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La baguette et le goupillon

Numéro 2 Février 2010 par Luc Van Campenhoudt

février 2010

L’heure du déjeuner au restaurant des professeurs d’une université africaine. Avant de passer à table, quelques collègues se dirigent vers le lavabo pour se laver les mains. Le premier, un invité européen, les tend sous le robinet d’où ne coule pas la moindre goutte d’eau. À l’aide d’une cruche en plastic, un collègue congolais puise de l’eau […]

L’heure du déjeuner au restaurant des professeurs d’une université africaine. Avant de passer à table, quelques collègues se dirigent vers le lavabo pour se laver les mains. Le premier, un invité européen, les tend sous le robinet d’où ne coule pas la moindre goutte d’eau. À l’aide d’une cruche en plastic, un collègue congolais puise de l’eau dans une grande bassine et lui en verse sur les mains. Lorsqu’il a terminé, le premier saisit à son tour la cruche d’eau et rend la politesse à celui qui vient de l’aider. Rituel habituel, pratique et fonctionnel, mille fois répété entre collègues, connaissances, amis, mais qui touche toujours imperceptiblement ceux qui y participent, comme le signe silencieux d’une fraternité et d’une égale humanité. Il y a, comme on dit, « quelque chose qui se passe », quelque chose « qui passe » entre les humains à travers l’eau qui coule sur leurs doigts. (On serait presque heureux que les tuyaux soient secs, si l’on ne craignait la mauvaise conscience de l’Européen privilégié chez qui l’eau potable n’a jamais cessé de couler à flot.) Tout le symbolique est résumé dans la simplicité de ce geste réciproque : une constante activité qui fait sens, qui fait lien, par laquelle se réorganise et s’étend en permanence notre conscience du monde, des autres et de nous-mêmes. Sans grand discours et sans tralala.

Bien calé dans les confortables fauteuils de l’Opéra Bastille, un public ravi écoute la Troisième symphonie de Mahler sur laquelle dansent les étoiles du Ballet de l’Opéra de Paris. On se met alors à penser à tout ce qu’il a fallu pour en arriver à cette paire d’heures d’aboutissement et de synthèse fugaces de dizaines de milliers de journées d’étude, de répétitions, de travail et de coordination des milliers de compositeurs, musiciens, artisans, marchands, ingénieurs, techniciens, ouvriers, gestionnaires, employés, amateurs de musique et de danse, qui ont élaboré et enseigné ces arts, conçu et fabriqué les instruments, composé l’œuvre, appris à la jouer et à diriger une troupe et un orchestre, domestiqué leur corps, leurs doigts ou leurs lèvres pour qu’ils produisent, au bon moment, le geste ou le son justes, bâti la salle de concert, organisé le spectacle, été instruits à le gouter jusqu’à parcourir des kilomètres pour ne pas le manquer. Dans ce qu’on appelle curieusement l’«exécution » de l’œuvre d’un compositeur, c’est une part de l’humanité qui se (re)compose effectivement et symboliquement elle-même dans toute son épaisseur historique et tellement présente cependant.

Dans ces deux exemples très différents, le symbolique se révèle comme constitutif de l’expérience humaine et sociale. Il est cette activité expressive d’instauration d’un lien et d’une communication sensés entre les humains, passés, présents et à venir ainsi qu’entre eux et le monde. Il ouvre l’homme à la spiritualité, où sa vie intérieure est en rapport avec ce qui dépasse l’immanence de l’expérience immédiate, la transcende en l’inscrivant dans quelque chose d’infiniment ouvert et dense. Les œuvres préhistoriques en attestent déjà : plus que le langage, l’outil ou le rire, c’est la spiritualité qui est le propre de l’homme.

