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La bande dessinée belge en 40 – 45

Numéro 5 Mai 2013 par Roland Baumann

mai 2013

Fin connais­seur des ori­gines de la bande des­si­née belge, Frans Lam­beau vient de publier chez André Ver­saille un Dic­tion­naire illus­tré de la bande des­si­née belge sous l’Occupation, ouvrage indis­pen­sable sur le grand moment fon­da­teur du neu­vième art dans notre pays. Asso­ciant la minu­tie du col­lec­tion­neur au gout de l’histoire, Lam­beau évoque avec pas­sion l’univers des […]

Fin connais­seur des ori­gines de la bande des­si­née belge, Frans Lam­beau1 vient de publier chez André Ver­saille un Dic­tion­naire illus­tré de la bande des­si­née belge sous l’Occupation, ouvrage indis­pen­sable sur le grand moment fon­da­teur du neu­vième art dans notre pays. Asso­ciant la minu­tie du col­lec­tion­neur au gout de l’histoire, Lam­beau évoque avec pas­sion l’univers des illus­trés de son enfance dans les quelque 270 entrées de son dic­tion­naire : auteurs, scé­na­ristes, des­si­na­teurs et œuvres, édi­teurs et prin­ci­paux genres de BD… L’auteur esquisse aus­si le contexte poli­tique, cultu­rel et social de ces « années noires » qui cor­res­pondent pour­tant aux débuts d’un authen­tique « âge d’or » pour la bande des­si­née belge. Sous l’Occupation, Her­gé affirme son génie créa­teur dans sa bande des­si­née de bas de page « pré­pu­bliée » par Le Soir. C’est en effet dans Le Soir volé, jour­nal « col­la­bo », que paraissent Le crabe aux pinces d’or, Le Secret de la Licorne et Le Tré­sor de Rack­ham le Rouge, récem­ment adap­tés à l’écran par Spielberg.

Aujourd’hui, le récit des ori­gines de la BD belge pri­vi­lé­gie Le Petit Ving­tième, sup­plé­ment heb­do­ma­daire du quo­ti­dien catho­lique ultra-conser­va­teur Le Ving­tième Siècle, dans lequel Her­gé crée Tin­tin (1929), puis Quick et Flupke (1930). Ce pério­dique « mythique » de Her­gé, si recher­ché par les col­lec­tion­neurs, n’est pas le seul pion­nier de la BD dans notre pays. De plus, comme le rap­pelle Lam­beau, la France et les États-Unis, « par­rains de la bande des­si­née belge » sont étroi­te­ment asso­ciés aux ori­gines de la paru­tion de bandes des­si­nées dans notre presse pério­dique et, en par­ti­cu­lier, dans des publi­ca­tions spé­cia­li­sées pour la jeu­nesse. La popu­la­ri­té de bandes des­si­nées dans la presse illus­trée fran­çaise des­ti­née aux enfants remonte à la Belle Époque lorsque paraissent les pre­mières aven­tures de Bécas­sine dans La Semaine de Suzette, et celles des Pieds Nicke­lés dans L’Épatant.

Les illustrés cosmopolites de l’avant-guerre

Face aux vel­léi­tés de l’Église catho­lique de cha­peau­ter la presse illus­trée pour enfants, tout comme à la mobi­li­sa­tion de La Bonne Presse d’Averbode visant à la « recon­quête de la jeu­nesse » et au sou­tien de la poli­tique mis­sion­naire aux colo­nies, le dic­tion­naire de Frans Lam­beau fait entre­voir le carac­tère très « cos­mo­po­lite » d’une grande par­tie des illus­trés fran­co­phones pour la jeu­nesse dans l’entre-deux-guerres. L’agence fran­çaise Ope­ra Mun­di, fon­dée en 1928 par le Juif hon­grois Paul Wink­ler avec le sou­tien de Hachette et col­la­bo­rant avec le King Fea­tures Syn­di­cate, du groupe de presse amé­ri­cain Hearst, fait tra­duire et publier mas­si­ve­ment dans la presse euro­péenne des BD amé­ri­caines. En 1934, Wink­ler crée Le Jour­nal de Mickey et Robin­son, heb­do­ma­daires pour la jeu­nesse qui publient des BD amé­ri­caines et s’ouvrent aus­si à des des­si­na­teurs fran­çais. Des édi­teurs belges tels Cas­ter­man, Gor­dinne et Dupuis sont atten­tifs à la véri­table révo­lu­tion édi­to­riale déclen­chée en France par Ope­ra Mun­di. Fon­dé en 1938 par les édi­tions Dupuis, Le Jour­nal de Spi­rou publie à ses débuts de célèbres séries BD amé­ri­caines : Dick Tra­cy, Red Ryder, Superman…

