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La BCE peut-elle mener une politique « industrielle » à la place des États ?

Numéro 6 - 2017 par Clément Fontan

octobre 2017

Depuis juin 2016, la Banque cen­trale euro­péenne (BCE) a éten­du ses pro­grammes de rachat de titres finan­ciers sur les mar­chés secon­daires en incluant les obli­ga­tions des entre­prises pri­vées dans ses listes d’achats (Cor­po­rate Sec­tor Pur­chase Pro­gramme ou CSPP). Com­ment les stra­té­gies mises en œuvre par la BCE pour mini­mi­ser les consé­quences dis­tri­bu­tives du CSPP mènent-elles à des effets secon­daires indésirables ?

Articles

La crise finan­cière com­men­cée en 2007 a eu comme consé­quence directe d’augmenter l’importance rela­tive de la poli­tique moné­taire par rap­port aux autres ins­tru­ments macroé­co­no­miques. En effet, les banques cen­trales ont d’abord joué un rôle déci­sif dans la sta­bi­li­sa­tion des sys­tèmes finan­ciers fra­giles et hyper­tro­phiés, puis elles ont sup­pléé les auto­ri­tés gou­ver­ne­men­tales qui n’ont pas su mobi­li­ser suf­fi­sam­ment leurs leviers fis­caux pour lut­ter contre les ten­dances défla­tion­nistes. En assu­mant ce nou­veau rôle, les banques cen­trales se sont éloi­gnées de leur mis­sion tra­di­tion­nelle de sta­bi­li­té de prix et elles ont inten­si­fié et éten­du leurs inter­ven­tions sur les mar­chés finan­ciers (Good­hart, 2011). En ne régu­lant plus l’économie à dis­tance et en agis­sant direc­te­ment et mas­si­ve­ment sur la valeur des actifs finan­ciers, les banques cen­trales ont aus­si endos­sé un rôle plus asso­cié au domaine poli­tique, car leurs déci­sions engendrent des consé­quences dis­tri­bu­tives plus pro­non­cées (Erturk, 2014).

Les mesures non conven­tion­nelles mises en œuvre par la Banque cen­trale euro­péenne (BCE) depuis juin 2010 sym­bo­lisent l’élargissement per­sis­tant et pro­blé­ma­tique de l’éventail des poli­tiques moné­taires. Ain­si, après avoir pro­cé­dé au rachat des dettes sou­ve­raines de la zone euro et accor­dé des prêts très avan­ta­geux aux banques com­mer­ciales, la BCE a mis en œuvre, depuis juin 2016, un pro­gramme de rachat d’obligations d’entreprises (CSPP) sur les mar­chés secon­daires1. Ce pro­gramme sus­cite de fortes contro­verses car il peut être assi­mi­lé à des sub­ven­tions publiques déci­dées de manière arbi­traire par des experts indé­pen­dants sans contrôle des auto­ri­tés élues2. Les stra­té­gies mises en œuvre par les ban­quiers cen­traux pour mini­mi­ser ces contro­verses ont ren­du le CSPP peu trans­pa­rent et inat­ten­tif aux consé­quences éco­no­miques à moyen et long terme de ces achats.

La pre­mière par­tie de cet article expose d’abord com­ment l’évolution du rôle joué par la BCE pen­dant la crise a mis sous ten­sion sa légi­ti­mi­té démo­cra­tique. Puis, les effets pro­blé­ma­tiques du CSPP sont ana­ly­sés dans une seconde par­tie et un éven­tail d’alternatives à ce pro­gramme est pré­sen­té en conclusion.

