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La Belgique de la défiance

Numéro 1 Janvier 2012 par Donat Carlier

janvier 2012

La Bel­gique s’est donc, début décembre 2011, dotée d’un gou­ver­ne­ment, cinq-cent-qua­­rante-et-un jours après les élec­tions du 13 juin 2010. L’écroulement du groupe Dexia n’ayant pas suf­fi, il aura fina­le­ment fal­lu attendre que les mar­chés se rap­pellent une seconde fois au bon sou­ve­nir d’un sys­tème poli­­ti­­co-ins­­ti­­tu­­tion­­nel belge com­plè­te­ment grip­pé pour que s’accélèrent de manière déci­sive des négociations […]

La Bel­gique s’est donc, début décembre 2011, dotée d’un gou­ver­ne­ment, cinq-cent-qua­rante-et-un jours après les élec­tions du 13 juin 2010. L’écroulement du groupe Dexia n’ayant pas suf­fi, il aura fina­le­ment fal­lu attendre que les mar­chés se rap­pellent une seconde fois au bon sou­ve­nir d’un sys­tème poli­ti­co-ins­ti­tu­tion­nel belge com­plè­te­ment grip­pé pour que s’accélèrent de manière déci­sive des négo­cia­tions à nou­veau coin­cées dans une phase de dra­ma­ti­sa­tion. La dégra­da­tion, le 25 novembre, de la nota­tion de l’État fédé­ral par l’agence Stan­dard & Poor’s était immé­dia­te­ment sui­vie par la conclu­sion d’un accord por­tant sur 11,3 mil­liards de coupes bud­gé­taires et recettes nou­velles, et quelques jours plus tard par l’organisation d’une pre­mière mani­fes­ta­tion mas­sive des syndicats.

Au cli­mat d’inquiétude, mêlée de las­si­tude pro­fonde, face à une crise poli­tique inédite met­tant en jeu la via­bi­li­té même de l’État belge, s’est donc ajou­té un large rejet des mesures d’austérité négo­ciées par les six par­tis de la nou­velle coa­li­tion. La recherche éper­due de la « confiance » entre par­te­naires poli­tiques qui a mar­qué ces longs mois de crise a fait place à la néces­si­té de « ras­su­rer » les mar­chés finan­ciers par des déci­sions qui appro­fon­di­ront un peu plus une « défiance » citoyenne. De la sol­li­ci­ta­tion sys­té­ma­tique du joker royal aux rounds de négo­cia­tion noc­turne qui s’enchainent en pas­sant par l’écroulement d’un groupe comme Dexia — par­ti­cu­liè­re­ment sym­bo­lique d’un mode de fonc­tion­ne­ment poli­ti­co-finan­cier mar­qué par l’irresponsabilité col­lec­tive —, les cir­cons­tances mêmes de la conclu­sion des accords engran­gés par Elio Di Rupo sont signi­fi­ca­tives de rup­tures profondes.

Objec­ti­ve­ment par­lant, les négo­cia­teurs, sous la hou­lette d’Elio Di Rupo, ont abat­tu un tra­vail impres­sion­nant. Après s’être débar­ras­sés du poids mort d’une N‑VA struc­tu­rel­le­ment inca­pable de négo­cier un accord au niveau fédé­ral, ils sont par­ve­nus, dans des temps fina­le­ment assez courts, à non seule­ment trou­ver une issue négo­ciée à bhv, un dos­sier com­mu­nau­taire qui pour­ris­sait la vie poli­tique belge depuis plus de trente ans, mais éga­le­ment à bou­cler une des plus grandes réformes ins­ti­tu­tion­nelles ain­si qu’un des assai­nis­se­ments bud­gé­taires les plus dif­fi­ciles. Et pour­tant, ce qui ne laisse pas d’inquiéter, c’est que mal­gré leur ampleur impres­sion­nante, ces dif­fé­rents accords ne seront pro­ba­ble­ment pas à la hau­teur des défis qui se pré­sentent à nous.

