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L’isolement seul en scène

Numéro 3 Mars 2011 par Alexis Van Doosselaere

mars 2011

On n’a pas le temps de reprendre son souffle. La demande habi­tuelle de bien vou­loir éteindre son télé­phone por­table à peine faite, le comé­dien, qui n’en est pas un, entre en scène. Et il nous aspire direc­te­ment dans les tour­ments de son pas­sé. Ce soir, Jean-Marc Mahy va nous gui­der dans les ques­tion­ne­ments et les souffrances […]

On n’a pas le temps de reprendre son souffle. La demande habi­tuelle de bien vou­loir éteindre son télé­phone por­table à peine faite, le comé­dien, qui n’en est pas un, entre en scène. Et il nous aspire direc­te­ment dans les tour­ments de son pas­sé. Ce soir, Jean-Marc Mahy va nous gui­der dans les ques­tion­ne­ments et les souf­frances qui ont mar­qué sa vie de déte­nu. Au sol, il trace le péri­mètre de la petite cel­lule qui a été en même temps sa chambre, son salon, sa salle de bain, sa mai­son de pri­son­nier et l’on ima­gine sans peine les murs écra­sants qui se dres­saient autour de lui. Il nous décrit en vitesse le peu de mobi­lier et l’a­gen­ce­ment de la pièce. Il nous force à ima­gi­ner ce qu’est la vie d’un pri­son­nier en iso­le­ment, de ceux que l’on cache loin de nos regards, pour notre sécurité.

Jean-Marc Mahy nous raconte donc son his­toire, dans cette pièce qui s’in­ti­tule très jus­te­ment Un homme debout. Son débit de parole est rapide, les mots s’en­chainent dans une cas­cade d’im­pres­sions, d’é­mo­tions et de des­crip­tions. Les cris des gar­diens, les incom­pré­hen­sions d’un jeune délin­quant face à la machine judi­ciaire, les doutes d’un petit gars qui ne se sou­vient même pas avoir tiré sur le gen­darme, qui vou­drait bien par­ler, qu’on lui explique, qu’on l’é­coute, que ça s’ar­rête… Cette plon­gée dans l’en­fer péni­ten­tiaire nous prend au corps et nous ren­voie à notre vision erro­née des pri­sons — ces for­te­resses de béton et de bar­reaux qui broient leurs « pen­sion­naires » plus qu’elles ne pro­tègent la socié­té. Heu­reu­se­ment pour lui — et pour nous — l’ex-déte­nu est sor­ti des dix-neuf années d’in­car­cé­ra­tion sans som­brer dans la folie comme tant d’autres. Il n’a pas « réus­si » ses ten­ta­tives de sui­cide et, grâce à la magie de l’é­cri­ture, il est main­te­nant devant nous, debout, en train de témoi­gner de sa ter­rible expérience.

Il l’an­nonce dere­chef, Jean-Marc Mahy n’est pas comé­dien. Il n’a d’ailleurs pas besoin de l’être pour jouer avec pré­ci­sion son his­toire. Il ne connait que trop bien les sen­sa­tions de l’en­fer­me­ment, le pas du lion en cage, la posi­tion de la fouille. Les injonc­tions et les insultes des matons semblent tou­jours réson­ner dans sa tête et la res­ti­tu­tion bru­tale qu’il en fait n’en est que plus juste. Il écarte les jambes méca­ni­que­ment et tend ses grands bras sur le mur invi­sible. Il s’é­car­tèle et se replonge devant nous dans ces situa­tions humi­liantes si com­munes pour un déte­nu. L’é­qui­libre fra­gile entre le jeu si tou­chant et l’im­pres­sion de vécu semble pou­voir bas­cu­ler d’un moment à un autre. La ten­sion est pal­pable et l’on se demande com­ment l’ap­pren­ti comé­dien arrive, chaque soir, à se remettre dans la peau du jeune Mahy per­du dans sa cel­lule, tout en gar­dant la dis­tance néces­saire pour ne pas se lais­ser sub­mer­ger par l’é­mo­tion. Mais Jean-Marc Mahy veut témoi­gner. Il veut mon­trer, avec toute la pudeur et l’hu­mi­li­té de celui qui recon­nait ses fautes, la ter­rible véri­té de l’u­ni­vers car­cé­ral, de ces jeunes types que l’on enferme, que l’on isole pour les punir, sans se sou­cier de qui ils sont, d’où ils viennent et de l’é­tat dans lequel ils sor­ti­ront après avoir pur­gé leur peine.