Le modèle originel de la BCE

La créa­tion de la BCE s’inscrit dans un mou­ve­ment glo­bal de délé­ga­tion des com­pé­tences moné­taires à des banques cen­trales indé­pen­dantes qui se déroule depuis les années 1980. Selon les défen­seurs de ce mou­ve­ment, octroyer un sta­tut d’indépendance éle­vé aux banques cen­trales per­met d’atteindre des objec­tifs socié­taux cru­ciaux tels que le contrôle de l’inflation. La mise à dis­tance des pres­sions poli­tiques per­met­trait ain­si de ren­for­cer la cré­di­bi­li­té des banques cen­trales, car les ban­quiers cen­traux n’ont pas d’incitations, telles que celle de rem­por­ter des élec­tions qui pro­vo­que­raient des sur­prises infla­tion­nistes. Par la suite, cette cré­di­bi­li­té per­met­trait la sta­bi­li­té des prix, et, par-là, une crois­sance sou­te­nable et le plein-emploi, car les opé­ra­teurs finan­ciers font confiance aux annonces des ban­quiers cen­traux et ne vont pas anti­ci­per une hausse des prix (Kyd­land et Pres­cott, 1977).

De plus, la BCE a été pen­sée à par­tir d’un modèle de banque cen­trale par­ti­cu­lier, la Bun­des­bank, qui était alors la plus puis­sante en Europe. Afin d’obtenir l’accord des ban­quiers cen­traux et des négo­cia­teurs alle­mands sur la créa­tion de la mon­naie unique, la BCE a pro­fi­té d’un haut niveau d’indépendance cor­ré­lé avec une foca­li­sa­tion de ses res­pon­sa­bi­li­tés sur l’objectif de sta­bi­li­té de prix. La com­bi­nai­son de ces deux élé­ments se com­prend ain­si : en échange d’un très faible contrôle exer­cé par les auto­ri­tés poli­tiques, la BCE se voit confier des res­pon­sa­bi­li­tés res­treintes, foca­li­sées sur le contrôle de l’inflation, au détri­ment d’autres mis­sions tra­di­tion­nelles des banques cen­trales comme le sou­tien à la crois­sance ou la super­vi­sion ban­caire (Issing, 2001).

Pré­ci­sons que le degré d’indépendance des banques cen­trales devrait être fixé en fonc­tion de l’étendue des mis­sions qui leur sont délé­guées. En effet, quand les banques cen­trales exercent un rôle éten­du dans l’économie, leurs déci­sions engendrent des effets secon­daires plus mar­qués sur des domaines qui se situent au-delà de leur champ de com­pé­tences moné­taires. Il faut alors que les auto­ri­tés poli­tiques puissent les contrô­ler (Heri­tier and Lehm­kuhl, 2011, 138). Sui­vant la logique de l’équilibre de pou­voir entre les ins­ti­tu­tions poli­tiques au sein des sys­tèmes démo­cra­tiques libé­raux, il est éga­le­ment néces­saire que, plus les pou­voirs délé­gués à une agence indé­pen­dante sont éten­dus, plus le contrôle démo­cra­tique sur celle-ci doit être éle­vé (Elgie, 2002). Par exemple, le man­dat de la Fede­ral Reserve des États-Unis est plus large que celui de la BCE car il inclut l’objectif de plein-emploi ; en échange le contrôle exer­cé par le Congrès amé­ri­cain sur les acti­vi­tés de la Fed est plus fort qu’en Europe3.

En matière de mise en œuvre de la poli­tique moné­taire, la BCE effec­tuait prin­ci­pa­le­ment des opé­ra­tions d’open-mar­ket qui consistent à prê­ter pour un temps res­treint (géné­ra­le­ment une semaine) un cer­tain mon­tant de liqui­di­tés aux banques com­mer­ciales, à un cer­tain taux d’intérêt en échange d’une mise en pen­sion d’actifs finan­ciers de bonne qua­li­té déte­nus par les banques com­mer­ciales. En guise d’analogie, il faut donc ima­gi­ner la BCE comme un pré­teur à gage occa­sion­nel des banques qui éprouvent des besoins de liqui­di­té tem­po­raire. En jouant sur les taux d’intérêt de ces opé­ra­tions, elle influen­çait l’économie à dis­tance dans le but de rem­plir sa mis­sion de sta­bi­li­té des prix : elle aug­men­tait les taux d’intérêt quand elle crai­gnait des ten­sions infla­tion­nistes et les bais­sait quand elle esti­mait que l’activité éco­no­mique pou­vait être sti­mu­lée. L’aspect tech­nique et le faible impact dis­tri­bu­tif appa­rent de ces opé­ra­tions ren­for­çaient aus­si la per­cep­tion que la poli­tique moné­taire était apo­li­tique et pou­vait ain­si être confiée à des experts iso­lés des pres­sions poli­tiques (Mar­cus­sen, 2009).

