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L’islamophobie, nouveau garant de l’ordre social ?
Ces dernières années, de nouvelles lois visant à lutter contre le terrorisme restreignent les libertés publiques. Au-delà de la sphère de l’anti-terrorisme, l’adoption de la loi visant à interdire la burqa renferme également une dimension extensive qui entérine l’obligation pour tous d’être identifiables partout et en permanence. Quelles sont les conséquences potentielles de la progression de l’islamophobie sur l’évolution future de certains droits collectifs et individuels ?
L’islamophobie — non pas en tant que peur de l’islam, mais comme ensemble de pratiques et discours discriminatoires visant les musulmans en raison de leur appartenance religieuse supposée ou réelle — constitue assurément un coup de canif dans le principe d’égalité. Le phénomène semble néanmoins participer d’un mouvement bien plus large de restriction des droits individuels et collectifs de tous les individus, qu’ils soient musulmans ou non. Alors que l’adoption en d’autres circonstances de telles mesures serait apparue comme autant de reculs sociaux, elle se justifierait désormais au nom de la menace que font peser « certains » musulmans sur la société.
Sécurité publique et maintien de l’ordre (social)
La loi du 1er juin 2011 « visant à interdire le port de tout vêtement cachant totalement ou de manière principale le visage » a été votée à l’unanimité moins une voix et deux abstentions à la Chambre des représentants. Les divers débats parlementaires — caractérisés par un large consensus de tous les partis politiques — qui ont précédé l’adoption de ce texte méritent d’être examinés avec attention ; les arguments développés montrent que la question du contrôle dans l’espace public, loin de n’être qu’un simple prétexte pour interdire le voile intégral, est un enjeu capital aux yeux des parlementaires. Les discours relatifs à la défense des valeurs viennent ainsi renforcer et légitimer les discours sécuritaires exigeant, pour tous, d’être identifiables — voire identifiés — dans l’espace public : « Elle [la burqa] constitue un problème de sécurité puisque la personne qui la porte ne peut être identifiée. Les personnes qui ne sont pas reconnaissables ne doivent pas être admises dans les lieux publics1 » ; « […] le port du voile intégral dans l’espace accessible au public est susceptible de porter atteinte à l’ordre public parce qu’il permet de dissimuler son visage, mais pas seulement : au quotidien, il empêche toute identification2 » ; « Les personnes peuvent aller et venir sur la voie publique, mais doivent pour cela pouvoir être reconnues et identifiées3 » ; « Chacun doit savoir que toute personne circulant sur la voie publique doit être identifiable. Le visage caché entraine des problèmes de comportement, mais aussi de sécurité publique4. »
L’ordre et la sécurité requièrent ainsi que chacun — considéré désormais comme potentiellement suspect — soit identifiable en permanence ; s’identifier seulement lorsqu’un agent des forces de l’ordre le demande ou lorsqu’une infraction est commise devient insuffisant5. Comme le confirme un parlementaire : « […] l’identification des personnes doit pouvoir être assurée à tout instant6. » L’obligation d’être continuellement identifiable dans l’espace public implique donc le contrôle permanent que la police est désormais en droit d’exercer sur tout individu qui s’y trouve7. Cette conséquence lui est consubstantielle : sans elle, l’interdiction de dissimuler son identité serait sans objet.
Bien que tous les individus soient potentiellement suspects, l’action préventive des forces de l’ordre doit nécessairement se focaliser, faute de moyens illimités, sur les groupes qui sont le plus susceptibles de perturber l’ordre public. Le jugement subjectif des agents de police — fondé sur les stéréotypes du sens commun — les porterait donc à diriger leur attention sur les individus qui « dévient des normes ». Selon la conception commune voulant que les individus ne respectant pas les normes sociales soient aussi les plus enclins à ne pas respecter les normes légales8, la vigilance sécuritaire se mue inexorablement en contrôle social. Au-delà de l’ordre public, cette loi contribue donc potentiellement à renforcer l’ordre social. Par l’intermédiaire des agents de police — dont elles marquent profondément les représentations sociales — les normes dominantes exercent une pression sur ceux qui ne s’y conforment pas. Un contrôle d’identité est en effet loin d’être une situation anodine à vivre car elle peut être ressentie comme profondément humiliante par l’individu contrôlé : forcé à l’immobilisation, il est soumis à une relation hiérarchique face à un agent qui peut exiger de lui qu’il justifie sa présence dans l’espace public sans devoir forcément en retour communiquer les motifs du contrôle. Et pour seules échappatoires, l’individu est soit amené à se conformer à des normes qu’il ne partage pas ; soit à se confiner dans son espace privé, c’est-à-dire à s’exclure de la société ; soit encore à se dissimuler dans l’espace public, augmentant de ce fait la propension à prendre part à des activités clandestines, et donc à se marginaliser. Non seulement les individus jugés déviants sont exclus du champ de production des normes légitimes, mais ils sont par ailleurs invités à la docilité pour prétendre à une présence tolérée dans l’espace public. Sans que cette assimilation forcée ne garantisse pour autant d’échapper à la stigmatisation et/ou aux discriminations. Or, l’expression publique est préalable à toute forme d’expression politique ; sont donc autant visées les formes marginales de mode de vie que les différentes formes de contestation sociale (les unes étant parfois liées aux autres).
