Ce site utilise des cookies afin que nous puissions vous fournir la meilleure expérience utilisateur possible. Les informations sur les cookies sont stockées dans votre navigateur et remplissent des fonctions telles que vous reconnaître lorsque vous revenez sur notre site Web et aider notre équipe à comprendre les sections du site que vous trouvez les plus intéressantes et utiles.
La candeur de Gagarine
Les modèles neuroscientifiques et la métapsychologie psychanalytique ne sont pas sans de possibles interfaces. Des penseurs comme Spinoza, Damasio, Laplanche, offrent un cadre conceptuel apte à penser diversement le corps. Mais le débat n’a pas lieu. D’un côté, la psychanalyse reste engluée dans ses problèmes identitaires, de l’autre, les neurosciences n’atteignent l’espace public que sous la forme de technologies à visée pragmatique.
L’objet de notre esprit est le corps existant et rien d’autre. Baruch Spinoza
Le 12 avril 1961, le jeune lieutenant Youri Gagarine, embarqué à bord de la capsule Vostok 1, effectua le premier vol orbital autour de la terre en 1 heure 48 minutes. À son retour, il passa au grade de major et, dans une conférence de presse, apporta la confirmation que les directeurs des musées de l’athéisme (égayant la grisaille des républiques soviétiques) attendaient : « Dieu n’existe pas, je ne l’ai pas rencontré. »
La déclaration de Gagarine mérite questions. Quarante ans avant la mission commanditée par Stanley Kubrick (2001, L’odyssée de l’espace), s’agissait-il déjà d’interroger, aux confins de l’espace-temps, au bord vertigineux d’un trou noir, la présence énigmatique de quelque transcendance ? Auquel cas, Gagarine n’a pas été assez loin. Y aurait-il été d’ailleurs, qu’il resterait audacieux d’induire l’inexistence de Dieu de sa non-rencontre avec lui. Dieu, en effet, était peut-être occupé ailleurs. Mais qu’importe l’agenda divin. Car, à défaut de s’appuyer sur des faits pertinents, la déclaration d’inexistence s’avère en tant que telle riche d’informations. Elle renseigne notamment sur les pensées d’un héros soviétique confronté à l’éventualité de sa fin. Dans cette perspective, le Dieu dont le futur major a signalé la non-rencontre ne pouvait qu’épouser — en creux — les formes de celui donné à imaginer par les popes de Gjatsk, le village natal de Gagarine. On devine un regard à la fois sombre et perçant, environné d’une barbe hirsute bien que du plus bel effet. On comprend alors que le jeune Youri n’ait pas eu de mal à percevoir sa non-présence. On perçoit aussi que sa déclaration se calque sur l’obscurantisme qu’il entend confondre.
Enjeux scientifiques, dérives identitaires
Ainsi en va-t-il du visage freudien donné à voir dans la majeure partie du Livre noir de la psychanalyse (2005): il renseigne autant sur le délabrement de la pensée de ses détracteurs que sur celle des popes. Mais leur caricature, il est vrai, ne doit pas chercher très loin. La psychanalyse n’est pas au mieux de sa forme. Ses icônes sont aussi enfumées que celles de Gjatsk. De modèle scientifique interpelant, branché sur les débats de son temps, elle a eu la malchance de devenir un système à la mode. En outre, les modalités désastreuses de sa transmission n’ont rien arrangé. Elles lui font souvent confondre débats d’idées avec enjeux identitaires. Les concepts alors fonctionnent comme des badges, permettant essentiellement de sérier adversaires et amis. Cela n’excuse pas pour autant la médiocrité de la caricature.