Le bouleversement de la guerre

La guerre 40 – 45 bou­le­verse radi­ca­le­ment ce pay­sage « cos­mo­po­lite » de la BD euro­péenne à la fin des années trente. En Bel­gique occu­pée, la fin de l’importation de toute presse étran­gère et la situa­tion de guerre vont favo­ri­ser l’essor de talents natio­naux, appe­lés à rem­pla­cer les séries impor­tées des États-Unis. Bande des­si­née emblé­ma­tique de cette période Le Rayon U, d’Edgar P. Jacobs paraît en 1943 dans l’hebdomadaire Bra­vo ! Dans son livre Bra­vo ! Un heb­do des années 40 (2000), Frans Lam­beau retra­çait déjà l’histoire éton­nante de ce maga­zine illus­tré, lan­cé en 1936 (en néer­lan­dais) par le Hol­lan­dais Jan Meeu­wis­sen (1883 – 1954), fon­da­teur de Ciné Revue et édi­teur de Femmes d’Aujourd’hui. Impri­mé aux Pays-Bas, Bra­vo ! semble condam­né à dis­pa­raitre après l’invasion alle­mande en rai­son de la fer­me­ture des fron­tières par les auto­ri­tés d’occupation.

Mais, le nord de la France dépend de la même admi­nis­tra­tion mili­taire que la Bel­gique occu­pée et consti­tue donc un nou­veau mar­ché pour les édi­tions Meeu­wis­sen, qui, après avoir trou­vé un nou­vel impri­meur à Ander­lecht (Socié­té ano­nyme de roto­gra­vure d’art – SAR), relance l’impression de Femmes d’Aujourd’hui et aus­si de Bra­vo ! doré­na­vant édi­té en fran­çais comme en néer­lan­dais. Ingé­nieux récit d’anticipation ins­pi­ré des aven­tures de Flash Gor­don des­si­nées par l’Américain Alex Ray­mond, Le Rayon U, de Jacobs assure la gloire de Bra­vo ! et contri­bue au pre­mier « Âge d’or » de la bande des­si­née belge à par­tir de 1943. Publié en néer­lan­dais et en fran­çais et très bien dis­tri­bué jusqu’à la Libé­ra­tion, grâce à l’attitude bien­veillante des auto­ri­tés d’occupation, sans pour autant « faire de poli­tique », Bra­vo ! pros­père, mais d’autres heb­do­ma­daires pour la jeu­nesse sont contraints d’arrêter la publi­ca­tion, tels Aven­tures illus­trées-Bim­bo (1942) et Le jour­nal de Spi­rou (1943). L’aggravation de la pénu­rie de papier est à la base de ces mesures offi­cielles. Avant la guerre, notre pays dépen­dait lar­ge­ment de l’importation pour son appro­vi­sion­ne­ment en papier. Dès mai 1940, l’administration mili­taire alle­mande règle­mente stric­te­ment les four­ni­tures de papier tirant par­ti de la situa­tion de pénu­rie pour éli­mi­ner les jour­naux jugés défa­vo­rables à l’occupant. Après la sus­pen­sion de ses concur­rents, le tirage heb­do­ma­daire de Bra­vo ! aug­mente jusqu’à atteindre 337 000 exem­plaires en avril1944. Frans Lam­beau sou­ligne que « Sur le plan idéo­lo­gique, le conte­nu de Bra­vo ! est irré­pro­chable aux yeux des patriotes les plus sour­cilleux. Le maga­zine ne publie, en effet, que très rare­ment des allu­sions au conflit en cours…».

