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La Belgique de la défiance
La Belgique s’est donc, début décembre 2011, dotée d’un gouvernement, cinq-cent-quarante-et-un jours après les élections du 13 juin 2010. L’écroulement du groupe Dexia n’ayant pas suffi, il aura finalement fallu attendre que les marchés se rappellent une seconde fois au bon souvenir d’un système politico-institutionnel belge complètement grippé pour que s’accélèrent de manière décisive des négociations […]
La Belgique s’est donc, début décembre 2011, dotée d’un gouvernement, cinq-cent-quarante-et-un jours après les élections du 13 juin 2010. L’écroulement du groupe Dexia n’ayant pas suffi, il aura finalement fallu attendre que les marchés se rappellent une seconde fois au bon souvenir d’un système politico-institutionnel belge complètement grippé pour que s’accélèrent de manière décisive des négociations à nouveau coincées dans une phase de dramatisation. La dégradation, le 25 novembre, de la notation de l’État fédéral par l’agence Standard & Poor’s était immédiatement suivie par la conclusion d’un accord portant sur 11,3 milliards de coupes budgétaires et recettes nouvelles, et quelques jours plus tard par l’organisation d’une première manifestation massive des syndicats.
Au climat d’inquiétude, mêlée de lassitude profonde, face à une crise politique inédite mettant en jeu la viabilité même de l’État belge, s’est donc ajouté un large rejet des mesures d’austérité négociées par les six partis de la nouvelle coalition. La recherche éperdue de la « confiance » entre partenaires politiques qui a marqué ces longs mois de crise a fait place à la nécessité de « rassurer » les marchés financiers par des décisions qui approfondiront un peu plus une « défiance » citoyenne. De la sollicitation systématique du joker royal aux rounds de négociation nocturne qui s’enchainent en passant par l’écroulement d’un groupe comme Dexia — particulièrement symbolique d’un mode de fonctionnement politico-financier marqué par l’irresponsabilité collective —, les circonstances mêmes de la conclusion des accords engrangés par Elio Di Rupo sont significatives de ruptures profondes.
Objectivement parlant, les négociateurs, sous la houlette d’Elio Di Rupo, ont abattu un travail impressionnant. Après s’être débarrassés du poids mort d’une N‑VA structurellement incapable de négocier un accord au niveau fédéral, ils sont parvenus, dans des temps finalement assez courts, à non seulement trouver une issue négociée à bhv, un dossier communautaire qui pourrissait la vie politique belge depuis plus de trente ans, mais également à boucler une des plus grandes réformes institutionnelles ainsi qu’un des assainissements budgétaires les plus difficiles. Et pourtant, ce qui ne laisse pas d’inquiéter, c’est que malgré leur ampleur impressionnante, ces différents accords ne seront probablement pas à la hauteur des défis qui se présentent à nous.
Ainsi la stabilisation que promet pour dix ans l’accord institutionnel, présenté le 11 octobre dernier, risque, au regard du poids de la N‑VA, de ne simplement pas tenir au-delà d’une législature écourtée. Selon toute vraisemblance, l’angoisse existentielle belge reviendra, décuplée, aux prochaines législatives. On en doute difficilement, vu la place que la N‑VA va garder dans l’arène flamande en tant que seule force d’opposition digne de ce nom au fédéral et en tant que troisième partenaire de l’exécutif aux affaires en Flandre. Certes, les autres partis lui feront certainement moins souvent le cadeau de la placer au centre des débats et elle aura probablement plus de mal à exister en étant contrainte à « faire l’actualité ». Mais, par ailleurs, la symbolique d’un Premier ministre ne maitrisant pas le néerlandais jouera structurellement en faveur d’une aggravation du ressentiment flamand contre ce qu’ils estiment être le manque de reconnaissance d’un monde francophone qui ne semble pas encore en avoir pris la mesure. Bref en 2015, il y a fort à parier que nous serons revenus au bord du même précipice que celui avec lequel on a flirté depuis juin 2010. Il est tout sauf certain que les autres partis flamands seront alors tout simplement en mesure d’accepter la même prise de risque que celle de cet été quand ils ont décidé de laisser la N‑VA sur le bord du chemin. Cela ne laisse au roi qu’un temps limité pour passer la main s’il ne veut pas retomber dans les affres qu’on lui a prêtées ces derniers mois… du moins s’il leur préfère les conséquences d’une succession qui pourrait alimenter l’instabilité structurelle du système belge.
Les différents sondages effectués à la sortie des négociations montrent en tout cas que la N‑VA progressera par rapport aux dernières élections. Cela s’explique par le fait que ce parti joue à la fois sur les clivages communautaires et gauche-droite. Contrairement au discours convenu, ces fractures ne coexistent pas dans la société belge, elles opposent encore moins de « vrais » et « faux » problèmes : elles sont liées et interagissent structurellement. Toute négociation, voire toute question, sociale et politique, ne peut se comprendre qu’en lui appliquant simultanément cette double grille de lecture. Ainsi, c’est bien au nom d’une certaine droite flamande et de la défense d’une vision libérale de la société, de plus en plus dominante en Flandre, que Bart De Wever légitime en grande partie son nationalisme.
Dans cette optique, l’exercice d’équilibrisme auquel se sont livrés les six partis de la nouvelle coalition pour confectionner leur budget ne pouvait qu’être insuffisant aux yeux d’un mouvement nationaliste flamand remettant en cause tout mécanisme de solidarité et donc, outre la sécurité sociale, la progressivité de l’impôt touchant nécessairement proportionnellement plus les Flamands qui disposent en moyenne de plus haut revenus.