En résu­mé, la légi­ti­mi­té poli­tique des ins­ti­tu­tions publiques dans un sys­tème démo­cra­tique repose sur deux prin­cipes, de repré­sen­ta­ti­vi­té et d’efficacité. Les contraintes exer­cées par le Par­le­ment euro­péen sur la BCE dans son exer­cice de red­di­tion de compte étant trop faibles (prin­cipe de repré­sen­ta­ti­vi­té), la légi­ti­mi­té de la BCE repose prin­ci­pa­le­ment sur sa capa­ci­té à atteindre les objec­tifs qui lui ont été confiés, au sein du péri­mètre d’action défi­ni par les termes des trai­tés (prin­cipe d’efficacité) (Jab­ko, 2009).

Conséquences distributives des programmes de rachat de titres de la BCE

La panique finan­cière com­men­cée à l’été 2007 et ses consé­quences néga­tives sur l’économie mon­diale ont mis sous ten­sion le modèle ori­gi­nel de la BCE. Afin d’éviter un effon­dre­ment du sys­tème finan­cier et de l’activité éco­no­mique, la BCE a radi­ca­le­ment modi­fié ses ins­tru­ments moné­taires. En plus de réduire ses taux d’intérêt autour de zéro et d’étendre ses opé­ra­tions d’open-mar­ket, la BCE a pro­gres­si­ve­ment mis en œuvre de vastes pro­grammes de rachat de titres finan­ciers sur les mar­chés secondaires.

Les pro­grammes de rachat de titres sont les mesures non conven­tion­nelles qui s’éloignent le plus du modèle ini­tial de la BCE. Par ces opé­ra­tions d’achats, la BCE joue sur le méca­nisme de l’offre et de la demande en aug­men­tant la valeur des titres déte­nus par les acteurs finan­ciers. La BCE espère par-là que la richesse accrue des por­teurs de titres ruis­sè­le­ra jusqu’à l’économie réelle pour aug­men­ter les inves­tis­se­ments, l’activité éco­no­mique et l’emploi. Confron­tée à une fra­gi­li­té finan­cière et à une stag­na­tion éco­no­mique per­sis­tante, la BCE a pro­gres­si­ve­ment aug­men­té les mon­tants de ses achats. Les causes de l’absence de reprise éco­no­mique dans la zone euro sont trop nom­breuses pour être citées, mais, par­mi celles-ci, rete­nons la com­bi­nai­son pro­blé­ma­tique entre des poli­tiques fis­cales res­tric­tives et des poli­tiques moné­taires expan­sion­nistes dont l’impact sur l’économie réelle est miti­gé. Quoi qu’il en soit, les titres finan­ciers visés par la BCE se raré­fiant sur les mar­chés secon­daires, elle a aus­si élar­gi la palette des titres rachetés.