Un apolitisme distrayant

Tout en ana­ly­sant les marques évi­dentes d’antisémitisme pré­sentes dans L’Étoile mys­té­rieuse de Her­gé que publie Le Soir en 1941, ou des­si­nées par Jijé dans Le Jour­nal de Spi­rou en 1940 et 1941, Lam­beau montre tout au long de son dic­tion­naire, qu’une atti­tude plu­tôt « apo­li­tique » carac­té­rise le champ de la bande des­si­née belge sous l’Occupation. Cet « apo­li­tisme » de la BD belge contraste avec la situa­tion fran­çaise où dif­fé­rents auteurs de renom contri­buent au suc­cès de l’illustré Le Témé­raire, ce « petit nazi illus­tré » (comme le nomme l’historien Pas­cal Ory) publié en 1943 – 1944, radi­ca­le­ment col­la­bo­ra­tion­niste et anti­sé­mite. Ceci dit, en dépit de l’«apolitisme » de Bra­vo !, Meeu­wis­sen sera pour­sui­vi pour col­la­bo­ra­tion après la guerre et condam­né à la peine capi­tale par contumace…

Le dic­tion­naire met aus­si en valeur des phé­no­mènes bien carac­té­ris­tiques de cette époque « héroïque » de la BD et depuis lar­ge­ment tom­bés dans l’oubli, tels les clubs de lec­teurs de maga­zines qui, au contraire des mou­ve­ments scouts et de patro­nage, « fonc­tionnent à plein régime » en Bel­gique occu­pée. Les « Amis de Spi­rou » (ADS) est le plus répu­té de ces clubs de lec­teurs, ani­mé depuis la fon­da­tion de l’hebdomadaire par un très dyna­mique cour­rier des lec­teurs et la « chro­nique du Fure­teur ». Le « Club Spi­rou-Avia­tion » (CSA), ins­pi­ré par la rubrique « Avia­tion » du maga­zine, s’enthousiasme des « cours du chef-pilote » ou des conseils de la rubrique de modélisme…

Comme dans la lit­té­ra­ture belge de l’époque, les his­toires poli­cières et de détec­tives consti­tuent des thèmes pri­vi­lé­giés par les BD publiées sous l’occupation : des récits de sus­pens sans mes­sage poli­tique aimés du grand public qui lit pour se dis­traire et s’évader « en évi­tant tout conflit avec l’occupant ». Après El-Ala­mein et Sta­lin­grad, la presse belge se conforme à l’objectif majeur de la pro­pa­gande alle­mande : dis­traire la popu­la­tion et allé­ger l’information en éloi­gnant le lec­teur d’une situa­tion mili­taire et inter­na­tio­nale qui n’est plus du tout à l’avantage des nazis. Le pano­ra­ma des publi­ca­tions de fin 1944 et de l’immédiat après-guerre en Bel­gique libé­rée, pré­sen­té par Lam­beau montre l’explosion de la bande des­si­née belge. Iro­ni­que­ment le ration­ne­ment du papier contri­bue à l’inflation sou­daine des titres de publi­ca­tions de 1944 à 1947 en Bel­gique, moins affec­tée que la France par la pénu­rie de papier. Mais, comme le docu­mente Lam­beau, c’est l’apolitisme qui domine cet « âge d’or » et, dans la Bel­gique de l’après-guerre, seules de rares et éphé­mères BD patrio­tiques évo­que­ront les années de l’Occupation et les com­bats de la Résis­tance dans notre pays.

  1. Frans Lam­beau, Dic­tion­naire Illus­tré de la bande des­si­née belge sous l’Occupation, André Ver­saille éditeur.

Roland Baumann


Auteur

Roland Baumann est historien d’art et ethnologue, professeur à l’Institut de radioélectricité et de cinématographie (Inraci), assistant à l’Université libre de Bruxelles (ULB).