Ain­si la sta­bi­li­sa­tion que pro­met pour dix ans l’accord ins­ti­tu­tion­nel, pré­sen­té le 11 octobre der­nier, risque, au regard du poids de la N‑VA, de ne sim­ple­ment pas tenir au-delà d’une légis­la­ture écour­tée. Selon toute vrai­sem­blance, l’angoisse exis­ten­tielle belge revien­dra, décu­plée, aux pro­chaines légis­la­tives. On en doute dif­fi­ci­le­ment, vu la place que la N‑VA va gar­der dans l’arène fla­mande en tant que seule force d’opposition digne de ce nom au fédé­ral et en tant que troi­sième par­te­naire de l’exécutif aux affaires en Flandre. Certes, les autres par­tis lui feront cer­tai­ne­ment moins sou­vent le cadeau de la pla­cer au centre des débats et elle aura pro­ba­ble­ment plus de mal à exis­ter en étant contrainte à « faire l’actualité ». Mais, par ailleurs, la sym­bo­lique d’un Pre­mier ministre ne mai­tri­sant pas le néer­lan­dais joue­ra struc­tu­rel­le­ment en faveur d’une aggra­va­tion du res­sen­ti­ment fla­mand contre ce qu’ils estiment être le manque de recon­nais­sance d’un monde fran­co­phone qui ne semble pas encore en avoir pris la mesure. Bref en 2015, il y a fort à parier que nous serons reve­nus au bord du même pré­ci­pice que celui avec lequel on a flir­té depuis juin 2010. Il est tout sauf cer­tain que les autres par­tis fla­mands seront alors tout sim­ple­ment en mesure d’accepter la même prise de risque que celle de cet été quand ils ont déci­dé de lais­ser la N‑VA sur le bord du che­min. Cela ne laisse au roi qu’un temps limi­té pour pas­ser la main s’il ne veut pas retom­ber dans les affres qu’on lui a prê­tées ces der­niers mois… du moins s’il leur pré­fère les consé­quences d’une suc­ces­sion qui pour­rait ali­men­ter l’instabilité struc­tu­relle du sys­tème belge.

Les dif­fé­rents son­dages effec­tués à la sor­tie des négo­cia­tions montrent en tout cas que la N‑VA pro­gres­se­ra par rap­port aux der­nières élec­tions. Cela s’explique par le fait que ce par­ti joue à la fois sur les cli­vages com­mu­nau­taires et gauche-droite. Contrai­re­ment au dis­cours conve­nu, ces frac­tures ne coexistent pas dans la socié­té belge, elles opposent encore moins de « vrais » et « faux » pro­blèmes : elles sont liées et inter­agissent struc­tu­rel­le­ment. Toute négo­cia­tion, voire toute ques­tion, sociale et poli­tique, ne peut se com­prendre qu’en lui appli­quant simul­ta­né­ment cette double grille de lec­ture. Ain­si, c’est bien au nom d’une cer­taine droite fla­mande et de la défense d’une vision libé­rale de la socié­té, de plus en plus domi­nante en Flandre, que Bart De Wever légi­time en grande par­tie son nationalisme.

Dans cette optique, l’exercice d’équilibrisme auquel se sont livrés les six par­tis de la nou­velle coa­li­tion pour confec­tion­ner leur bud­get ne pou­vait qu’être insuf­fi­sant aux yeux d’un mou­ve­ment natio­na­liste fla­mand remet­tant en cause tout méca­nisme de soli­da­ri­té et donc, outre la sécu­ri­té sociale, la pro­gres­si­vi­té de l’impôt tou­chant néces­sai­re­ment pro­por­tion­nel­le­ment plus les Fla­mands qui dis­posent en moyenne de plus haut revenus.