Le groupe des trente, un think tank regrou­pant les diri­geants prin­ci­paux des banques cen­trales et pri­vées, sou­ligne que, par leur impact direct sur la for­ma­tion des prix finan­ciers, les pro­grammes de rachat de titres ont une dimen­sion dis­tri­bu­tive indé­niable (Group of thir­ty, 2015 : 42). Or, en l’absence d’un réel contrôle des acti­vi­tés de la BCE par le Par­le­ment euro­péen, la seule source de légi­ti­mi­té poli­tique des ban­quiers cen­traux tient en leur capa­ci­té de rem­plir les objec­tifs qui leur ont été fixés au sein de leurs man­dats défi­nis par les auto­ri­tés poli­tiques ; leur sta­tut d’indépendance ne leur per­met pas de choi­sir direc­te­ment les gagnants et les per­dants de leurs poli­tiques moné­taires (cf. supra). Les pro­grammes de rachat de titres engendrent deux types de consé­quences dis­tri­bu­tives : des inéga­li­tés de richesse « ver­ti­cales » entre les ménages qui pos­sèdent des titres finan­ciers et ceux qui n’en pos­sèdent pas et des inéga­li­tés « hori­zon­tales » entre les par­ti­ci­pants aux mar­chés financiers.

D’abord, les agents de la BCE ont jus­ti­fié les consé­quences dis­tri­bu­tives ver­ti­cales inhé­rentes à tout pro­gramme de rachat de titres par l’impératif de la sta­bi­li­té finan­cière. Ain­si, Yves Mersch, un membre du direc­toire de la BCE, a décla­ré que les inéga­li­tés de richesse pro­vo­quées par les rachats de titres devaient être tolé­rées, car, en l’absence de ceux-ci, les consé­quences du krach finan­cier auraient pu être plus accen­tuées pour les popu­la­tions les plus défa­vo­ri­sées4. Les pre­miers achats de la BCE ont effec­ti­ve­ment por­té sur les titres finan­ciers qui étaient les plus fra­gi­li­sés par la crise (pro­duits titri­sés de type sub­prime5).

Ensuite, la BCE a rache­té les titres de dette des pays de la zone euro, en se concen­trant d’abord sur les pays les plus fra­gi­li­sés (Secu­ri­ties Mar­ket Pro­gramme) et en s’étendant ensuite à l’ensemble de la zone moné­taire (Public sec­tor pur­chase pro­gramme). Les cercles conser­va­teurs alle­mands ont sou­li­gné que ces pro­grammes engen­draient des effets dis­tri­bu­tifs hori­zon­taux dans la mesure où ils accordent un avan­tage trop impor­tant aux pays en dif­fi­cul­té finan­cière (Höge­nauer et Howarth, 2016). Cette cri­tique n’est cepen­dant pas fon­dée car ces effets dis­tri­bu­tifs ne pren­draient forme que dans l’hypothèse d’un écla­te­ment de la zone euro et d’un règle­ment des comptes entre les dif­fé­rents pays qui la com­posent6. De plus, étant don­né que les titres de dettes sou­ve­raines sont dis­per­sés par­mi l’ensemble des acteurs du mar­ché et que le prix des autres actifs finan­ciers est ados­sé à ceux-ci, leur rachat pro­fite au mar­ché dans son ensemble plu­tôt qu’à cer­tains de ses par­ti­ci­pants (Gabor et Ban, 2016). Fina­le­ment, si les pro­grammes de rachat de dette publique engendrent des effets dis­tri­bu­tifs ver­ti­caux pro­blé­ma­tiques, ils ne génèrent pas d’effets dis­tri­bu­tifs hori­zon­taux entre les par­ti­ci­pants aux marchés.

