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l’U©L entre la lettre et l’esprit
Deux textes issus de professeurs des quatre universités catholiques francophones circulent actuellement et appellent à soutenir la suppression ou le maintien du qualifi catif « catholique » dans l’intitulé de l’institution qui rassemblera ces universités. Ce débat polarise les opinions d’une manière inhabituelle : les anciens clivages sont brouillés. Deux camps et quatre mouvances, qui reposent sur des arguments différents, peuvent être identifi és. En fi n de compte, la logique managériale ne va-t-elle pas submerger chacune de ces positions ? La vivacité du débat aura en tout cas montré que le personnel et les étudiants de l’U©L refusent d’abdiquer le discours moral au nom de l’utilitarisme.

Le 20 octobre 2008, les membres du personnel des quatre universités catholiques francophones (UCL, Fucam, FUSL, FUNDP) recevaient un courriel sollicitant leurs signatures. L’appel, lancé par cinq professeurs réputés, visait à substituer l’appellation d’« université de Louvain (UL) » à celle d’« université catholique de Louvain (UCL) » quand il s’agira de nommer le nouvel ensemble qui, en 2010, les rassemblera (voir encadré). De leur côté, les recteurs concernés en appelaient à un débat serein autour de la proposition.
Immédiatement, une contre-proposition fusait, émanant de sept autres professeurs (voir encadré). Elle sollicitait les signatures pour un maintien du « C ». Elle fut également diffuséepar courriel collectif, en incluant, cette fois, les adresses d’étudiants et d’ex-étudiants de Louvain.
Des deux côtés, les signatures ne se firent pas attendre, qui tombèrent par centaines. Via le Net ou les journaux, le débat s’enflammait, soulevant un tsunami d’arguments qui, un instant, fit oublier à beaucoup de louvanistes le tsunami boursier qui sévissait simultanément. Le serveur de La Libre dut avouer des problèmes techniques et s’interrompre temporairement, tant le débat était vif.
Complexe, ce débat. On n’y retrouve pas les clivages classiques qui ont fait le débat de l’après-guerre : les clivages catholiques versus laïc ou progressistes versus conservateurs. À bien écouter les arguments échangés, tout apparaît plus brouillé, touffu, décentré. En acceptant un effort de simplification, on peut y discerner quatre grandes logiques argumentatives. Il faut évidemment reconstruire ces quatre logiques à travers la profusion des discours de justification avancés par les uns et par les autres. Elles se croisent, quelquefois se composent, mais pourtant se distinguent : elles conduisent, logiquement, à des positions différentes. Disons qu’il s’agit de quatre « mouvances », qui n’ont pas de frontières étanches, mais qui configurent néanmoins l’espace d’un débat.
Les libéraux
Première mouvance : les libéraux. Selon eux, les institutions doivent être neutres pour permettre un débat ouvert et respecter les croyances individuelles. Cela vaut pour l’État d’abord, le marché ensuite. Il convient, selon eux, d’étendre cette exigence de neutralité à l’institution scientifique. En aucune façon, il n’est en effet justifié qu’une institution scientifique épouse, comme un dogme ou une identité, une croyance religieuse particulière quelconque. La vérité scientifique n’est, jusqu’à preuve du contraire, ni chrétienne, ni bouddhiste, ni musulmane ; il n’y a pas de débat rationnel possible sans la neutralité de l’arène où il se déroule.
Cependant, poursuit cette argumentation, le devoir de neutralité qui pèse sur l’institution ne s’applique pas aux personnes qui la peuplent et la font vivre. Bien au contraire, le débat suppose le pluralisme des convictions et même des engagements. C’est pourquoi la neutralité de l’institution scientifique est tout à fait compatible avec de vibrantes convictions privées, morales et religieuses.
Poussée à son terme, cette position appellerait évidemment une déconfessionnalisation de l’université de Louvain. Celle-ci perd sa spécificité (médiévale) et devient une université (moderne) « comme les autres ». Elle possède, bien sûr, comme toutes les universités, son histoire particulière. Cette histoire ne fournit cependant aucune norme, aucun principe, aucun devoir face à la seule exigence qui compte : la validité qui naît du débat rationnel ouvert. On voit mal ce qui justifierait encore la messe lors de la rentrée académique, le cachet de Notre-Dame, la référence évangélique de l’UCL — sauf à titre décoratif, folklorique, comme le Lumeçon pour la ville de Mons ou les concours d’aviron de l’université de Cambridge.
