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La boite de Pandore est ouverte

Numéro 5 - 2015 - Burundi par Jean-Claude Willame

juillet 2015

Au Burun­di, l’issue de la bataille n’est pas évi­dente. D’un côté, une pré­si­dence qui entend s’accrocher une fois de plus au pou­voir. En face, une mino­ri­té active et déter­mi­née qui pour­rait bien faire l’histoire à la longue, jus­te­ment parce qu’elle est encore minoritaire.

Le Mois

Au Burun­di, pays pauvre par­mi de nom­breux autres, l’issue de la bataille n’est pas évi­dente. D’un côté, une pré­si­dence qui, jouant sur les (pos­sibles) ambigüi­tés juri­diques de textes fon­da­teurs après avoir échoué à modi­fier la Consti­tu­tion, entend s’accrocher une fois de plus au pou­voir. Le pré­sident est d’autant plus moti­vé qu’il peut comp­ter sur un entou­rage d’un quar­te­ron de clients qui, eux, ont tout à perdre. Son gage de suc­cès est double. D’une part, un amour pour le foot­ball qu’il pra­tique volon­tiers devant une péri­phé­rie de pauvres ; d’autre part, un recours inces­sant à l’œuvre divine qui fon­de­rait son action, une tac­tique qui « fonc­tionne » auprès d’un monde pay­san qui n’a plus guère de repères que la peur.

En face, une mino­ri­té active et déter­mi­née qui pour­rait bien faire l’histoire à la longue, jus­te­ment parce qu’elle est encore mino­ri­taire. Au-delà d’une frac­ture eth­nique sus­cep­tible d’être réac­ti­vée poli­ti­que­ment par le régime en place, elle refuse d’être asso­ciée à un sys­tème de pou­voir somme toute médiocre, y com­pris dans ses pré­da­tions. Elle fait par­tie de cette nou­velle géné­ra­tion qui veut croire à un prin­temps afri­cain et ren­voie donc, non pas à des dyna­miques de « socié­tés civiles sages » comme les aiment les coopé­ra­tions étran­gères, mais à des prises de conscience poli­tique plus radi­cales contre les « des­potes » qui s’incrustent en n’apportant que du pain et des jeux.

Une nouvelle génération

Rap­peurs, musi­ciens, artistes, défen­seurs des droits humains, ils sont appa­rus récem­ment un peu par­tout avec la mon­tée en phase de mou­ve­ments citoyens aux noms évo­ca­teurs, menés par des per­son­na­li­tés popu­laires qui sont en contact les unes avec les autres. Au Bur­ki­na-Faso, c’est le « Balai citoyen », qui a été le fer de lance de la chute de l’ancien pré­sident Blaise Com­pao­ré qui vou­lait chan­ger la Consti­tu­tion pour bri­guer un troi­sième man­dat. Au Séné­gal, c’est un autre mou­ve­ment au nom tout aus­si par­lant, « Y’en a marre », qu’on a vu battre le pavé pen­dant plu­sieurs semaines contre un troi­sième man­dat pour le vieillis­sant Abdou­laye Wade, fina­le­ment bat­tu aux urnes par un can­di­dat de l’opposition. Au Gabon, on évo­que­ra le ras­sem­ble­ment asso­cia­tif contre la durée exces­sive du man­dat pré­si­den­tiel et qui s’est bap­ti­sé « Ça suf­fit comme ça ». En RDC, c’est le col­lec­tif « Filim­bi » (coup de sif­flet en swa­hi­li) qui s’est aus­si éle­vé contre un nou­veau man­dat pour le pré­sident Kabi­la et dont deux des membres sont tou­jours déte­nus sans charges pré­cises à Kinshasa.

Au Burun­di, ce sont sur­tout les femmes qui ont été à la pointe de la lutte contre le troi­sième man­dat pré­si­den­tiel. Ce sont elles qui ont été les pre­mières à por­ter la contes­ta­tion au centre même de la capi­tale. Appar­te­nant plu­tôt à la classe moyenne de Bujum­bu­ra, elles sont jour­na­listes, poètes, juristes… Un cer­tain nombre d’entre elles se cache aujourd’hui.