Les effets problématiques du CSPP

Les obli­ga­tions d’entreprises ne pos­sèdent pas les mêmes carac­té­ris­tiques que les pro­duits de titri­sa­tion ou les dettes publiques. Alors que ces der­niers servent à flui­di­fier les échanges mar­chands en aug­men­tant la liqui­di­té glo­bale des mar­chés ou en ser­vant de réfé­rence pour la fixa­tion des prix finan­ciers, la fonc­tion prin­ci­pale des obli­ga­tions d’entreprises est de per­mettre leur finan­ce­ment sur les mar­chés. En d’autres mots, les rachats d’obligations d’entreprises béné­fi­cient exclu­si­ve­ment aux por­teurs actuels de ces titres et aux entre­prises elles-mêmes qui voient leur taux d’intérêt bais­ser et leur éva­lua­tion bour­sière aug­men­ter. Cepen­dant, la BCE jus­ti­fie son pro­gramme CSPP en sou­li­gnant qu’il exerce un impact « neutre » sur le mar­ché et qu’il pro­fi­te­ra à tous grâce aux inves­tis­se­ments accrus des entre­prises qui pro­vo­que­ront la relance de l’activité éco­no­mique7. Comme toute orga­ni­sa­tion régu­la­trice indé­pen­dante et à l’instar de ses mesures anté­rieures (Fon­tan, 2014), la BCE a para­mé­tré le CSPP de manière à pro­té­ger son modèle ori­gi­nel et son sta­tut d’indépendance. J’expose d’abord ces stra­té­gies, puis je cri­tique la neu­tra­li­té de son impact et ses effets secon­daires pro­blé­ma­tiques sur l’activité économique.

D’abord, la BCE a annon­cé que les obli­ga­tions d’entreprises rache­tées sont de « haute qua­li­té8 » et sont mises en œuvre par six des banques cen­trales natio­nales qui forment l’Eurosystème, en fonc­tion de leur exper­tise sur les mar­chés obli­ga­taires natio­naux. Les achats sont prin­ci­pa­le­ment effec­tués sur les mar­chés secon­daires, et de manière plus mar­gi­nale, sur les mar­chés pri­maires à une hau­teur maxi­mum de 70% de chaque émis­sion de titres9. La BCE publie les codes d’identification des entre­prises dont les titres sont rache­tés de manière heb­do­ma­daire sans pour autant dévoi­ler le mon­tant de ses achats. La BCE sou­tient que ces achats sont neutres, dans la mesure où ils se basent de manière stricte sur un panier de réfé­rence cen­sé reflé­ter l’ensemble des titres éli­gibles.] En d’autres termes, la BCE sou­tient que son pro­gramme n’a pas d’impact dis­tri­bu­tif et ne favo­rise aucun acteur en par­ti­cu­lier, car elle achète un panier de titres qui repré­sente l’ensemble du marché.

Cepen­dant, le manque de trans­pa­rence de la BCE sur son pro­gramme ne per­met cepen­dant pas d’évaluer la neu­tra­li­té annon­cée du pro­gramme, car le mon­tant des achats de la BCE, et pas seule­ment leur com­po­si­tion, doit être connu. De plus, la majo­ri­té des entre­prises ne se financent pas par l’émission d’obligations, car le coût et la tech­ni­ci­té de cette opé­ra­tion sont pro­hi­bi­tifs pour les petites et moyennes entre­prises. Enfin, les opé­ra­tions d’achat génèrent des effets auto­ren­for­çants : l’inclusion d’une entre­prise dans la liste d’achats de la BCE ren­force la pro­ba­bi­li­té que celle-ci béné­fi­cie d’une nota­tion éle­vée et, par-là, se main­tienne au sein de cette liste. En d’autres termes, le CSPP engendre deux effets dis­tri­bu­tifs prin­ci­paux : il favo­rise les entre­prises de grande taille qui se financent sur les mar­chés par rap­port à leurs concur­rents d’envergure plus modeste et il offre un avan­tage com­pé­ti­tif aux acteurs des mar­chés qui sont domi­nants à l’heure actuelle en leur per­met­tant de béné­fi­cier de condi­tions de finan­ce­ments plus favo­rables que leurs concur­rents. Pour ces rai­sons, les par­le­men­taires euro­péens estiment que le CSPP repré­sente une forme de sub­ven­tion publique pour les entre­prises10, ce qui fausse ain­si le prin­cipe de concur­rence libre, un des points pri­mor­diaux des Trai­tés et de l’intégration européenne.