Le contraste entre ces deux exemples montre que, si le sublime est présent déjà dans les gestes les plus simples de la vie quotidienne, l’activité symbolique a besoin de supports institutionnels pour développer dans le temps ses potentialités maximales. Le simple échange d’eau n’est pas qu’une pratique, il est un rituel qu’on ne se permettrait pas d’enfreindre. Quant à la musique symphonique, rares sont les activités humaines autant rationalisées, codées, disciplinées, sous l’égide de maitres qui édictent les normes et savent encadrer les talents trop sauvages. Loin de partir de rien, l’œuvre du créateur et de l’artiste doit sa force symbolique, son génie parfois, à sa confrontation avec le système incroyablement sophistiqué de contraintes et de possibilités de sa discipline, qui sont aussi celles du substrat qu’il façonne : la couleur, la pierre, le mot, le son, son corps même pour le danseur et l’acteur…

L’institution rend possible, procure les ressources, structure et assiste, rassemble dans ses lieux et ses rituels. Mais elle est inévitablement aussi ordre et hiérarchie. Plus encore, dans son domaine (la science, l’art ou la religion notamment), son magistère prétend souvent au monopole de l’orthodoxie, du droit chemin et du « salut » dont lui seul détient les clés et ouvre la voie. L’institution peut menacer, interdire, exclure ; à l’extrême elle casse et broie, tandis qu’on attendait qu’elle accompagne pour affranchir. La logique de la reproduction du pouvoir et de sa « vérité » domine alors celle de la production d’expériences et de liens humains qui libèrent.

L’esprit se réduit alors à la raison du plus fort. La vérité au dogme. L’art à la propagande. La foi à la croyance. La religion à l’église. Le Livre au catéchisme. Les institutions à l’ordre. Les humains à des « fidèles ». Et le symbolique à un imaginaire recroquevillé sur lui-même.
Le clivage n’est pas entre ceux qui croient en Dieu, Allah ou Jehovah et ceux qui n’y voient que fariboles pour esprits naïfs manipulés par un pouvoir prémoderne. Le clivage est entre ceux pour qui l’institution (religieuse ou non) est une fin en soi et ceux pour qui elle doit rester, avec retenue, le support d’un symbolique et d’une spiritualité ouverts, ceux qui voient comme une chance l’indépassable mystère des choses et l’inépuisable créativité des humains.

Dans une société de femmes et d’hommes libres, les responsables institutionnels qui ne comprennent pas cela risquent de donner des coups de baguette ou de goupillon dans le vide et de voir leur institution se transformer en secte. Mais peut-être est-ce là le type de pouvoir total qu’ils préfèrent.-

Luc Van Campenhoudt


Auteur

Docteur en sociologie. Professeur émérite de l’Université Saint-Louis – Bruxelles et de l’Université catholique de Louvain. Principaux enseignements : sociologie générale, sociologie politique et méthodologie. Directeur du Centre d’études sociologiques de l’Université Saint-Louis durant une quinzaine d’années, jusqu’en 2006, il a dirigé ou codirigé une quarantaine de recherches, notamment sur l’enseignement, les effets des politiques sécuritaires, les comportements face au risque de contamination par le VIH et les transformations des frontières de la Justice pénale. Ces travaux ont fait l’objet de plusieurs dizaines d’articles publiés dans des revues scientifiques, de nombreux ouvrages, et de plusieurs invitations et chaires dans des universités belges et étrangères. À travers ces travaux, il s’est intéressé plus particulièrement ces dernières années aux problématiques des relations entre champs (par exemple la justice et la médecine), du pouvoir dans un système d’action dit « en réseau » et du malentendu. Dans le cadre de ces recherches il a notamment développé la « méthode d’analyse en groupe » (MAG) exposée dans son ouvrage La méthode d’analyse en groupe. Applications aux phénomènes sociaux, coécrit avec J.-M. Chaumont J. et A. Franssen (Paris, Dunod, 2005). Le plus connu de ses ouvrages, traduit en plusieurs langues, est le Manuel de recherche en sciences sociales, avec Jacques Marquet et Raymond Quivy (Paris, Dunod, 2017, 5e édition). De 2007 à 2013, il a été directeur de La Revue Nouvelle.