Moins de libertés grâce aux amis de la liberté ?
Comment une loi porteuse de telles conséquences sur les libertés individuelles peut-elle faire l’objet d’une telle unanimité ? Une hypothèse serait que la banalisation grandissante de l’islamophobie prend de telles proportions qu’elle finit par aveugler également des acteurs progressistes. Lors des débats parlementaires, les déclarations empreintes d’ambigüité — bien que la loi n’opère aucune distinction formelle entre les citoyens — ont été nombreuses : « Le fait de ne pas être reconnaissable est une entorse au fonctionnement de base liminaire de la société occidentale9 » ; « L’émancipation de la femme n’aurait jamais pu avoir lieu dans notre société si certains chefs catholiques avaient déclaré que cette émancipation serait contraire à la foi catholique10 » ; « Ce type de communication [sans visage entravé par un vêtement] fait partie des modes relationnels qui caractérisent fondamentalement la société occidentale11 » ; « Il est insensé que ce vêtement [la burqa] puisse s’exporter vers l’Occident. D’ailleurs, lorsque les Occidentaux voyagent dans ces contrées [l’Iran, l’Afghanistan et le Koweït], ils se plient aux us et coutumes locales12 » ; « Il s’agit là d’un signal fort par lequel la Belgique, société occidentale où règne une longue tradition de tolérance, indique qu’elle n’accepte pas ces usages. […] La burqa est devenue le symbole par excellence de l’expression de l’intolérance à l’égard de notre société occidentale […]13 » ; « Les musulmanes pousseront quant à elles un soupir de soulagement car, désormais, elles ne seront plus considérées comme des extrémistes14 » ; « Les images que nous recevons quotidiennement du printemps arabe […] nous montrent vraiment très peu de femmes en burqa, mais plutôt des personnes habillées presque comme vous et moi15. »
Le message est clair : accorder des droits, fussent-ils aussi élémentaires que celui de circuler librement dans l’espace public belge, revient à mettre toute la civilisation « occidentale » en grave danger. Mais ce réquisitoire est contradictoire : remettre en cause les libertés individuelles de tous pour protéger la société — ou plutôt les intérêts des classes dominantes — est un abandon. L’intervention d’un député socialiste ne le résume que trop bien : « Nous nous opposerons toujours à celles et ceux qui utilisent les libertés démocratiques pour les retourner contre la démocratie16. » Pourtant, comme l’a formulé Aimé Césaire, « une civilisation qui ruse avec ses principes est une civilisation moribonde17 ». En cédant à la peur de voir, à chaque apparition d’une femme voilée, nos contrées se transformer en nouvel eldorado taliban (images télévisées venues de l’étranger à l’appui), c’est à une forme d’autoaliénation que nous consentons. Une société démocratique n’a rien à gagner en accordant des droits inégaux en fonction des spécificités de ses citoyens.
Bien entendu, il est légitime de lutter pour le droit des femmes à l’égalité en mettant en œuvre les conditions nécessaires à leur émancipation ; à ce titre, la pratique du port du voile intégrale pose question. Mais le faire en déniant à celles qui le portent le droit de disposer de leur corps comme elles le souhaitent — revendication centrale des luttes féministes — est une aberration. Une fois n’est pas coutume, lorsqu’il est question de « vivre-ensemble », les droits des femmes sont instrumentalisés ; ainsi réifiées, elles peuvent être érigées en enjeu d’une lutte civilisationnelle justifiant tous les moyens.
Un voile qui dissimule la précarité
Le domaine des libertés individuelles n’est pas le seul concerné par des attaques subreptices, les droits sociaux ne sont pas en reste. Il y a quelques mois, le président du CPAS de Namur a souhaité modifier le règlement du travail pour permettre aux bénéficiaires d’un emploi « article 6018 » d’effectuer leurs prestations auprès d’un employeur du secteur privé tout en gardant leurs signes convictionnels. La secrétaire régionale du syndicat CGSP a néanmoins crié haro sur cette modification argüant que, administrativement, l’employeur reste le CPAS et, qu’à ce titre, tous ses employés sont soumis à l’obligation de neutralité des services publics. La nature des arguments est univoque : « Elle [la CGSP] ne peut et ne veut pas contribuer à l’introduction dans les services publics, destinés à tous les citoyens, des règles ou comportements de soumission qu’implique le port du foulard et par là même à l’effritement de l’égalité entre l’homme et la femme19. » Le droit des femmes à l’égalité est donc à nouveau instrumentalisé. L’emploi est en effet un puissant vecteur d’émancipation sociale, d’autant plus crucial qu’il concerne ici des personnes en situation de grande précarité. Une fois n’est pas coutume, la peur de visées hégémoniques qui se cacheraient derrière chaque voile justifie le refus d’accorder à ces femmes les droits les plus élémentaires. Mais, comme pour l’interdiction du voile intégral, une brèche plus large est ouverte puisque le caractère inconditionnel20 de l’aide sociale est remis en cause. Les aides fournies par les CPAS avaient pour objectif initial de permettre à tout individu de vivre dans des conditions conformes à la dignité humaine. Depuis plusieurs années, toutefois, un glissement s’opère vers une forme de contractualisation de ces droits21. En quelque sorte, la protection sociale doit se mériter désormais ; elle ne découle plus d’un droit inaliénable, mais d’une faveur pour ceux qui en seraient dignes. Jusqu’à présent, cette évolution concernait surtout le fait d’être disposé à accepter tout emploi ou une formation ; l’aggravation de la crise sociale et les pressions exercées en conséquence sur les CPAS — chargés d’amortir toute cette pauvreté croissante — pourraient cependant ouvrir la voie à de nouvelles formes d’exclusion. À la politique d’activation des chômeurs, qui génère leur évincement croissant du bénéfice du chômage, pourrait donc succéder une précarisation croissante du droit à l’aide des CPAS, avec pour conséquence une probable augmentation accélérée de la pauvreté et de la précarité.