Par ailleurs, quand la BCE construit un indi­ca­teur repré­sen­ta­tif de l’ensemble du mar­ché pour ten­ter de neu­tra­li­ser les effets dis­tri­bu­tifs du CSPP, ses achats peuvent nuire aux objec­tifs envi­ron­ne­men­taux et sociaux de la zone euro. Alors que l’UE s’est enga­gée à réduire l’empreinte car­bone de son éco­no­mie, à la suite des accords de Paris sur le cli­mat, l’examen de la liste d’achats actuels de la BCE montre une forte pré­sence des entre­prises pro­duc­trices d’énergies fos­siles et éga­le­ment des construc­teurs de voi­tures, dont Shell, INI, Total, Rep­sol, BMW et Volks­wa­gen11. De même, l’inclusion de groupes agroa­li­men­taires tels que Nest­lé, Uni­le­ver Danone et Coca-Cola ain­si que des com­pa­gnies d’alcool Per­nod-Ricard, Hei­ne­ken et Anheu­ser-Busch pose ques­tion, au regard des objec­tifs de san­té publique de l’UE. Les achats des obli­ga­tions de Rya­nair, com­pa­gnie aérienne régu­liè­re­ment condam­née pour tra­vail dis­si­mu­lé, Tha­lès, fabri­cant d’armes fran­çais et du groupe de pro­duits de luxe LVMH qui est l’entreprise fran­çaise déte­nant le plus de filiales dans les para­dis fis­caux ne cor­res­pondent pas aux objec­tifs de cohé­sion sociale affi­chés par l’UE.

En outre, les ban­quiers cen­traux peuvent être sujets à des conflits d’intérêts lors de leurs opé­ra­tions d’achat. Ain­si, dans le cadre de l’exercice de leurs fonc­tions, ils ont pu nouer des connais­sances inter­per­son­nelles avec des diri­geants d’entreprises dont les obli­ga­tions sont rache­tées. Par exemple, le chief finan­cial offi­cer du groupe Orange inclus dans la liste d’achats du CSPP est Ramon Fer­nan­dez, ancien direc­teur du Tré­sor fran­çais de 2009 à 2014 qui a par­ti­ci­pé aux mul­tiples réunions de ges­tion de la crise de la zone euro aux côtés des diri­geants actuels de la BCE. Le flou entre­te­nu par la BCE sur la construc­tion de son panier de réfé­rence et l’absence de publi­ci­té des mon­tants d’obligations rache­tés ne per­mettent pas de béné­fi­cier du degré de trans­pa­rence néces­saire pour contrô­ler ces risques de conflits d’intérêts.

Enfin, la baisse du temps d’emprunt obli­ga­taire12 incite les entre­prises à émettre davan­tage d’obligations et, par-là, à appro­fon­dir le pro­ces­sus de finan­cia­ri­sa­tion de l’économie. Dans une éco­no­mie finan­cia­ri­sée, les entre­prises entrent en com­pé­ti­tion pour offrir aux inves­tis­seurs les meilleurs retours sur inves­tis­se­ment et les divi­dendes les plus éle­vés au détri­ment de l’investissement pro­duc­tif et des ver­se­ments de salaires plus éle­vés (Erturk et al., 2008). Cette dyna­mique, qui a été un des fac­teurs de la crise des sub­primes, affai­blit aus­si les liens éta­blis par la BCE entre le finan­ce­ment plus aisé des entre­prises et leur sou­tien à l’activité éco­no­mique réelle, liens qui forment une des jus­ti­fi­ca­tions du CSPP.