Et pour­tant cette pro­gres­si­vi­té est par­ti­cu­liè­re­ment faible en Bel­gique. Quel soi-disant juste « équi­libre » pour­rait dès lors atteindre l’austérité bud­gé­taire négo­ciée par ce gou­ver­ne­ment de « centre-centre », comme l’a qua­li­fié Elio Di Rupo ? Quand la fameuse « classe moyenne » se rétré­cit et renâcle à sup­por­ter sa part dans le poids de la crise, c’est la légi­ti­mi­té même de la redis­tri­bu­tion qui s’effrite. S’ajoutant aux éco­no­mies dans la sécu­ri­té sociale, allo­ca­tions de chô­mage com­prises, les res­tric­tions de dépenses publiques ne pour­ront dès lors que désa­van­ta­ger les plus faibles, plus dépen­dants que d’autres des ser­vices à la collectivité.

La Bel­gique avait jusqu’à pré­sent plu­tôt bien résis­té à la nou­velle phase de déve­lop­pe­ment de la crise de 2008. En l’absence de gou­ver­ne­ment, aucune poli­tique de res­tric­tion n’était venue grip­per un peu plus le moteur de l’économie réelle. Som­mée d’appliquer la même aus­tère et absurde potion exi­gée par les mar­chés, les ins­tances euro­péennes et la chan­ce­lière alle­mande, la Bel­gique rentre dans le rang de la réces­sion para­doxa­le­ment orga­ni­sée et aggra­vée par les déci­sions cen­sées la contrer. Il est vrai que sa dépen­dance par rap­port aux éco­no­mies voi­sines ne pou­vait long­temps la pré­ser­ver des plans de res­tric­tion de ses par­te­naires. Mais par contre, notre archi­tec­ture ins­ti­tu­tion­nelle baroque risque de démul­ti­plier les effets dévas­ta­teurs de ce genre de poli­tique contre-pro­duc­tive. Les nou­velles exi­gences et sanc­tions qui vont peser sur les jeunes deman­deurs d’emploi, sur ceux qui per­dront leur tra­vail et sur les tra­vailleurs âgés ne seront pas direc­te­ment accom­pa­gnées par les Régions ne fût-ce que parce qu’elles n’auront pas toutes les moyens de répondre à ces chocs struc­tu­rels. L’aide à la réin­ser­tion des chô­meurs dans des emplois… encore plus rares met­tra davan­tage en évi­dence sa logique absurde, sans être com­pen­sée par une réelle poli­tique de créa­tion d’activités et d’emplois. Déjà, l’État fédé­ral coupe le robi­net du sou­tien aux éco­no­mies d’énergie et aux inves­tis­se­ments dans les éner­gies renou­ve­lables sans que les Régions ne puissent y sup­pléer. Les cloi­son­ne­ments entre poli­tiques prennent dans notre fonc­tion­ne­ment des pro­por­tions inquié­tantes au regard des nou­veaux com­pro­mis à inven­ter. Ce sont les Régions qui en consti­tue­ront l’assise : les fran­co­phones ont d’ores et déjà à en faire la ligne d’horizon de la… pro­chaine réforme de l’État à pré­pa­rer de toute urgence.

Au pas­sage, le report de charge sur les enti­tés fédé­rées met­tra à rude épreuve le sou­tien exté­rieur des verts aux accords ins­ti­tu­tion­nels. Tirant les leçons du trau­ma­tisme de l’arc-en-ciel (gou­ver­ne­ment Verhof­stadt, 1999 – 2004), où ils s’étaient retrou­vés mal­me­nés plus qu’à leur tour en tant que mino­ri­té dans la majo­ri­té, ils n’ont presque pas su cacher qu’ils se fai­saient lar­guer avec leur consen­te­ment. Et, en effet, l’alignement des astres est rêvé pour être aux affaires : une légis­la­ture ampu­tée d’un an et demi, et des crises qui s’empilent et s’aggravent, tant aux plans éco­no­mique que bud­gé­taire, sans par­ler de la décom­po­si­tion de la scène poli­tique euro­péenne. Vu les inter­dé­pen­dances inef­fi­caces entre niveaux de pou­voir, Éco­lo au gou­ver­ne­ment dans les Régions et à la Com­mu­nau­té (la Fédé­ra­tion Wal­lo­nie-Bruxelles) sera de toute manière contraint de gérer une par­tie de la poli­tique d’austérité déci­dée au fédé­ral. Les mois pro­chains prou­ve­ront si le cal­cul des éco­lo­gistes est le bon… Mais le risque sera de voir leur tra­vail d’opposition se limi­ter à poin­ter depuis une niche envi­ron­ne­men­tale les inco­hé­rences des déci­sions gou­ver­ne­men­tales au regard d’un sup­po­sé fonc­tion­ne­ment idéal du sys­tème. Les échéances sont courtes et nom­breuses, les contraintes sont lourdes, à com­men­cer par le poids bud­gé­taire du sau­ve­tage de Dexia, et les objec­tifs fixés sont qua­si inat­tei­gnables. Face aux rup­tures que nous vivons, c’est bien le sys­tème qui est à interroger.