Si on se perd par­fois dans le tour­billon d’in­for­ma­tions et l’en­che­vê­tre­ment non chro­no­lo­gique des évè­ne­ments, la mise en scène dépouillée éclaire et recadre le pro­pos. Il suf­fit qu’il sorte de la cel­lule pour rede­ve­nir le Jean-Marc Mahy d’au­jourd’­hui, qui est sor­ti depuis presque sept ans de taule et qui nous explique d’un œil cri­tique les habi­tudes et les tech­niques de sur­vie des déte­nus. Le seul élé­ment de décor, en plus du tra­cé au sol, est un tabou­ret sur lequel le pro­ta­go­niste se dresse pour inter­pe­ler Dieu, ou s’af­fale pour pen­ser à sa maman, à sa famille. C’est par des mots et quelques gestes que le comé­dien d’une pièce va recréer l’at­mo­sphère et le quo­ti­dien de l’en­fer­me­ment. Il mime l’al­ler-retour de la gamelle et l’ou­ver­ture des lettres, il chante le bon­heur d’a­voir enfin une radio. Il recom­pose les conver­sa­tions avec d’autres déte­nus et les par­ties d’é­checs fugi­tives à tra­vers les tuyaux.

Toutes ces petites choses qui finissent par rem­plir les longues jour­nées du déte­nu et qui occupent les années qui s’é­grènent len­te­ment, trop len­te­ment. Car l’i­so­le­ment total dans lequel le jeune cri­mi­nel va pas­ser trois ans, dans une pri­son luxem­bour­geoise, est une véri­table tor­ture. Sans aucun autre lien avec l’ex­té­rieur que la radio qui lui est accor­dée tar­di­ve­ment et les rares lettres qui lui par­viennent, Jean-Marc va se recons­truire un monde et se main­te­nir dans la réa­li­té grâce aux livres et à l’é­cri­ture. Cette pièce est la preuve de la force d’un homme qui, sans tom­ber dans une com­plainte indigne, a résis­té à la soli­tude for­cée, à la détresse que pro­voque l’en­fer­me­ment, aux mau­vais trai­te­ments des gar­diens, à la vio­lence entre déte­nus et qui lutte main­te­nant pour se réin­sé­rer dans la communauté.

Cet homme qui est tou­jours debout, mal­gré tout. Cet homme qui, un soir comme les autres, a été au cœur d’un de ces courts repor­tages du jour­nal par­lé. Il a été un de ces ban­dits qui par­sèment la presse de faits divers. Un de ceux qui furent, bien mal­gré eux, la triste vedette de ces brefs comptes ren­dus qui s’é­talent dans les médias tra­di­tion­nels. L’ex­trait de jt, qui est pro­je­té à la fin du spec­tacle, traite hâti­ve­ment de l’é­pi­sode tra­gique qui a cou­té la vie à un gen­darme et plu­sieurs années de pri­son à Mahy. Pour les spec­ta­teurs, qui viennent d’en décou­vrir les consé­quences, qui viennent de vivre quelques ins­tants dans la tête et la cel­lule d’un des pro­ta­go­nistes, ce vul­gaire résu­mé peut paraitre indé­cent et ter­ri­ble­ment réducteur.

C’est pour­tant ce qui se passe tous les soirs, lors­qu’en deux minutes et trente secondes, alors que des vies bas­culent, on nous retrace en quelques mots le par­cours et sur­tout les crimes d’un délin­quant. On ne cite que le nom des vic­times et l’on oublie sans doute trop sou­vent les vies détruites qui gisent der­rière. Il y a des hommes der­rière les images des repor­tages, der­rière les lignes des jour­naux et aus­si der­rière les sen­tences que le pré­sen­ta­teur pro­nonce sans émo­tion. Jean-Marc Mahy est de ceux-là. Il y a des rai­sons — sans doute pas des excuses -, mais bien un dérou­le­ment d’é­vè­ne­ments qui a mené le jeune déte­nu à s’é­va­der ce jour-là, avec les tra­giques consé­quences que l’on connait. Une des grandes qua­li­tés de ce récit poi­gnant, mené avec la même inten­si­té de bout en bout, est de nous immer­ger dans l’en­vers du décor, der­rière ces mots, mal­heu­reu­se­ment si com­muns, que sont pri­son, assas­sin, déte­nu et plus lar­ge­ment liberté.