Et pourtant cette progressivité est particulièrement faible en Belgique. Quel soi-disant juste « équilibre » pourrait dès lors atteindre l’austérité budgétaire négociée par ce gouvernement de « centre-centre », comme l’a qualifié Elio Di Rupo ? Quand la fameuse « classe moyenne » se rétrécit et renâcle à supporter sa part dans le poids de la crise, c’est la légitimité même de la redistribution qui s’effrite. S’ajoutant aux économies dans la sécurité sociale, allocations de chômage comprises, les restrictions de dépenses publiques ne pourront dès lors que désavantager les plus faibles, plus dépendants que d’autres des services à la collectivité.
La Belgique avait jusqu’à présent plutôt bien résisté à la nouvelle phase de développement de la crise de 2008. En l’absence de gouvernement, aucune politique de restriction n’était venue gripper un peu plus le moteur de l’économie réelle. Sommée d’appliquer la même austère et absurde potion exigée par les marchés, les instances européennes et la chancelière allemande, la Belgique rentre dans le rang de la récession paradoxalement organisée et aggravée par les décisions censées la contrer. Il est vrai que sa dépendance par rapport aux économies voisines ne pouvait longtemps la préserver des plans de restriction de ses partenaires. Mais par contre, notre architecture institutionnelle baroque risque de démultiplier les effets dévastateurs de ce genre de politique contre-productive. Les nouvelles exigences et sanctions qui vont peser sur les jeunes demandeurs d’emploi, sur ceux qui perdront leur travail et sur les travailleurs âgés ne seront pas directement accompagnées par les Régions ne fût-ce que parce qu’elles n’auront pas toutes les moyens de répondre à ces chocs structurels. L’aide à la réinsertion des chômeurs dans des emplois… encore plus rares mettra davantage en évidence sa logique absurde, sans être compensée par une réelle politique de création d’activités et d’emplois. Déjà, l’État fédéral coupe le robinet du soutien aux économies d’énergie et aux investissements dans les énergies renouvelables sans que les Régions ne puissent y suppléer. Les cloisonnements entre politiques prennent dans notre fonctionnement des proportions inquiétantes au regard des nouveaux compromis à inventer. Ce sont les Régions qui en constitueront l’assise : les francophones ont d’ores et déjà à en faire la ligne d’horizon de la… prochaine réforme de l’État à préparer de toute urgence.
Au passage, le report de charge sur les entités fédérées mettra à rude épreuve le soutien extérieur des verts aux accords institutionnels. Tirant les leçons du traumatisme de l’arc-en-ciel (gouvernement Verhofstadt, 1999 – 2004), où ils s’étaient retrouvés malmenés plus qu’à leur tour en tant que minorité dans la majorité, ils n’ont presque pas su cacher qu’ils se faisaient larguer avec leur consentement. Et, en effet, l’alignement des astres est rêvé pour être aux affaires : une législature amputée d’un an et demi, et des crises qui s’empilent et s’aggravent, tant aux plans économique que budgétaire, sans parler de la décomposition de la scène politique européenne. Vu les interdépendances inefficaces entre niveaux de pouvoir, Écolo au gouvernement dans les Régions et à la Communauté (la Fédération Wallonie-Bruxelles) sera de toute manière contraint de gérer une partie de la politique d’austérité décidée au fédéral. Les mois prochains prouveront si le calcul des écologistes est le bon… Mais le risque sera de voir leur travail d’opposition se limiter à pointer depuis une niche environnementale les incohérences des décisions gouvernementales au regard d’un supposé fonctionnement idéal du système. Les échéances sont courtes et nombreuses, les contraintes sont lourdes, à commencer par le poids budgétaire du sauvetage de Dexia, et les objectifs fixés sont quasi inatteignables. Face aux ruptures que nous vivons, c’est bien le système qui est à interroger.
Face à cet horizon bouché, on ne peut donc plus compter sur le compromis moteur gauche-droite qui tient depuis une douzaine d’années, du genre « d’un côté, on ne touche pas à la sécu, et de l’autre, on baisse la pression fiscale sur les ménages et les entreprises ». Le gouvernement Di Rupo a en fait relancé un peu de pression fiscale, mais également sociale, en touchant donc à la sécu. L’obsolescence manifeste de ce genre de politique d’équilibriste oblige à chercher ailleurs. C’est peut-être le bon côté des choses. Le 15 octobre, le mouvement des indignés se rassemblait à Bruxelles comme dans nombre d’autres métropoles du globe. On nous a parlé du plus grand rassemblement humain de l’histoire… Même si de tels superlatifs ne peuvent susciter que la prudence, on voit en tout cas qu’une partie des classes moyennes et populaires veut résolument autre chose que ce que proposent les programmes et les pratiques des partis (et en Belgique, on ne peut même plus dire des « partis traditionnels » comme on en a eu l’habitude). Ces partis vont-ils avoir l’intelligence de se décentrer un minimum des lignes d’affrontement héritées de l’univers social-démocrate et intégrer que le conflit central s’est déplacé sur la double question de redonner, d’une part, à l’État ses marges de manœuvres propres, son emprise sur les capitaux et les marchés mondialisés et de rendre, d’autre part, au peuple une emprise démocratique suffisante sur cet État ? En tout cas le mouvement des indignés a relancé une vieille question : le clivage gauche-droite ne se situerait plus tant entre des partis politiques, qu’entre eux et une partie croissante de la société civile — organisée ou non. Des initiatives comme le G1000 constituent des laboratoires indispensables pour tester la manière de travailler une conflictualité sans laquelle la démocratie se meurt sans base sociale et l’État se délégitime.
6 décembre 2011