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La bonté Gelman

Numéro 2 Février 2009 par Serge Garrous

février 2009

Un soir de fin d’é­té 1974. Ils sont invi­tés par un col­lègue de tra­vail. Appe­­lons-le A. D. Mai­son de la ban­lieue bruxel­loise. Il fait déjà frais. A. D. est malade. Ils le savent. Sclé­rose en plaques. Il le masque bien. A. D., c’est un cha­leu­reux, soli­taire, épouse envo­lée. A tenu abso­lu­ment à les rece­voir, pour rien, pour fêter ça, pour […]

Un soir de fin d’é­té 1974. Ils sont invi­tés par un col­lègue de tra­vail. Appe­lons-le A. D. Mai­son de la ban­lieue bruxel­loise. Il fait déjà frais. A. D. est malade. Ils le savent. Sclé­rose en plaques. Il le masque bien. A. D., c’est un cha­leu­reux, soli­taire, épouse envo­lée. A tenu abso­lu­ment à les rece­voir, pour rien, pour fêter ça, pour célé­brer l’a­mi­tié, pour accueillir encore la nais­sance, chez eux, un mois et demi plus tôt, d’un second enfant qui est venu aus­si et qui gémit gen­ti­ment dans son couf­fin. On attend qu’au jar­din, la grillade grille. Bar­be­cue clas­sique. Bro­chettes. Ça traîne. Gaie­té un peu for­cée. Non, je ne veux pas que vous m’ai­diez. Ça sera un peu lent. Tient beau­coup à se prou­ver qu’il sait encore faire. Dou­ce­ment iro­nique, il mar­monne entre ses dents : « Et ils man­gèrent vers 22 heures. » Un cham­pion dans le genre de l‘autodérision, le verbe un peu haché par l’é­vo­lu­tion du mal. Il passe et repasse, clau­di­quant, avec sa canne, le sac de char­bon de bois dans la main libre. Tan­tôt, on man­ge­ra à l’in­té­rieur. En atten­dant, écou­tez ça. Ça devrait vous plaire. Il leur tend un vinyle noir. On met le disque en marche. Ils recon­naissent au pas­sage Paco Ibáñez qui chante une ou deux phrases, au cœur d’un texte pathé­tique avec le Cuar­te­to Cedrón dont la véhé­mence du tan­go — vio­lon, ban­do­néon, vio­lon­celle et voix en poi­gnard — les trans­perce. Quelques jours plus tard, après avoir acquis, eux aus­si, le disque, ils déchiffrent le texte qu’ils se repassent depuis plus de trente ans. « Can­ta­ta del gajo can­tor », témoi­gnage gla­çant qui évoque la bes­tia­li­té des tor­tion­naires — Chi­li, Uru­guay ou Argen­tine — à l’heure des dic­ta­tures. Mais aus­si, étran­ge­ment logée dans le refuge de la com­pas­sion musi­cale, la détresse de ceux qui sont tra­qués, le regard d’un homme qui attend devant la gare ceux qui ne vien­dront plus ou la nuit d’an­goisse d’une femme dans sa geôle. Tor­tu­rée, elle est en train de perdre son enfant. Auteur : Juan Gel­man. Paro­lier enga­gé, mili­tant incon­nu. Incon­nu d’eux, à l’é­poque, en tout cas. Et de beau­coup sans doute.

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Serge Garrous


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