Mais au-delà de ces mili­tantes, il y a cette foule de jeunes urba­ni­sés pour qui le refus du troi­sième man­dat est l’expression de frus­tra­tions à l’égard d’un régime qui les ignore, comme l’a consta­té un cher­cheur belge, Tomas Van Acker, ren­tré d’une mis­sion au Burun­di. « Ce sont sur­tout de jeunes hommes, de classe infé­rieure, diplô­més, chô­meurs bien édu­qués, étu­diants, hutu et tut­si ; il n’y a pas de dif­fé­ren­cia­tion eth­nique, même si les quar­tiers contes­ta­taires sont plu­tôt tut­si. Leur point com­mun, c’est l’absence de pers­pec­tives d’avenir, le déses­poir. Le “non” au troi­sième man­dat les gal­va­nise, mais leurs reven­di­ca­tions sont plu­tôt dic­tées par la frus­tra­tion1. » Un autre connais­seur de la région, André Gui­chaoua ren­ché­rit : « La crise burun­daise ren­voie à des frus­tra­tions éco­no­miques, sociales et poli­tiques bien plus pro­fondes que l’opposition à la déci­sion pré­si­den­tielle […]. Les pro­tes­ta­taires sont jus­te­ment les jeunes de cet âge qui n’ont plus de pas­sé com­mun avec les géné­ra­tions de la guerre ou de la résis­tance aux régimes mili­taires, et plus lar­ge­ment tous ceux qui veulent s’émanciper de ce pas­sé pour se pro­je­ter dans leur propre ave­nir. Plus pré­ci­sé­ment, les jeunes qui ont four­ni l’essentiel des contin­gents de mani­fes­tants sont les jeunes chô­meurs, les tra­vailleurs pré­caires, les jeunes ruraux dés­œu­vrés en quête d’espoir en ville, mais aus­si la majo­ri­té des étu­diants qui rejettent tous un ordre poli­tique et social qui les condamne dura­ble­ment à la misère et au chô­mage, à un ave­nir sans pers­pec­tive. Ils dénoncent un pou­voir inca­pable de répondre à leurs aspi­ra­tions éco­no­miques et sociales. »

Les armes du pouvoir

Face à ces « pro­tes­ta­taires », en plus d’une police qui n’a pas hési­té à tirer sur eux à balles réelles et d’une armée désor­mais divi­sée depuis l’échec de la ten­ta­tive de coup d’État du 14 mai der­nier, le régime dis­pose d’une arme redou­table et sus­cep­tible de faire tout bas­cu­ler : les jeu­nesses du par­ti au pou­voir (« Imbo­ne­ra­kure », lit­té­ra­le­ment « ceux qui voient loin ») dont le noyau dur est com­po­sé de « maqui­sards » d’avant 2008 qui ont été entrai­nés de façon mili­taire et pos­sèdent armes et uni­formes. Selon Tomas Van Acker, « ils sèment la peur dans les col­lines et menacent tous ceux qui osent contes­ter le par­ti au pou­voir. Il y a un risque que ce groupe affi­lié au cercle du pré­sident s’implique dans la répression ».

Le constat du haut-com­mis­saire des Nations unies aux droits de l’homme est quant à lui encore plus inquié­tant. À par­tir de récits détaillés d’une cin­quan­taine de réfu­giés burun­dais au Rwan­da et en RDC, le com­mis­saire a fait état d’«exécutions som­maires, d’enlèvements, de tor­tures, de coups, de menaces de mort et d’autres formes d’intimidation ». « Chaque jour, nous rece­vons qua­rante à cin­quante appels de tout le pays lan­cés par des gens ter­ri­fiés, à la recherche d’une pro­tec­tion ou sou­hai­tant rap­por­ter des abus […] Ces rap­ports sont vrai­ment effrayants, en par­ti­cu­lier dans un pays avec une his­toire comme celle du Burun­di […]. Nous avons reçu des témoi­gnages concor­dants indi­quant que les membres des Imbo­ne­ra­kure agissent en sui­vant les ins­truc­tions du par­ti au pou­voir et avec le sou­tien de la police natio­nale et des ser­vices de ren­sei­gne­ment, qui leur four­nissent des armes, des véhi­cules et par­fois des uni­formes2. »

Les réactions de la communauté internationle

Les réac­tions de la « com­mu­nau­té inter­na­tio­nale » ont été comme sou­vent à géo­mé­trie variable. Si les États-Unis et la Bel­gique ont adop­té des posi­tions de pointe en fai­sant connaitre expli­ci­te­ment leur oppo­si­tion à un troi­sième man­dat pour le pré­sident burun­dais — le dépu­té euro­péen et ancien ministre belge des Affaires étran­gères, Louis Michel, par­la d’un pré­sident qui s’était « dis­qua­li­fié » et avait « per­du tout cré­dit » —, d’autres par­te­naires concer­nés (Pays-Bas, Suisse, Union euro­péenne) ont sus­pen­du leur appui au pro­ces­sus élec­to­ral en fai­sant valoir que les condi­tions n’étaient pas réunies pour des « élec­tions apai­sées ». La France est res­tée rela­ti­ve­ment silen­cieuse, se conten­tant de geler sa coopé­ra­tion sécu­ri­taire, tan­dis que l’Allemagne mena­çait le Burun­di de sanc­tions tout en décla­rant craindre que « les sanc­tions n’amènent pas le pré­sident à recon­si­dé­rer sa position ».