Un débat interne à cette mouvance porte bien entendu sur la limite de la scientificité. Si l’université est une institution scientifique, il reste à déterminer quelles sont les limites de la science par opposition à la non-science. Beaucoup de partisans d’une épistémologie positiviste pure et dure se retrouvent dans le camp libéral. On peut certes concevoir avec eux que les options religieuses qui échappent au discours scientifique soient reléguées au domaine des opinions personnelles. Mais on peut se demander jusqu’à quel point une telle épistémologie est conciliable avec une parole théologique — qui suppose non seulement des preuves « scientifiques » mais un engagement croyant. De ce point de vue (positiviste), il y aurait donc à ouvrir une discussion sérieuse sur la légitimité d’une faculté de théologie au sein de l’université. La théologie ne doit-elle pas se convertir, comme à l’ULB, en science de la religion ?
Cependant, il n’est pas nécessaire d’être, épistémologiquement, positiviste pour se retrouver, politiquement, dans la mouvance libérale. Certains libéraux défendent au contraire une définition très ouverte de la rationalité, qui prend acte de l’évolution du débat épistémologique du XXe siècle. Selon eux, l’université accueille tout discours rationnel et non pas seulement « scientifique » (au sens restreint du terme). La rationalité inclut bien entendu les sciences expérimentales, mais aussi des sciences « herméneutiques » (histoire, critique littéraire, sociologie compréhensive, etc.) et des sciences « émancipatoires » (psychanalyse, sociologie critique, une certaine forme de théologie), pour parler comme Habermas1. De ce point de vue postpositiviste, la théologie ne pose pas un problème particulier aux libéraux, à ceci près que, logiquement toujours, elle pourrait devenir pluraliste si la communauté universitaire se diversifiait : on y trouverait, de droit, et sur un pied d’égalité, des spécialistes musulmans ou judaïques ou bouddhistes au même titre que des théologiens catholiques puisque l’effort d’éclaircissement rationnel de la foi n’est pas l’apanage de ces derniers (à moins de prouver rationnellement le contraire).
Les convictions, sans les affiliations
Le deuxième camp favorable à l’abandon du « C » n’épouse pas des prémisses libérales. Au contraire, il est animé par l’idée qu’il n’y a pas d’agir collectif possible sans convictions partagées. Il pense qu’une université n’est pas seulement un espace de débat scientifique, mais aussi un collectif politique, qui agit sur lui-même et sur la société qui l’environne, notamment grâce au savoir qu’il produit et transmet. Au contraire des premiers, ses partisans pensent que l’institution doit rester « inspirée » par les valeurs du christianisme. Notons ce fait remarquable que les partisans de cette ligne sont parfois des croyants sincères et convaincus et parfois des agnostiques ou des incroyants qui pourtant, pour diverses raisons, se sentent proches de la morale évangélique. Avec ou sans les dogmes, ils tiennent donc beaucoup à la préférence pour les pauvres et à l’amour du prochain. Ils pensent que ces valeurs sont cruciales pour une institution qui exerce une influence sociale — notamment en médecine, ou en économie. Ils considèrent aussi que ce sont ces valeurs qui poussent à l’ouverture maximale, à l’universalité et donc en déduisent qu’il faut abattre tous les obstacles au dialogue. C’est donc bien leur conviction d’inspiration chrétienne qui les pousse à l’universalité, et pas seulement l’option pour une rationalité neutre, dont ils ne perçoivent que trop les limites intrinsèques.
À cet égard, comme le disait si bien l’un d’eux sur le blog de la pétition « anti‑C », l’étiquette « Louvain » est plus porteuse de vérité chrétienne que l’étiquette « catholique » ! Hommes (et femmes) de convictions sans affiliations, ils veulent transmettre l’esprit en se passant de la lettre.
Je note en passant qu’au cours du débat qui s’ébauche à Louvain, les déclarations qui vont en ce sens sont extrêmement nombreuses. Cela ne surprendra pas les sociologues. Dans nos sociétés, depuis vingt-cinq ans, nous sommes habitués à rencontrer des croyants désaffiliés qui, au nom de leurs croyances, rejettent toute forme d’institution, de hiérarchie et d’affirmation collective contraignante. Ce paradoxe (cesser de s’afficher catholique pour mieux réaliser les valeurs d’ouverture du christianisme) est très profond : il constitue un des ressorts les plus efficaces de la sécularisation des sociétés d’origine chrétienne.