Face à cet hori­zon bou­ché, on ne peut donc plus comp­ter sur le com­pro­mis moteur gauche-droite qui tient depuis une dou­zaine d’années, du genre « d’un côté, on ne touche pas à la sécu, et de l’autre, on baisse la pres­sion fis­cale sur les ménages et les entre­prises ». Le gou­ver­ne­ment Di Rupo a en fait relan­cé un peu de pres­sion fis­cale, mais éga­le­ment sociale, en tou­chant donc à la sécu. L’obsolescence mani­feste de ce genre de poli­tique d’équilibriste oblige à cher­cher ailleurs. C’est peut-être le bon côté des choses. Le 15 octobre, le mou­ve­ment des indi­gnés se ras­sem­blait à Bruxelles comme dans nombre d’autres métro­poles du globe. On nous a par­lé du plus grand ras­sem­ble­ment humain de l’histoire… Même si de tels super­la­tifs ne peuvent sus­ci­ter que la pru­dence, on voit en tout cas qu’une par­tie des classes moyennes et popu­laires veut réso­lu­ment autre chose que ce que pro­posent les pro­grammes et les pra­tiques des par­tis (et en Bel­gique, on ne peut même plus dire des « par­tis tra­di­tion­nels » comme on en a eu l’habitude). Ces par­tis vont-ils avoir l’intelligence de se décen­trer un mini­mum des lignes d’affrontement héri­tées de l’univers social-démo­crate et inté­grer que le conflit cen­tral s’est dépla­cé sur la double ques­tion de redon­ner, d’une part, à l’État ses marges de manœuvres propres, son emprise sur les capi­taux et les mar­chés mon­dia­li­sés et de rendre, d’autre part, au peuple une emprise démo­cra­tique suf­fi­sante sur cet État ? En tout cas le mou­ve­ment des indi­gnés a relan­cé une vieille ques­tion : le cli­vage gauche-droite ne se situe­rait plus tant entre des par­tis poli­tiques, qu’entre eux et une par­tie crois­sante de la socié­té civile — orga­ni­sée ou non. Des ini­tia­tives comme le G1000 consti­tuent des labo­ra­toires indis­pen­sables pour tes­ter la manière de tra­vailler une conflic­tua­li­té sans laquelle la démo­cra­tie se meurt sans base sociale et l’État se délégitime. 

6 décembre 2011

Donat Carlier


Auteur

Né en 1971 à Braine-le-Comte, Donat Carlier est membre du comité de rédaction de La Revue nouvelle depuis 1997. Actuellement Directeur du Consortium de validation des compétences, il a dirigé l’équipe du Bassin Enseignement Formation Emploi à Bruxelles, a conseillé Ministre bruxellois de l’économie, de l’emploi et de la formation ; et a également été journaliste, chercheur et enseignant. Titulaire d’un Master en sociologie et anthropologie, ses centres d’intérêts le portent vers la politique belge, et plus particulièrement l’histoire sociale, politique et institutionnelle de la construction du fédéralisme en Wallonie, à Bruxelles et en Flandre. Il a également écrit sur les domaines de l’éducation et du monde du travail. Il est plus généralement attentif aux évolutions actuelles de la société et du régime démocratiques.