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La bonté Gelman
Un soir de fin d’été 1974. Ils sont invités par un collègue de travail. Appelons-le A. D. Maison de la banlieue bruxelloise. Il fait déjà frais. A. D. est malade. Ils le savent. Sclérose en plaques. Il le masque bien. A. D., c’est un chaleureux, solitaire, épouse envolée. A tenu absolument à les recevoir, pour rien, pour fêter ça, pour […]
Un soir de fin d’été 1974. Ils sont invités par un collègue de travail. Appelons-le A. D. Maison de la banlieue bruxelloise. Il fait déjà frais. A. D. est malade. Ils le savent. Sclérose en plaques. Il le masque bien. A. D., c’est un chaleureux, solitaire, épouse envolée. A tenu absolument à les recevoir, pour rien, pour fêter ça, pour célébrer l’amitié, pour accueillir encore la naissance, chez eux, un mois et demi plus tôt, d’un second enfant qui est venu aussi et qui gémit gentiment dans son couffin. On attend qu’au jardin, la grillade grille. Barbecue classique. Brochettes. Ça traîne. Gaieté un peu forcée. Non, je ne veux pas que vous m’aidiez. Ça sera un peu lent. Tient beaucoup à se prouver qu’il sait encore faire. Doucement ironique, il marmonne entre ses dents : « Et ils mangèrent vers 22 heures. » Un champion dans le genre de l‘autodérision, le verbe un peu haché par l’évolution du mal. Il passe et repasse, claudiquant, avec sa canne, le sac de charbon de bois dans la main libre. Tantôt, on mangera à l’intérieur. En attendant, écoutez ça. Ça devrait vous plaire. Il leur tend un vinyle noir. On met le disque en marche. Ils reconnaissent au passage Paco Ibáñez qui chante une ou deux phrases, au cœur d’un texte pathétique avec le Cuarteto Cedrón dont la véhémence du tango — violon, bandonéon, violoncelle et voix en poignard — les transperce. Quelques jours plus tard, après avoir acquis, eux aussi, le disque, ils déchiffrent le texte qu’ils se repassent depuis plus de trente ans. « Cantata del gajo cantor », témoignage glaçant qui évoque la bestialité des tortionnaires — Chili, Uruguay ou Argentine — à l’heure des dictatures. Mais aussi, étrangement logée dans le refuge de la compassion musicale, la détresse de ceux qui sont traqués, le regard d’un homme qui attend devant la gare ceux qui ne viendront plus ou la nuit d’angoisse d’une femme dans sa geôle. Torturée, elle est en train de perdre son enfant. Auteur : Juan Gelman. Parolier engagé, militant inconnu. Inconnu d’eux, à l’époque, en tout cas. Et de beaucoup sans doute.
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