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La balle à retardement

Numéro 12 Décembre 2007 par Jean-Marie Chauvier

janvier 2008

La démarche est judi­cieuse : décou­vrir la Tchét­ché­nie au tra­vers de son art. Loin des com­mu­ni­qués de champs de bataille et des dis­cours abs­traits, c’est la sen­si­bi­li­té et l’âme d’un peuple qui se révèlent. Sans doute n’ap­portent-ils pas de réponse et ne faut-il pas tirer de conclu­sions abu­sives quant à la manière de se sor­tir du chaos géopolitique […]

La démarche est judi­cieuse : décou­vrir la Tchét­ché­nie au tra­vers de son art.

Loin des com­mu­ni­qués de champs de bataille et des dis­cours abs­traits, c’est la sen­si­bi­li­té et l’âme d’un peuple qui se révèlent. Sans doute n’ap­portent-ils pas de réponse et ne faut-il pas tirer de conclu­sions abu­sives quant à la manière de se sor­tir du chaos géo­po­li­tique et social où s’en­fonce le Cau­case depuis la fin de l’URSS, et dont les deux guerres de Tchét­ché­nie, de 1994 – 1996 et celle com­men­cée l’é­té 1999, sont à la fois cause et effets. Mais, sans rien céder aux mytho­lo­gies natio­na­listes ou aux « iden­ti­tés meur­trières » qui refleu­rissent à la faveur de ce chaos dans tout l’es­pace post-sovié­tique, il faut ten­ter de com­prendre ce qui, dans la détresse ou la colère des peuples, s’en­ra­cine dans un pas­sé tra­gique, sur­tout lorsque les com­por­te­ments du pré­sent repro­duisent ceux du passé.

Le recueil 1 de récits d’au­teurs tchét­chènes et russes jette des lumières crues sur les guerres rus­so-tchét­chènes, leurs atro­ci­tés, mais pas seule­ment — elles res­ti­tuent la tra­gé­die tchét­chène à son épais­seur his­to­rique, à un par­cours qui n’é­tait pas uni­li­néaire ni fata­le­ment voué à la haine héré­di­taire entre Tchét­chènes et Russes. Machar Aïda­mi­ro­va, par exemple, évoque, dans « La balle à retar­de­ment » la figure d’un homme qui avait com­bat­tu sur le front anti­fas­ciste, contre l’in­va­sion hit­lé­rienne en 1941, pour « la terre sovié­tique » que ché­ris­saient aus­si de nom­breux Tchét­chènes, et décou­vrit au retour la dépor­ta­tion de son peuple, de tout son peuple — et la dis­so­lu­tion de la république.

Mal­gré la dépor­ta­tion, et sans doute grâce à la réha­bi­li­ta­tion des peuples dépor­tés lors de la désta­li­ni­sa­tion, des hommes tels que le héros de cette nou­velle ont per­sé­vé­ré dans les liens d’a­mi­tié noués avec d’autres Soviétiques.

Après la guerre, chaque année, il retrou­vait ses cama­rades de front, à Mos­cou, pour la célé­bra­tion de la Vic­toire, le 9 mai. Mais plus tard, la fin de l’URSS et la séces­sion de la Tchét­ché­nie plon­gèrent le pays dans une nou­velle tour­mente. Lors d’une des nou­velles guerres de Tchét­ché­nie, l’homme deve­nu vieux est pris dans une rafle et abat­tu. Lors de la lutte contre les fas­cistes, aucune balle ne l’a­vait atteint. En voi­là une qui le tue « avec cin­quante ans de retard ». Pas une balle de « l’en­ne­mi fas­ciste », mais une balle du « cama­rade » russe d’hier. Ce récit et plu­sieurs autres donnent à pen­ser la tra­gé­die d’une géné­ra­tion qui, échap­pant au sté­réo­type de « l’en­ne­mi ata­vique », sem­blait en voie d’in­té­grer la famille sovié­tique, pour en être reje­tée en 1944, puis réin­té­grée lors de la désta­li­ni­sa­tion, se voir enfin, dans les années nonante-deux-mille, défi­ni­ti­ve­ment bri­sée par le nou­veau pou­voir russe. En lieu et place de cette géné­ra­tion de vain­cus de l’His­toire, une autre a gran­di dans la ter­reur, et la haine de la Rus­sie. Elle ne rêve que d’en découdre avec les mécréants, tout comme les « vrais Russes » som­brant dans le racisme et l’is­la­mo­pho­bie ne songent plus qu’à en finir avec les irré­duc­tibles Tchétchènes.

Quel incom­men­su­rable gâchis !

  1. Nou­velles de Tchét­ché­nie parues chez EDDIF-Paris, « Médi­ter­ra­née », 2005.

Jean-Marie Chauvier


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