Conclusion

En fin de compte, l’extension du rôle joué par la BCE pen­dant la crise et son impact sur la for­ma­tion des prix de mar­ché a mis sous ten­sion la légi­ti­mi­té de ses poli­tiques moné­taires et les fon­de­ments théo­riques de son indé­pen­dance. En effet, l’ensemble de ses pro­grammes de titres engendre des consé­quences dis­tri­bu­tives « ver­ti­cales » qui avan­tagent de manière prio­ri­taire les ménages les plus aisés. De sur­croit, l’extension des rachats aux obli­ga­tions d’entreprises par la mise en œuvre du CSPP a engen­dré des effets dis­tri­bu­tifs hori­zon­taux qui favo­risent cer­taines entre­prises, au détri­ment d’autres. La fronde inédite menée par les par­le­men­taires euro­péens pour deman­der plus de trans­pa­rence sur le CSPP sym­bo­lise bien l’accentuation des ten­sions engen­drées par ce pro­gramme13. Les stra­té­gies mises en œuvre par la BCE pour neu­tra­li­ser les consé­quences dis­tri­bu­tives inhé­rentes à un pro­gramme de rachat de titres pri­vés entrainent des effets pro­blé­ma­tiques. Ain­si, la construc­tion d’un indi­ca­teur qui reflète l’intégralité du mar­ché conduit les ban­quiers cen­traux à encou­ra­ger le finan­ce­ment d’activités non dési­rables au regard des objec­tifs sociaux et envi­ron­ne­men­taux de l’UE, le manque de trans­pa­rence des pro­cé­dures d’achat limite la sur­veillance néces­saire des conflits d’intérêts poten­tiels et l’approfondissement de la finan­cia­ri­sa­tion de l’économie euro­péenne risque de limi­ter les sou­tiens des entre­prises à l’activité éco­no­mique réelle.

Les limites du CSPP n’impliquent pas que le sou­tien public à la relance éco­no­mique n’est plus néces­saire, mais plu­tôt que la BCE n’est pas l’institution la plus appro­priée, car elle ne dis­pose pas de la légi­ti­mi­té poli­tique néces­saire pour assu­mer des choix dis­tri­bu­tifs inhé­rents aux rachats d’obligations d’entreprises. De ce point de vue, les enceintes par­le­men­taires dont les membres sont direc­te­ment élus par les citoyens béné­fi­cient de la légi­ti­mi­té poli­tique for­melle néces­saire pour assu­mer les choix dis­tri­bu­tifs inhé­rents aux pro­grammes de rachats de titres. La BCE pour­rait ain­si ren­for­cer de manière mini­male la légi­ti­mi­té du CSPP en sui­vant les demandes des par­le­men­taires euro­péens et en publiant les mon­tants de chaque titre ache­té. Cette trans­pa­rence accrue per­met­trait un meilleur débat par­le­men­taire, à défaut d’un contrôle, sur les titres ache­tés par la BCE.

Il existe aus­si une solu­tion plus radi­cale pour ren­for­cer le CSPP. Plu­tôt que de ten­ter de rache­ter un échan­tillon de titres repré­sen­ta­tifs de la com­po­si­tion du mar­ché, les par­le­men­taires pour­raient défi­nir une liste de cri­tères que les entre­prises devraient res­pec­ter pour voir leurs titres rache­tés. Les membres des com­mis­sions par­le­men­taires Econ, emploi (EMPL) et envi­ron­ne­ment (ENVI) du Par­le­ment euro­péen pour­raient défi­nir cette liste de cri­tères qui seraient ensuite vali­dés en plé­nière. Cette pro­po­si­tion est aus­si com­pa­tible avec le pro­jet de par­le­ment de la zone euro pro­po­sé par Tho­mas Piket­ty et Yan­nis Varoufakis.

Par exemple, les par­le­men­taires pour­raient exi­ger que les acti­vi­tés entre­pre­neu­riales soient ali­gnées avec les objec­tifs sociaux et envi­ron­ne­men­taux de l’UE et que le finan­ce­ment de leurs acti­vi­tés soit condi­tion­né à des inves­tis­se­ments en capi­tal pro­duc­tif, à des embauches sup­plé­men­taires ou à des hausses de salaire. Les opé­ra­tions d’achats de la BCE seraient ensuite gui­dées et éva­luées en fonc­tion de ces cri­tères14.