L’alliance du premier appel
On perçoit qu’entre la première mouvance « libérale » et celle de la « conviction désaffiliée », il n’y a pas nécessairement communauté de projet pour l’université de Louvain. Cependant, il y a aujourd’hui une alliance. C’est elle qui fait le succès de la pétition en faveur de l’abandon du « C ».
Du point de vue de la deuxième mouvance, ce compromis se nourrit de l’idée que la fin du catholicisme « institutionnel » pourrait bien signifier non la mort, mais le réveil des convictions. On n’est alors pas loin du raisonnement de certains sociologues lorsqu’ils comparent la vitalité religieuse aux États-Unis à la quasi-mort clinique des religions européennes. La différence de destin tient pour eux au fait qu’aux États-Unis, il n’y a jamais eu de monopole religieux officiel. Dès lors que les croyants se trouvent sur un marché des croyances ouvert et compétitif, ils sont motivés pour se mobiliser et défendre leurs convictions. En revanche, l’existence d’un monopole institutionnel provoque la démobilisation des croyants, voire conduit à l’indifférence totale. Du point de vue même de la conviction religieuse ou morale, il n’y aurait donc rien à craindre, et beaucoup à espérer, d’une désaffiliation institutionnelle. Quant aux libéraux, leur alliance avec les seconds les dédouane d’un soupçon : celui d’une tiédeur, d’une indifférence au débat moral et à l’engagement religieux. Au contraire, c’est bien pour qu’il y ait des convictions vibrantes comme celles dont témoigne la seconde mouvance qu’une institution scientifique doit rester neutre et rationnelle. La froideur de la neutralité institutionnelle est compensée par la chaleur des convictions personnelles.
On peut cependant s’interroger sur la solidité de cette alliance quand il s’agira non plus seulement de nier le « C », mais de construire, positivement, un projet collectif pour l’université. On peut parier que de profondes divergences resurgiront aussitôt.
Le projet universitaire catholique
Les partisans du « C » ne constituent pas non plus, quant à eux, un ensemble homogène.
Première tendance dans ce camp : la ligne du projet universitaire catholique. Pour elle, l’université de Louvain n’a pas seulement une mission scientifique, mais aussi une mission d’Église. Il s’agit de participer au débat à l’intérieur de l’Église en offrant une fenêtre sur le monde ; et au débat scientifique en lui ouvrant une fenêtre sur la question religieuse. Ce camp-là se situe dans la très grande tradition louvaniste. On peut même dire que, des quatre mouvances en confrontation, elle est la seule qui puisse se prévaloir d’une tradition. La tradition du cardinal Mercier, de Mgr Lemaître, de Jacques Leclercq, de Jean Ladrière. Cette mouvance assume un certain inconfort — qu’elle vit comme l’épreuve d’un « témoignage » — entre science et foi, ouverture démocratique et affirmation religieuse. Au contraire des croyants de la deuxième mouvance recensée plus haut, les personnes qui s’y rallient pensent qu’elles doivent avancer dans le monde à visage découvert et que leur affirmation catholique, malgré le poids (la croix, pour certains) que représente le Vatican, ne nuit pas à la force du message. Elles forment le gros des bataillons soutenant la deuxième pétition.
Puisqu’elle se situe à l’intérieur de la vie de l’Église, cette mouvance en épouse les mouvements et les clivages. C’est dire que ce courant comprend des « progressistes » — parfois très progressistes — et des « conservateurs ». Il est incontestable qu’à Louvain, les progressistes ont largement dominé depuis l’après-guerre — non sans conflit, évidemment. On ne saurait sous-estimer leur contribution à ce que le sociologue Isambert appelait la « sécularisation interne et consentie de l’Église », c’est-à-dire son acceptation progressive de la science d’une part, de la démocratie et des droits de l’homme de l’autre. Il arrive parfois que ces progressistes soient tellement progressistes qu’ils deviennent presque indiscernables des « chrétiens désaffiliés » de la deuxième mouvance. Une frontière les sépare pourtant : l’adhésion à l’institution. Envers et contre tout, ils font le pari de la lettre « C ».
Soucieux de la référence
Enfin, dans la dernière mouvance, aux contours incertains, mais qui pourtant s’affirme, se reconnaît, se coopte, il y a ceux que j’appellerai, faute de mieux, les « soucieux de la référence ». Cette ligne est la plus nouvelle, la plus balbutiante, peut-être la plus étonnante.