Car si la théorie psychanalytique de l’inconscient individuel sexuel refoulé (la métapsychologie) ne participe certes pas d’un modèle scientifique expérimental, elle n’a rien à voir pour autant avec quelque croyance. À partir d’observations cliniques plus qualitatives que statistiques, elle élabore un modèle rationnel et réfutable (Martens, 2006) qui tente de ne pas sacrifier la complexité au profit de la mesurabilité. C’est là sa limite en même temps que son intérêt. Car, pour peu qu’elle ne lâche pas le fil de la rationalité et soit prête à renoncer à son modèle s’il est infirmé par les faits, elle peut servir d’interlocutrice aux systèmes de pensées qui, d’un autre point de vue, arpentent une partie de son champ. Par exemple, celui de la mémoire tel qu’abordé par les neurosciences. Dans les deux cas, il s’agit d’élaborer une logique de la subjectivité : des mécanismes biologiques les plus généraux aux sentiments les plus particuliers pour les neurosciences, des situations vécues les plus intimes aux concepts les plus universels pour la psychanalyse. D’un côté, la dynamique des synapses et des neurotransmetteurs, ainsi que l’expression des gènes selon les contextes ; de l’autre, le corps paralysé de l’hystérique souffrant de réminiscences, traumatisantes après-coup.
Spinoza, Freud, Mead, Damasio
Certes, on ne peut passer sans précaution des cartes neurales évolutives selon Damasio — qui nous définissent à notre insu — aux formations de l’inconscient selon Freud, telles qu’elles se révèlent dans les symptômes et les rêves. Il s’agit clairement d’univers épistémologiques différents. Néanmoins, si chacun à sa façon rend compte d’un pan de réalité, il existe forcément entre eux quelque interface conceptuelle. Ici, le champ de la philosophie offre à la pensée de multiples ressources, pour autant qu’il échappe à l’incantation. Peu de recours donc chez Heidegger. Des chemins féconds par contre chez Spinoza — tout particulièrement dans L’éthique (1677). Certaines de ses phrases, reprises à son compte par Damasio (2003), pourraient être mises tout aussi bien dans la bouche de Freud. « L’esprit ne se connait lui-même qu’en tant qu’il perçoit les idées des affections du corps », constate Spinoza.
Pour la psychanalyse, la pulsion est la source (parfois destructrice) du désir de vivre. Elle vient suppléer la déficience de l’instinct. Il s’agit d’un concept limite entre le psychique et le biologique, induit à partir des multiples vécus où s’associent un affect et une représentation (telle rêverie, tel frisson ; telle image, telle nausée). Dans sa clarification du champ freudien, Jean Laplanche (1987) insiste sur le fait que le pulsionnel est implanté en chaque enfant, au fil du rapport prolongé au corps des adultes. Les soins précoces — nécessairement érotisés — sont émaillés de messages, verbaux et non verbaux, lestés par la pulsionnalité inconsciente de ceux qui les émettent. « L’esprit humain ne perçoit les corps extérieurs comme existant en acte que par les idées des affections de son propre corps », ajoute Spinoza. Ce qui n’empêche l’esprit individuel de s’étendre aussi loin que le réseau socioculturel dont il émerge, nuance George Herbert Mead (1934). Aussi austère puisse-t-elle paraitre, cette esquisse de réflexion à plusieurs voix a le mérite de recouper en la conceptualisant l’expérience la plus concrète.
Freud lui-même a plusieurs fois rappelé qu’il ne faisait que donner forme rationnelle à des thèmes qui nous hantent depuis la nuit des temps, tel l’inexorable conflit entre nos exigences pulsionnelles et celles de la vie collective. Dans son cheminement, il s’appuie sur ce que la psychopathologie lui révèle à gros traits, pour déchiffrer progressivement ce qui est inscrit au filigrane de tous les humains. Il cartographie une réalité familière à chacun, reflétée dans les mille facettes de l’art, mais jamais théorisée avant lui. Au départ, il pense que l’inconscient, tout comme le refoulement, est un trait pathologique de la névrose hystérique. Dans chaque cas, il repère, dans l’enfance, une séduction sexuelle traumatisante dont l’effet ne se manifeste qu’après-coup. Sur cette pierre d’angle, il bâtit l’essentiel de sa théorie de la mémoire. Au fil du temps, nuançant sa première approche, il relativise la séduction perverse. La notion d’une réalité psychique individuelle inconsciente, intrinsèquement conflictuelle, quelquefois autotraumatisante, finit par l’emporter. Il n’abandonne jamais pour autant le registre de la séduction. Dans son œuvre, le sexuel se différencie de plus en plus du sexué, du génital, du génésique, et bien sûr du genre. La sexualité n’y apparait pas comme un donné naturel. Sous l’empire de l’autre, chaque partie du corps, chacune de ses fonctions, peut s’érotiser. Plus rien, chez l’homme, n’est simplement biologique.