Cette confi­gu­ra­tion aurait aus­si pour mérite de contour­ner le Conseil des ministres des Finances, l’organe déci­sion­nel prin­ci­pal de la zone euro où la prise de déci­sions est trop sou­vent blo­quée par la défense res­tric­tive des inté­rêts par­ti­cu­liers de chaque pays. La poli­ti­sa­tion et la publi­ca­tion de la défi­ni­tion des cri­tères per­met­traient aus­si un meilleur contrôle public des éven­tuels conflits d’intérêt tout en ren­for­çant la place du Par­le­ment euro­péen au sein de la gou­ver­nance de la zone euro.

  1. Ce pro­gramme est dési­gné Cor­po­rate Sec­tor Pur­chase Pro­gramm (CSPP). Les obli­ga­tions sont les titres finan­ciers dési­gnant les parts d’emprunt des entre­prises sur les mar­chés des capi­taux. Les mar­chés secon­daires sont les mar­chés d’échange de ces titres.
  2. Lettre de M. Ramon Tre­mo­sa à Mario Dra­ghi, 9 juin 2017 (Ref. QZ ‑046).
  3. Pour une com­pa­rai­son des man­dats et du contrôle démo­cra­tique de la Fed, la BCE et la Banque d’Angleterre : Good­hart et Meade (2004).
  4. Pour une cri­tique de cette jus­ti­fi­ca­tion et des pro­grammes d’achat de dettes sou­ve­raines en géné­ral, voir Fon­tan et al. (2016).
  5. La titri­sa­tion est une tech­nique finan­cière consis­tant à ras­sem­bler un ensemble de créances (par exemple, des prêts immo­bi­liers) pour les trans­for­mer en un pro­duit finan­cier émis et échan­gé sur les mar­chés financiers.
  6. L’absence de débat de cette nature en Angle­terre, aux États-Unis ou au Japon qui ont vu leurs titres rache­tés par leurs banques cen­trales, sou­ligne que ce débat est davan­tage cau­sé par les divi­sions poli­tiques au sein de la zone euro que par ses effets propres.
  7. Lettres L/MD/17/11 et L/MD/17/159 du pré­sident Dra­ghi au Par­le­ment européen.
  8. Cor­res­pond à la nota­tion d’«investissement » par les agences de notation.
  9. En d’autres mots, la BCE ne peut pas ache­ter plus de 70 % des obli­ga­tions émises par une entreprise.
  10. Lettre de M. Ramon Tre­mo­sa à Mario Dra­gi, 9 juin 2017 (Ref. QZ ‑046).
  11. Volsk­wa­gen qui ne pou­vait plus se refi­nan­cer sur les mar­chés à la suite de la révé­la­tion du scan­dale indus­triel lié aux émis­sions die­sels de ses véhi­cules en sep­tembre 2015 a pro­fi­té de son inclu­sion sur la liste de la BCE en juin 2016 pour émettre de nou­velles obli­ga­tions. Le biais des achats de la BCE en faveur des acti­vi­tés ayant une forte empreinte car­bone ont été étu­dié par Mati­kai­nen et al. (2017).
  12. Le taux d’emprunt obli­ga­taire repré­sente le taux d’intérêt deman­dé par les inves­tis­seurs pour finan­cer une entreprise.
  13. Cl. Jones, « ECB to shed more light on cor­po­rate bond pur­chases », 21 juin 2017.
  14. À l’heure actuelle, il est dif­fi­cile de dire si cette réforme serait com­pa­tible avec les Trai­tés. Dans la mesure où la BCE accepte les cri­tères des agences de nota­tion pour défi­nir son panier de titres, la défi­ni­tion de cri­tères par le Par­le­ment pour­rait être légale. La BCE conti­nue­rait à déci­der de manière auto­nome du mon­tant et de l’identité des titres ache­tés res­pec­tant ces critères.

Clément Fontan


Auteur

chercheur post-doctoral à l’école d’études politiques du laboratoire de recherche Pacte, université Grenoble Alpes (H2020 project ID 649532)