Sur le plan personnel, ses partisans ne s’affichent pas nécessairement chrétiens, encore moins liés à l’Église. Ils ne pensent pas judicieux, cependant, de se priver des ressources morales très profondes qui sont transmises par la tradition chrétienne, ce trésor d’intelligence anthropologique. Et ils pensent anachronique de présenter aujourd’hui la suppression du « C » comme un acte émancipateur. La signification émancipatrice qu’aurait pu avoir cette suppression en 1960, quand la société était encore conformiste et chrétienne, s’inverse en 2008, quand la société est culturellement chaotique et totalement sécularisée. Il ne s’agit donc pas d’un acte héroïque de libération, mais d’un abandon grégaire de plus dans la tempête marchande qui dévaste la culture morale et politique.
Au plan interne à l’université, c’est le potentiel critique de la référence chrétienne qui leur semble l’atout décisif à préserver. La référence chrétienne permettait hier de critiquer le rectorat ecclésiastique (qui s’y référait lui-même) ; elle permet aujourd’hui de juger sur une base morale une autorité tentée par le managérialisme. Ce point pourrait certes être partagé par les libéraux, qui ne voient jamais aucune objection à l’invocation critique d’un argument moral. Il y a une différence, cependant : en inscrivant le « C » dans le nom de l’institution, on fait peser sur l’autorité qui la dirige un devoir supplémentaire de cohérence. Il s’agit donc d’un levier politique dont on se priverait en « neutralisant » l’université.
En outre, cette mouvance ne croit pas, absolument pas, que la question de la transmission culturelle n’est qu’une affaire de convictions privées plus ou moins actives. C’est pourquoi elle tient à ce que se maintiennent un discours et une pratique spécifiques au niveau de l’institution. Elle souligne donc la nécessité de prendre soin de l’environnement culturel si on désire accroître la liberté des personnes. Une université qui s’affirme catholique, c’est un index collectif pointé vers une cohérence, passée et à venir, dans un univers culturel devenu totalement incohérent.
Les partisans de ce courant ont évidemment un rapport antipositiviste à la science. Ils considèrent que l’université doit acter, dans sa compréhension d’elle-même, le fait que la démarche scientifi que stricto sensu (expérimentation, objectivation, technique) n’épuise pas la question de la vérité. Comme Charles Taylor, ils pensent qu’il y a un registre (fondamental) de la vérité qui échappe à l’objectivation et qui suppose un engagement2. Ce rapport-là à la vérité, il ne s’apprend pas dans une institution neutre. Or l’université a pour fi nalité la vérité, et pas seulement la science.
Pour eux, le « C » n’exprime pas un contenu dogmatique, le « C » ne décrit pas les croyances des membres d’une institution ; le « C » renvoie à une ressource discursive transindividuelle qui a fait ses preuves. Signifiant énigmatique à l’infinie profondeur, il porte efficacement une exigence de sens très singulière dans le chaos culturel où nous vivons désormais. À ce titre, il est un point d’appui précieux pour la poursuite d’un projet d’émancipation qui ne part pas de rien. Comme des rabbins priant autour du Talmud, les « soucieux de la référence » tiennent à transmettre la lettre, quitte à laisser infiniment ouvert le débat sur l’esprit.
Un débat peut en cacher un autre
Deux camps — pour et contre le « C » — et quatre mouvances : voilà la remarquable nouveauté de notre situation culturelle. Notons en effet que seule une d’entre elles peut, à Louvain, se prévaloir d’une tradition. Et nous sommes loin des débats cathos-laïcs ou progressistes-conservateurs qui, comme des pôles magnétiques, ordonnaient les polémiques de la première modernité. Nous voilà définitivement entrés dans une nouvelle modernité, qui brouille les pistes familières.
Est-ce tout ? Le débat s’épuise-t-il dans ces quatre mouvances et les multiples combinaisons ou variantes auxquelles elles ouvrent ? Non. Comme si les choses n’étaient pas assez complexes, un autre débat court, plus voilé et peut-être, plus fondamental.
Ce sont les promoteurs du premier appel qui, ironiquement et contre leurs intentions, le suggèrent : le débat autour du « C » pourrait n’être pas du tout un débat de valeurs et d’identité, mais un débat … de marketing !