pragmatisme, exil de la pensée
Entre les confins de la culture qui nous habite, l’assortiment des gènes qui forment notre héritage, les interactions biochimiques qui nous traversent, les désirs qui nous animent, il n’y a manifestement pas plus d’homogénéité que de solution de continuité. Mais si la rigueur ne peut déboucher que sur l’interdisciplinarité, en fait c’est le réductionnisme qui domine. La science se voit ordinairement confondue avec la technologie, et il n’est de progrès dans l’imagerie médicale qui ne soit pris un temps pour le dévoilement du mystère de la vie. Autant pourtant, il est captivant de saisir la variabilité d’un élément nouveau (comme la sérotonine) dans le décours d’un phénomène complexe (comme la dépression), autant il est aventureux de s’imaginer avoir cerné par là le fond du problème. Tout le monde ne tient pas ce discours. N’empêche que nombre de médias nous tartinent quotidiennement les neurones d’ocytocine, de dopamine, de vasopressine, pour nous déniaiser ès mécanismes du coup de foudre, de l’amour, de l’attachement, de l’infidélité — au risque d’un saut épistémologique périlleux (roulement de tambour) entre le comportement du campagnol mâle du Middle West (microtus ochrogaster) et celui du jeune cadre zurichois (homo sapiens).
On rêverait d’un débat pointu entre la psychanalyse et les neurosciences. Cela nous vaudrait de passionnants échanges autour de l’effet placébo1 et de son inquiétant cousin l’effet nocebo. Mais ce débat n’a pas lieu où seraient conviées la biologie des émotions et la métapsychologie des pulsions. Il n’a pas lieu car dans le champ où il serait le plus nécessaire — celui de la pratique clinique — ni les neurosciences ni la psychanalyse ne sont convoquées. À ce niveau, le bagage neuroscientifique n’apparait plus que sous forme d’applications technologiques pragmatiques, et de dialogue entre les généralistes chargés de tester les molécules et les firmes pharmaceutiques soucieuses de les commercialiser. La psychiatrie biologique relève ici du trompe‑l’œil, c’est l’industrie qui est en surplomb. « On n’est pas dans le domaine du savoir — les études qui donnent à une molécule le statut de médicament sont indifférentes aux raisons de son efficacité — mais dans celui du « ça marche ». La psychiatrie biologique, c’est ce dont on parle ; l’industrie pharmaceutique c’est la puissance tutélaire qui se situe derrière et qui agit… et qui peut tromper » (Pignarre, 2008). Tromperie mise à part, on pourrait se dire que peu importe la notice si la molécule est bonne. Mais le congédiement de la pensée n’est jamais sans conséquences.