Cette pièce est aus­si un aver­tis­se­ment, une mise en garde à tous ceux qui ima­ginent la pri­son comme un hôtel et qui ne sai­sissent pas la dure­té d’un plus ou moins long séjour der­rière les bar­reaux. « Ils ont même la télé », s’é­tonnent et pestent cer­tains ! Nom­breux sont ceux qui gardent en tête cette vision fausse du monde péni­ten­tiaire véhi­cu­lée par Hol­ly­wood. Cette fic­tion de la pri­son qui rend fort reste très ancrée chez les jeunes. « La pri­son musée de Tongres offrait aux visi­teurs un superbe exemple de la réa­li­té de la pri­son. J’y tra­vaillais comme guide avec d’autres déte­nus et lorsque les jeunes res­taient deux minutes tout seuls dans une cel­lule, ça leur mon­trait bien que ce n’é­tait pas une bonne chose de res­ter enfer­mé là-dedans », nous explique d’ailleurs l’ac­teur ama­teur après la repré­sen­ta­tion, lors d’un court débat à pro­pos de la pièce et de la jus­tice res­tau­ra­trice. « Main­te­nant que cette pri­son musée est deve­nue un centre fer­mé pour mineurs délin­quants, il faut d’autres outils pour mon­trer aux jeunes ce qu’est la pri­son. Cette pièce, je pense, en fait partie. »

Jean-Marc parle vite, comme quand il était sur scène. Il semble ner­veux et son débit de mitraillette tranche avec la façon calme et posée qu’a Jean-Pierre Mal­men­dier, qui par­ti­cipe éga­le­ment au débat, tout comme Jean-Michel Van den Eey­den, le met­teur en scène, d’ex­pli­quer son par­cours à lui. Jean-Pierre Mal­men­dier et Jean-Marc Mahy sont deve­nus amis, ce que beau­coup de gens ont de la peine à croire. Ils se sont ren­con­trés sur un pla­teau de télé­vi­sion et ils se sont ren­du compte, au fur et à mesure, qu’ils avaient, cha­cun de leur côté de la bar­rière, tra­ver­sé les mêmes étapes durant leur che­mi­ne­ment vers la com­mu­nau­té. La vic­time et l’au­teur ont alors déci­dé de tra­vailler ensemble, pour témoi­gner de leurs expé­riences de vie dif­fi­ciles. Ils allaient ensemble dans les ippj et cher­chaient à pro­mou­voir la jus­tice res­tau­ra­trice. Ils orga­ni­saient éga­le­ment des débats, comme celui-ci, après cer­taines repré­sen­ta­tions de la pièce.

Ce tra­vail com­mun ne pour­ra mal­heu­reu­se­ment pas se pro­lon­ger sous cette forme, Jean-Pierre Mal­men­dier étant récem­ment décé­dé. Celui-ci m’a­vait d’ailleurs confié qu’il regret­tait que les gens ne posent pas assez de ques­tions durant ces échanges avec le public. Ce soir, la plu­part des pro­pos échan­gés ne sont que des com­pli­ments, des com­men­taires posi­tifs sur le tra­vail des deux hommes. Il n’y a pas de véri­tables ques­tions. Peut-être que les par­ti­ci­pants sont trop impres­sion­nés par les par­cours de vie de ces deux hommes et qu’ils n’osent pas trop inter­ve­nir, ni remuer les sou­ve­nirs de ces pas­sés dou­lou­reux. Pour­tant, les deux hommes sont là pour ça, pour débattre, expli­quer, et sur­tout, mon­trer qu’ils sont tou­jours debout.

Alexis Van Doosselaere


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