Leur appel présente en effet une particularité. Il soutient la nécessité de changer l’UCL en UL sur la base d’arguments bien plus stratégiques qu’axiologiques. Pas un mot sur l’identité chrétienne, la différence entre science et foi, la référence à l’Évangile ou le pouvoir du Vatican. Il faut donner un « nouveau nom » à l’université parce qu’elle va rassembler cinq sites et il ne serait pas « juste » que le nom d’un seul devienne le nom de tous ; de plus, le nom « catholique » serait un obstacle car dans certains milieux (à l’étranger ou dans la population musulmane belge), il est mal compris ; il vaudrait donc mieux s’en passer que de chercher à expliquer sa signification compliquée.
Ces arguments sont contestés. Ne surestiment- ils pas les coûts, ne sous-estiment-ils pas les avantages, dans le monde présent et à venir, d’une affirmation catholique ? Mais surtout, se demandent certains, à quoi bon un grand appel à signatures s’il ne s’agit que de brand name ? D’ailleurs, sur leur site web, les promoteurs de l’appel expliquent que la disparition de la mention « catholique » est tout à fait compatible avec le maintien des crucifix dans les auditoires, du cachet de Notre-Dame sur le papier à lettres, de la référence évangélique et même de la fonction de grand chancelier pour le cardinal ! Changer de signifiant sans changer de signifié : une telle recommandation de boîte de com appelle-t-elle un « grand débat » ? Et si ce Louvain Consulting Group automandaté ne nous proposait, finalement, qu’un façadisme postmoderne ?
Un deuxième débat surgit alors, qui double le premier : ne s’agirait-il pas d’évacuer, une fois pour toutes, tout reliquat de référence morale à l’université pour que celle ci, réconciliée avec son siècle, puisse enfin ne plus penser qu’à sa part de marché ? Elle pourra alors faire ce que nombre de gestionnaires lui recommandent si bruyamment : ne soutenir des recherches qu’en raison de leur potentiel d’accumulation de capital financier et symbolique, non en raison de leur rapport intrinsèque à la vérité.
De cette ambiguïté vient le premier considérant, rageur, de la contre-pétition : « Ce ne sont pas l’image ou les préoccupations de parts de marché qui doivent être décisives dans ce choix. » Le résultat en est aussi que de très nombreux membres du personnel prêts à signer la première pétition ne le font pas car elle s’appuie, à leurs yeux, sur un registre d’argumentation déplacé.
Ceux qui connaissent les promoteurs de la pétition ne peuvent pourtant pas penser qu’ils ont eu l’intention de remplacer un débat de valeurs par une cost/benefit analysis du « C ». Certains d’entre eux sont d’ailleurs, depuis de longues années, aux avant-postes des critiques de l’utilitarisme. Mais alors, il faut reconnaître que la lettre de leur appel n’en reflète pas vraiment… l’esprit !
Habileté suprême ? Compromis stratégique pour masquer des argumentaires axiologiques divergents ? Quoi qu’il en soit, le vrai débat, le plus difficile, est peut-être celui-là : les considérations morales ont-elles encore une pertinence quand le mode de gouvernance des sociétés postmodernes consiste à se rabattre exclusivement sur les standards « objectifs » des avantages financiers, pour éviter de se perdre dans des discussions morales jugées a priori indécidables ? Finalement, les quatre mouvances dont nous venons de parler sont « solubles » dans un discours managérial qui n’est point immoral, mais foncièrement amoral, et qui renonce à trancher quant aux valeurs, pour s’en remettre aux chiffres. C’est la clef de la gouvernance, quand elle remplace le gouvernement.
Cependant, la vivacité et les contenus du débat axiologique (entamé malgré — ou à cause de — son faux départ) témoignent du fait que de très nombreux membres du personnel de l’U©L, étudiants ou anciens étudiants, n’acceptent pas, au sein de l’université, le ravalement des questions religieuses, politiques et morales par le discours managérial. Non point que cette dimension soit méconnue ; tout le monde se préoccupe bien sûr du recrutement des étudiants et du financement des recherches. Mais le consensus est quasi général, qui refuse l’abdication morale face au discours utilitariste. Il y a un potentiel moral critique inutilisé dans l’opinion publique louvaniste. C’est le mérite du débat de le révéler. De cet enseignement, Louvain, avec ou sans « C », pourrait, demain, faire une politique.
- Habermas J., Connaissance et intérêt, traduit de l’allemand par Gérard Clémençon ; postface traduite par Jean- Marie Brohm ; préface de Jean-René Ladmiral, Paris, Gallimard, « Tel », 1979 (éd. franç.).
- Taylor Ch., Varieties of Religion Today William James . revisited, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2002.