Effondrement de la psychiatrie
En matière de psychiatrie, le trompe‑l’œil a trouvé son bréviaire dans le DSM-IV. En principe, apolitique et athéorique — en tout cas ascientifique — le DSM n’avait à ses débuts que l’ambition modeste d’offrir aux psychiatres du monde entier un outil de communication. Mais d’athéorique cet inventaire est devenu carrément anticonceptuel, en même temps qu’au fil d’un silencieux coup de force il se muait, de manuel de conversation clinique, en répertoire mondial obligé des écarts à la norme (disorders). Dans le mode d’emploi de l’actuel DSM, penser n’est plus qu’une variable parasite faisant perdre du temps à l’évaluateur. À l’heure du coaching, diagnostiquer, c’est cocher. Il s’ensuit que tout qui veut travailler correctement sans pour autant risquer sa carrière, se voit obligé de traduire ses dossiers en CIM-10[CIM-9-MC]: invoquant F60.4[301.50]2 au grand jour, tout en révérant l’hystérie freudienne à la nuit venue. Ce n’est pas rassurant. En effet, bien que ne se revendiquant que d’une doxa des troubles, le DSM-IV passe de plus en plus pour un véritable traité de psychiatrie. À l’heure insidieuse d’un retour à l’ordre nourri par l’obsession des intrus (pédophiles, terroristes, virus, fumeurs, immigrés), ce manuel statistique pourrait s’avérer plus performant que le recadrage psychiatrique des dissidents sous Brejnev. Paradoxalement, l’inquiétant dans le DSM, c’est son apparence consensuelle : cette absence de théorisation qui le rend, d’une part, inattaquable conceptuellement, et de l’autre, adaptable selon les enjeux à tout état nouveau des désordres3. « Il est devenu, écrit Jacques Hochmann (2010), un instrument de pérennisation de la soumission aux lois du marché concurrentiel ».
De plus, sa toxicité est sous-évaluée par les psychiatres d’âge mûr, appuyés sur une formation dont ils oublient qu’elle est devenue étrangère à leurs cadets. Chez eux, faute de mieux, le DSM est confondu avec un traité de psychopathologie ou pris pour un classement rigoureux sur lequel fonder des recherches. Or, il ne s’agit que d’un fatras pragmatique reposant sur les débris d’anciennes nosographies et sur le consensus fluctuant de praticiens sous influence. L’élaboration occulte du futur DSM‑V inquiète d’ailleurs l’ex-commandant de la task force (sic) du DSM-III. Membre éminent de l’Association américaine de psychiatrie, le docteur Robert Spitzer est réticent au projet d’ajout de diagnostics prémorbides permettant de médiquer préventivement d’éventuels futurs désordres. Concrètement, explique Christopher Lane, il faut savoir que « des psychiatres de Floride ont, en 2007, administré des psychotropes non approuvés par la Food and Drug Administration à 23 enfants de moins d’un an. Ils ont poursuivi leurs essais sur 39 bambins âgés d’un an, 103 de deux ans, 315 de trois ans, 886 de quatre ans et 1.801 de cinq ans » (Lane, 2009). Lane avait déjà attiré l’attention sur la campagne publicitaire nationale qui, jusque dans les autobus, avait contribué à lancer, avec les molécules correspondantes, un des troubles les plus rentables du DSM-IV : le social anxiety disorder (anciennement, timidité).
Par ailleurs, la tendance serait à définir la maladie en fonction des aspects subjectifs et comportementaux sur lesquels a prise telle ou telle drogue : le trouble y étant celui sur lequel influe la molécule y. De nombreux produits sont ainsi en attente du disorder qui pourrait les adopter. Synthétisé par le chimiste américain Leandro Panizzon, le méthylphénidate fut breveté en 1954. Au départ, Panizzon ne voyait pas très bien à quoi sa molécule pourrait servir, mais sa femme (et apparemment cobaye) Rita avait remarqué qu’elle jouait mieux au tennis après avoir absorbé une dose de ce stupéfiant proche des amphétamines — ce pourquoi il le baptisa Ritalin. Le Ritalin fut d’abord employé dans la dépression, puis il servit à rendre plus sages les écoliers des ghettos noirs des villes américaines, d’où son surnom de pilule d’obéissance. Depuis une quinzaine d’années, la prescription de Ritaline (en Belgique, Rilatine) est exponentielle dans les pays européens. Dans certains cas, elle peut aider les enfants dits jadis hyperkinétiques, mais elle est surtout devenue le palliatif machinal à l’absence de contenance éducative. Pour le DSM-IV, côté enfants, un des disorders-cible est désormais le trouble déficit de l’attention avec hyperactivité (anciennement, turbulence).
