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La balle à retardement
La démarche est judicieuse : découvrir la Tchétchénie au travers de son art. Loin des communiqués de champs de bataille et des discours abstraits, c’est la sensibilité et l’âme d’un peuple qui se révèlent. Sans doute n’apportent-ils pas de réponse et ne faut-il pas tirer de conclusions abusives quant à la manière de se sortir du chaos géopolitique […]
La démarche est judicieuse : découvrir la Tchétchénie au travers de son art.
Loin des communiqués de champs de bataille et des discours abstraits, c’est la sensibilité et l’âme d’un peuple qui se révèlent. Sans doute n’apportent-ils pas de réponse et ne faut-il pas tirer de conclusions abusives quant à la manière de se sortir du chaos géopolitique et social où s’enfonce le Caucase depuis la fin de l’URSS, et dont les deux guerres de Tchétchénie, de 1994 – 1996 et celle commencée l’été 1999, sont à la fois cause et effets. Mais, sans rien céder aux mythologies nationalistes ou aux « identités meurtrières » qui refleurissent à la faveur de ce chaos dans tout l’espace post-soviétique, il faut tenter de comprendre ce qui, dans la détresse ou la colère des peuples, s’enracine dans un passé tragique, surtout lorsque les comportements du présent reproduisent ceux du passé.
Le recueil 1 de récits d’auteurs tchétchènes et russes jette des lumières crues sur les guerres russo-tchétchènes, leurs atrocités, mais pas seulement — elles restituent la tragédie tchétchène à son épaisseur historique, à un parcours qui n’était pas unilinéaire ni fatalement voué à la haine héréditaire entre Tchétchènes et Russes. Machar Aïdamirova, par exemple, évoque, dans « La balle à retardement » la figure d’un homme qui avait combattu sur le front antifasciste, contre l’invasion hitlérienne en 1941, pour « la terre soviétique » que chérissaient aussi de nombreux Tchétchènes, et découvrit au retour la déportation de son peuple, de tout son peuple — et la dissolution de la république.
Malgré la déportation, et sans doute grâce à la réhabilitation des peuples déportés lors de la déstalinisation, des hommes tels que le héros de cette nouvelle ont persévéré dans les liens d’amitié noués avec d’autres Soviétiques.
Après la guerre, chaque année, il retrouvait ses camarades de front, à Moscou, pour la célébration de la Victoire, le 9 mai. Mais plus tard, la fin de l’URSS et la sécession de la Tchétchénie plongèrent le pays dans une nouvelle tourmente. Lors d’une des nouvelles guerres de Tchétchénie, l’homme devenu vieux est pris dans une rafle et abattu. Lors de la lutte contre les fascistes, aucune balle ne l’avait atteint. En voilà une qui le tue « avec cinquante ans de retard ». Pas une balle de « l’ennemi fasciste », mais une balle du « camarade » russe d’hier. Ce récit et plusieurs autres donnent à penser la tragédie d’une génération qui, échappant au stéréotype de « l’ennemi atavique », semblait en voie d’intégrer la famille soviétique, pour en être rejetée en 1944, puis réintégrée lors de la déstalinisation, se voir enfin, dans les années nonante-deux-mille, définitivement brisée par le nouveau pouvoir russe. En lieu et place de cette génération de vaincus de l’Histoire, une autre a grandi dans la terreur, et la haine de la Russie. Elle ne rêve que d’en découdre avec les mécréants, tout comme les « vrais Russes » sombrant dans le racisme et l’islamophobie ne songent plus qu’à en finir avec les irréductibles Tchétchènes.
Quel incommensurable gâchis !