L’ONU a, quant à elle, jeté l’éponge avec le départ de son émis­saire spé­cial cri­ti­qué par l’opposition et la socié­té civile pour sa « par­tia­li­té ». De son côté, l’OIF (Orga­ni­sa­tion inter­na­tio­nale de la fran­co­pho­nie) évo­quait la néces­si­té d’un res­pect de la sou­ve­rai­ne­té natio­nale, d’une reprise du « dia­logue » pour arri­ver à un « consen­sus ». Du côté afri­cain, si la pré­si­dente de l’Union afri­caine appe­lait le Burun­di à res­pec­ter le pres­crit consti­tu­tion­nel et ne voyait pas com­ment des élec­tions pour­raient se tenir dans un contexte de vio­lences, le Conseil paix et sécu­ri­té de l’UA en appe­lait lui aus­si à une « reprise rapide du dia­logue poli­tique et l’adoption d’une date consen­suelle pour les élec­tions ». Quant aux chefs d’État de l’Afrique de l’est, ils ne sou­hai­taient pas dans un pre­mier temps « impo­ser » une solu­tion à ce pays pour finir par se ran­ger, en l’absence remar­quée des pré­si­dents rwan­dais et burun­dais au som­met de Dar-es-Salaam du 31 mai, der­rière l’idée d’un report de six semaines (?) des élec­tions : un rap­port des pro­cu­reurs géné­raux de la com­mu­nau­té est-afri­caine, qui concluait en l’inéligibilité d’un troi­sième man­dat du pré­sident, ne fut pas repris dans les conclu­sions du som­met. La seule una­ni­mi­té entre tous ces acteurs rési­dait fina­le­ment dans la condam­na­tion de la ten­ta­tive du coup d’État de la mi-mai.

La reprise du « dia­logue », le report (ridi­cu­le­ment limi­té dans le temps) des élec­tions, la sus­pen­sion des aides, etc. n’empêcheront pas le pré­sident Nku­run­zi­za de se repré­sen­ter une troi­sième fois devant un élec­to­rat qui, sur les col­lines, a peur d’une nou­velle guerre civile et peut s’accommoder de ses frasques qui, en gros, ne touchent que « ceux de la capi­tale ». N’était la menace pos­sible que consti­tue un de ses plus impor­tants chal­len­geurs, l’ancien chef de la rébel­lion FNL, Aga­thon Rwa­sa, il va sans doute rem­por­ter une nou­velle fois l’élection à la pré­si­dence par le poids d’une majo­ri­té du peuple des collines.

Nous voi­ci une fois encore inter­pe­lés à un double titre. D’une part, les poten­tats ont pris les diplo­mates au mot lorsque ces der­niers leur ont signi­fié qu’il n’y avait « pas de démo­cra­tie sans élec­tions ». Alors que chez nous, la démo­cra­tie repré­sen­ta­tive com­mence à être contes­tée par son manque d’authentiques déli­bé­ra­tions préa­lables, là-bas on se satis­fait de savoir qui peut pré­tendre au titre de « boss » en dénom­brant le poids numé­rique de sa clien­tèle, tout en pré­ci­sant que le pro­ces­sus élec­tif doit se pro­duire dans un contexte « apai­sé », « trans­pa­rent » et « sans tri­che­ries ». Au Burun­di, le foot­ball et la reli­gion auront été le moteur d’une pan­to­mime qui, occul­tant une démo­cra­tie au rabais, va plus ou moins satis­faire des diplo­mates sans beau­coup d’audace et d’imagination.

L’alternance au pouvoir, une panacée ?