Mais il est d’autres chemins pour qu’un trouble soit inclu ou exclu. L’état de stress posttraumatique, bien que très documenté depuis la Grande Guerre (notamment par Freud), était laissé dans l’ombre par les premières versions du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM). Faute de nomenclature précise, les anciens du Vietnam peinaient à se faire indemniser par les assurances. Ils se lancèrent donc dans un lobbying effréné qui valut son entrée dans le DSM-III, ainsi qu’une aura de découverte de première importance, au posttraumatic stress disorder (PTSD). Un autre avatar scientifique concerne l’homosexualité : elle était encore répertoriée comme disorder par ce même DSM III, au mécontentement des psychiatres gay. Ils organisèrent donc des chahuts monstres lors des colloques de l’APA, jusqu’à lasser leurs confrères et aboutir à la discrète éviction de l’homosexualité égo-dystonique du DSM-IV.
toc et dépression
Les considérations ci-dessus relèvent peut-être d’un DSM stress disorder qui pourrait éclore en code dans le DSM‑V ? Mais elles rendent compte surtout de ce que devient un diagnostic quand, refusant de s’interroger sur le sens individuel et collectif des symptômes, il se déconnecte de toute psychopathologie et de toute démarche scientifique — tout en mimant le discours de la science. Ce glissement est sensible quand, dans le DSM-IV, la névrose obsessionnelle fait place au trouble obsessionnel compulsif (TOC), larguant toute perspective psychodynamique pour renouer avec le seul pragmatisme. Ce dernier prévalait déjà dans l’évolution des indications d’une même molécule : ainsi, la métoclopramide (Primpéran) passe du statut de neuroleptique à celui d’anti-émétique, le méthylphénidate (Rilatine) se prescrit aux adultes déprimés puis aux enfants agités, etc.
Ce tâtonnement se retrouve dans le retour contemporain à l’électrochoc. Découlant d’observations sur l’effet sédatif de décharges infligées à des porcs avant abattage (1938), la dorénavant sismothérapie apparait parfois comme le dernier recours en cas de mélancolie grave — sans pour autant qu’on sache comment ça marche. Face à l’ampleur des symptômes, la complexité des causes, la médecine mentale s’est souvent résignée à secouer le patient pour le ramener à lui. Ces approximations deviennent inquiétantes dans l’émergence de la neurochirurgie fonctionnelle en cas de TOC rebelles. Mis à part les progrès de l’imagerie médicale, on ne perçoit pas bien en effet la différence d’avec la pratique aveugle — et mutilante — des lobotomies (répandues jusqu’à la mise sur le marché, en 1952, du premier neuroleptique). L’imagerie certes permet de voir quelles zones cérébrales s’activent à tel ou tel propos, et d’y intervenir de manière plus précise —, mais sans vraiment savoir ce qu’on fait en touchant à un maillon d’une chaine dont l’essentiel échappe, ni surtout l’ampleur des risques. De plus, en cas de succès, il est difficile d’évaluer la part de l’effet placébo. Rappelons que l’efficacité des molécules elle-même est hypersensible au contexte : il y a longtemps qu’on a constaté que le passage d’un univers ludique à un contexte stressant pouvait, en un clin d’œil, alternativement inhiber ou activer les effets de la chlorpromazine (un neuroleptique) chez le chien.
Le pragmatisme comme tel n’est pas dérangeant, ni le fait d’alléger le seul symptôme. Pour paraphraser Lacan : la guérison peut venir par surcroit, même hors psychanalyse. Ce qui pose question, ce sont les exclusives dogmatiques, le refus de la complexité, la remise en marche quelle que soit la toxicité du chemin. En fait, plutôt qu’au débat, nous sommes le plus souvent conviés à l’exhibition de positions identitaires qui font le jeu de l’idéologie dominante. Derrière son aspect tolérant, le néolibéralisme en effet cache une férocité extrême. Il excelle dans la destruction du lien social. Atomisés, les individus s’accrochent désespérément à leur peu de repères. Comme des sportifs à bout de souffle, ils sont prêts à tous les dopages. Malvenu dès lors de s’interroger sur le sens de la course.
