tous pays, toutes patho­lo­gies, toutes thé­ra­peu­tiques confondues.
  2. La per­son­na­li­té histrionique.
  3. Le DSM gagne heu­reu­se­ment en comique ce qu’il perd en rigueur. Ain­si, le diag­nos­tic de F 52.3 [302.73] « Trouble de l’Orgasme chez la femme », « repose sur le juge­ment du cli­ni­cien qui estime que la capa­ci­té orgas­mique de la femme est infé­rieure à ce qu’elle devrait être, compte tenu de son âge, de son expé­rience sexuelle et de l’adéquation de la sti­mu­la­tion sexuelle reçue ».

Francis Martens


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