D’autre part, la mesure de l’État de droit peut par­fois être bien rela­tive chez ces mêmes diplo­mates. Tan­dis que des cri­tiques impli­cites ou expli­cites s’élèvent dans les chan­cel­le­ries occi­den­tales comme afri­caines contre le troi­sième man­dat de Pierre Nku­run­zi­za, un silence de plomb pèse sur le pas, incons­ti­tu­tion­nel lui aus­si, que son voi­sin, Paul Kagame, s’apprête à fran­chir en appe­lant « à la voix du peuple rwan­dais ». Un silence qu’a récem­ment rom­pu l’ambassadeur d’Allemagne à Kiga­li par une curieuse décla­ra­tion qui relaie non seule­ment les pro­pos du pré­sident rwan­dais, mais aus­si sans doute l’opinion de la majo­ri­té de ses col­lègues. « Il ne m’appartient pas de dire qui doit être le pro­chain pré­sident de ce pays ni si la Consti­tu­tion doit être amen­dée. Cela ne m’appartient pas du tout. Tout dépend de ce que veut le peuple rwan­dais et de ce qui est le mieux pour le pays. Le Rwan­da a connu d’énormes suc­cès pen­dant ces vingt-et-une der­nières années. Il a su réa­li­ser une grande sécu­ri­té, sta­bi­li­té, paix et pro­grès, la vie de tout le monde s’améliore et tel devrait être l’avenir. Poli­ti­que­ment, tout dépend de ce que veut la majo­ri­té du peuple. Si la majo­ri­té ou tous veulent la même chose, qu’est-ce qui peut tour­ner mal ? Voi­là le plus impor­tant dont tous les pays ont besoin. Le pro­blème c’est la diver­gence quand une par­tie de la popu­la­tion veut ceci et une autre par­tie veut cela ou cer­tains lea­deurs poli­tiques veulent ceci tan­dis que la popu­la­tion veut cela. Au Burun­di, par exemple, où est le consen­sus de la popu­la­tion3 ? ». L’ambassadeur omet soi­gneu­se­ment de dire que le prin­ci­pal inté­res­sé a, comme son « faux jumeau » burun­dais, fait le vide autour de lui et réus­si à éra­di­quer (plus silen­cieu­se­ment) toute contes­ta­tion à son pou­voir et ce dans un pays où le « contrôle social » est paralysant.

Il n’est pas exclu de pen­ser que l’homologue congo­lais, qui se trouve dans une posi­tion consti­tu­tion­nelle plus dif­fi­cile4, mais qui fait face à une oppo­si­tion divi­sée et peu cha­ris­ma­tique, veuille fran­chir lui aus­si le pas. Après avoir ten­té de retar­der le pro­ces­sus élec­to­ral en le fai­sant dépendre d’un recen­se­ment qui aurait deman­dé plu­sieurs années, il peut aujourd’hui se pré­va­loir — et faire pré­va­loir par son entou­rage — de bons chiffres macroé­co­no­miques for­mels, d’une volon­té de se mou­voir dans le champ de « concer­ta­tions » et de « dia­logues », voire d’une dimi­nu­tion des vio­lences sexuelles et d’un assai­nis­se­ment de l’armée. Veut-il démon­trer qu’il a bien la car­rure d’un homme d’État avant de s’effacer ou qu’il reste indis­pen­sable au pou­voir ? Il se tait en tout cas dans toutes les langues, sauf à atta­quer fron­ta­le­ment son prin­ci­pal rival poten­tiel, le gou­ver­neur de la riche pro­vince minière du Katan­ga, qu’il a pla­cé en ordre utile dans la liste des per­son­na­li­tés contre les­quelles il porte plainte pour cor­rup­tion. À voir et à suivre.

Il est vrai tou­te­fois que l’alternance au pou­voir, qui fait par­tie du « poli­ti­que­ment cor­rect » de la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale, n’est pas non plus la pana­cée démo­cra­tique dans des régimes poli­tiques patri­mo­niaux tou­jours mar­qués par le poids du patro­nage et du clien­té­lisme (eth­nique ou autre). Quoi qu’il en soit, dans les trois cas consi­dé­rés (RDC, Rwan­da et Burun­di), on ne se trouve pas devant des « big boss » ayant inté­gré les pré­misses fon­da­men­tales du res­pect des droits humains et d’une gou­ver­nance cor­recte qui vont de pair avec une démo­cra­tie aus­si impar­faite soit-elle dans son essence.

  1. Cita­tion extraite d’une ren­contre à l’ULB.
  2. Agence France-Presse, 9 mai 2015.
  3. The New Times, Kiga­li, 18 mai 2015.
  4. L’article 220 de la Consti­tu­tion de 2005 pré­cise en effet que la durée des man­dats du pré­sident de la Répu­blique ne peut faire l’objet d’aucune révi­sion constitutionnelle.

Jean-Claude Willame


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