La position paradoxale du syndicat socialiste ne manque dès lors pas de piquant. Elle constitue en fait une conséquence logique de l’instrumentalisation des peurs qui amène des individus ou des groupes à agir de manière irrationnelle, y compris contre leurs propres intérêts matériels. Nombre de mécanismes de solidarité sociale font ainsi l’objet d’attaques en règle — y compris par ceux qui en bénéficient —, étant entendu qu’ils profiteraient avant tout aux « étrangers » ; ce qui amène alors certains à soutenir les partis politiques qui surfent sur un tel discours pour démanteler ces dispositifs. Une illustration criante en est donnée en Flandre, où le discours des partis s’insurgeant contre les transferts de la sécurité sociale — qui profiteraient aux seuls « Wallons fainéants » — fait recette. Mais une fois les mécanismes de solidarité entre francophones et Flamands brisés, quel obstacle empêchera-t-il de démanteler cette même solidarité entre Flamands riches et pauvres ?
- Proposition de loi insérant dans le Code pénal une disposition interdisant de porter dans les lieux et espaces publics des tenues vestimentaires masquant le visage, CRI, Chambre des représentants, 2009 – 2010, 29 avril 2010, CRIV 52 PLEN 151, p. 23.
- Ibid., p. 18.
- Proposition de loi visant à interdire le port de tout vêtement cachant totalement ou de manière principale le visage, rapport fait au nom de la commission de l’Intérieur, des Affaires générales et de la Fonction publique, Chambre des représentants, 2010 – 2011, 18 avril 2011, doc 53 0219/004, p. 6.
- Ibid., p. 4.
- François Desprez, « L’identité dans l’espace public : du contrôle à l’identification », Archives de politique criminelle, 2010, n° 32, p. 45 – 73.
- Proposition de loi visant à interdire le port de tout vêtement cachant totalement ou de manière principale le visage, rapport fait au nom de la commission de l’Intérieur, des Affaires générales et de la Fonction publique, Chambre des représentants, 2009 – 2010, 9 avril 2010, doc 52 2289/005, p. 13.
- Cette affirmation est d’autant plus forte qu’elle doit être reliée au déploiement croissant de la vidéosurveillance de l’espace public.
- Howard S. Becker, Outsiders. Études de sociologie de la déviance, éditions Métaillé, 1985.
- Doc 52 2289/005, op. cit., p. 30.
- Doc 53 0219/004, op. cit., p. 19. Est-il nécessaire de rappeler que l’archevêque Léonard a participé ces dernières années à plusieurs marches « pour la vie », se positionnant contre le droit à l’avortement ?
- Doc 52 2289/005, op. cit., p. 10.
- Ibid., p. 21.
- CRIV 52 PLEN 151, op. cit., p. 22 – 23.
- Proposition de loi visant à interdire le port de tout vêtement cachant totalement ou de manière principale le visage, CRI, Chambre des représentants, 2010 – 2011, 28 avril 2011, CRIV 53 PLEN 030, p. 57.
- Ibid., p. 64.
- CRIV 52 PLEN 151, op. cit., p. 19.
- Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, éditions Présences Africaines, 1994.
- L’article 60 § 7 de la loi organique des CPAS du 8 juillet 1976 permet aux CPAS d’employer des travailleurs qu’ils mettent à la disposition des employeurs du secteur privé ; l’objectif est de fournir à ces travailleurs une expérience professionnelle utile à leur réinsertion et/ou de leur permettre de recouvrir leur droit à certaines prestations sociales (allocations de chômage, etc.).
- Communiqué de presse du 20 aout 2013 de la régionale Namur-Brabant wallon, secteur Admi de la CGSP
- Pour les employés du secteur public en contact direct avec les usagers, la nature de ce débat est différente.
- Renaud Maes, « CPAS et étudiants : les limites de l’État social actif », Ensemble ! Pour la solidarité contre l’exclusion, n° 77, décembre 2012.