Terminons sur un exemple de complexité irréductible à quelque position d’école. Le mot dépression désigne une nébuleuse nosographique aux contours flous, mais assez centrée néanmoins pour qu’on puisse émettre un diagnostic et se livrer à des prévisions. Diverses autorités sanitaires s’accordent pour voir en elle, à moyenne échéance, la seconde cause d’invalidité au monde après les maladies cardiovasculaires. La dépression grave débouche statistiquement sur 15 % de suicides. En Europe, l’état dépressif se voit corrélé en premier avec la solitude, en second avec le chômage. Au Japon, une étude récente (2005) a mis en rapport certaines particularités génétiques, relatives à la production de dopamine, avec la propension au suicide chez des Japonais de sexe masculin (il ne s’agit pas de « gène du suicide », mais de vulnérabilité).
D’autre part, diverses observations ont mis en évidence un niveau significativement bas de sérotonine chez les individus déprimés, et les recherches pharmacodynamiques ont réussi à produire des molécules arrivant à maintenir un meilleur taux de ce neurotransmetteur dans l’organisme (par exemple, la fluoxétine, commercialisée sous le nom de Prozac). Il s’agit des inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine (ISRS). Ces antidépresseurs de la dernière génération donnent autant satisfaction que leurs prédécesseurs (les tricycliques), tout en entrainant moins d’effets secondaires. Prescrits sans précaution, ils favorisent néanmoins le passage à l’acte suicidaire chez l’adolescent. En 2008, une étude d’Irving Kirsch (Hull University, Grande-Bretagne), basée sur les résultats des essais cliniques obligatoires réalisés par les firmes pharmaceutiques (mais dissimulés par elles), a montré que les ISRS ne fonctionnaient pas mieux que les placébos — sauf dans les cas de dépression grave, peu propices en effet à l’investissement transférentiel de quoi que ce soit. En Grande-Bretagne, 16,2 millions de prescriptions d’ISRS ont été effectuées en 2006. Par ailleurs, tout psychanalyste ayant écouté des patients gravement déprimés sait que c’est à la faveur d’une médication appropriée qu’ils ont, le plus souvent, réussi à s’engager dans une cure. S’il importe de tenir l’église au milieu du village, encore faut-il arriver à le situer sur la carte.
L’espèce qui peuple le village est à ce point fragile que les petits n’arrivent à survivre qu’au prix d’une longue prise en charge. En contrepartie, la maturation lente de leur cerveau (à trois ans, il n’a pas atteint les trois quarts de son volume) ouvre un large champ à l’expression des gènes sous l’influence du milieu. De même, la plasticité neuronale et synaptique y est telle que, paraphrasant Bourdieu, Changeux peut parler d’habitus neuronal pour souligner l’impact de l’environnement sur les configurations neuro-synaptiques. Dans Le pouce du panda, le biologiste darwinien Stephen Jay Gould confirme que les primates, comparés aux autres mammifères, ont un développement lent, mais que nous avons accentué cette tendance plus que quiconque : « Nous sommes au tout premier chef des animaux capables d’apprendre et notre enfance prolongée permet la transmission de la culture par l’éducation. » Notre héritage génétique, en d’autres termes, n’est pas dissociable de notre bagage relationnel. Si la fiction cartésienne de l’organisme sourit à la technologie du vivant, l’inéluctable effet placébo nous ramène à la réalité du corps.
- Sur un demi-siècle, des milliers de publications scientifiques font état en moyenne de 33% d’effet placebo, tous pays, toutes pathologies, toutes thérapeutiques confondues.
- La personnalité histrionique.
- Le DSM gagne heureusement en comique ce qu’il perd en rigueur. Ainsi, le diagnostic de F 52.3 [302.73] « Trouble de l’Orgasme chez la femme », « repose sur le jugement du clinicien qui estime que la capacité orgasmique de la femme est inférieure à ce qu’elle devrait être, compte tenu de son âge, de son expérience sexuelle et de l’adéquation de la stimulation sexuelle reçue ».