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L’irresponsabilité comme idéologie

Numéro 12 Décembre 2010 par Pascal Fenaux

décembre 2010

Depuis quelques années, et sin­gu­liè­re­ment depuis l’é­cla­te­ment de la deuxième Inti­fa­da en octobre 2000, la répres­sion impla­cable de cette der­nière par l’ar­mée israé­lienne, la des­truc­tion de l’Au­to­ri­té pales­ti­nienne et la pour­suite de la colo­ni­sa­tion de peu­ple­ment juif en Cis­jor­da­nie, des voix se font de plus en plus entendre au sein de l’ul­tra­gauche pour com­battre la […]

Depuis quelques années, et sin­gu­liè­re­ment depuis l’é­cla­te­ment de la deuxième Inti­fa­da en octobre 2000, la répres­sion impla­cable de cette der­nière par l’ar­mée israé­lienne, la des­truc­tion de l’Au­to­ri­té pales­ti­nienne et la pour­suite de la colo­ni­sa­tion de peu­ple­ment juif en Cis­jor­da­nie, des voix se font de plus en plus entendre au sein de l’ul­tra­gauche pour com­battre la mémoire du géno­cide des Juifs. Pour­quoi ? Parce que cette mémoire serait l’un des prin­cipes « racistes » sur les­quels s’est créé l’É­tat d’Is­raël1. En effet, « cela équi­vaut à faire payer un crime à des gens qui ne l’ont pas com­mis » : les Pales­ti­niens, bien enten­du, mais aus­si « les Euro­péens et les Amé­ri­cains [qui] se repentent sans cesse de crimes du pas­sé aux­quels ils ne peuvent rien faire et qui n’ont pas été com­mis par eux, mais tout au plus par leurs parents ».

Au sein de cette ultra­gauche, alliée à des « indi­gènes du royaume » (des intel­lec­tuels iden­ti­taires issus des immi­gra­tions et enga­gés dans une concur­rence mémo­rielle), de plus en plus nom­breux sont ceux qui estiment donc que la mémoire du judéo­cide est l’un des socles de légi­ti­ma­tion de l’É­tat d’Is­raël, un État fon­dé sur le sio­nisme, idéo­lo­gie « raciste, fon­dée sur la supé­rio­ri­té raciale », voire cou­pable de « géno­cide ». Pour ces intel­lec­tuels et ces mili­tants, la « logique » méca­nique impose donc de « désa­cra­li­ser » la mémoire du judéo­cide en « libé­rant » la parole, voire en mili­tant pour la réha­bi­li­ta­tion de néga­tion­nistes « vic­times » d’un com­plot « poli­ti­co-média­tique » orches­tré par Israël et ses « complices ».

Il s’a­gi­rait ain­si de « libé­rer la parole » et sou­te­nir tous ceux qui sont atta­qués par les lob­bies pro-israé­liens, quelle que soit leur phi­lo­so­phie poli­tique, c’est-à-dire même, par exemple, lors­qu’ils défendent des thèses niant la réa­li­té du géno­cide des Juifs2. C’est ain­si que, depuis quelques mois, flo­rissent des débats « libres pen­seurs » sur tous les cam­pus uni­ver­si­taires que compte la Bel­gique fran­co­phone et qui entendent « libé­rer la parole » d’an­ti­sio­nistes ayant bas­cu­lé dans l’an­ti­sé­mi­tisme, à com­men­cer par l’an­cien humo­riste fran­çais Dieu­don­né M’ba­la M’ba­la, recon­ver­ti dans la réha­bi­li­ta­tion du néga­tion­niste Robert Faurisson.

Pour La Revue nou­velle, il n’est pas ques­tion de deman­der aux Pales­ti­niens qu’ils recon­naissent la légi­ti­mi­té et les ver­tus d’un sio­nisme qu’ils ne connaissent que sous l’angle phy­sique, concret et mémo­riel de l’ex­pul­sion pour les uns, de l’oc­cu­pa­tion mili­taire et de la colo­ni­sa­tion pour les autres, et de la dépos­ses­sion pour les uns et les autres. Sim­ple­ment, nous esti­mons que, dans le contexte dra­ma­tique que tra­verse le Moyen-Orient, les clefs d’ap­pré­hen­sion du conflit israé­lo-pales­ti­nien en sont reve­nues de toutes parts à un pri­mi­ti­visme digne des années cinquante.

Les par­ti­sans de cette curieuse « liber­té d’ex­pres­sion » ignorent ou veulent à tout prix igno­rer que, si la mémoire du géno­cide des Juifs est si pré­gnante dans les consciences occi­den­tales, juives et israé­liennes, ce n’est pas seule­ment à cause d’un sys­tème édu­ca­tif lar­ge­ment struc­tu­ré autour de la Shoah, mais aus­si parce que ceux qui ont jeté les bases de l’É­tat juif et l’ont struc­tu­ré étaient ani­més par, pré­ci­sé­ment, la volon­té d’é­chap­per à un cata­clysme euro­péen qu’ils per­ce­vaient comme immi­nent (mais dont ils n’a­vaient évi­dem­ment pas pré­dit l’am­pleur). Cette com­plexe, tra­gique mais iné­luc­table intri­ca­tion entre mémoires et His­toire, des intel­lec­tuels arabes (pales­ti­niens, liba­nais, syriens, algé­riens et maro­cains) l’a­vaient par­fai­te­ment com­prise lors­qu’en mars2001, ils publièrent une lettre ouverte dénon­çant l’or­ga­ni­sa­tion d’une confé­rence néga­tion­niste à Bey­routh cen­sée par­ti­ci­per à la lutte contre le sio­nisme3.

Le géno­cide des Juifs struc­ture nos iden­ti­tés et nos mémoires, comme l’ex­pul­sion de 1948 struc­ture l’i­den­ti­té et la mémoire du peuple pales­ti­nien. Cette mémoire têtue hante les res­pon­sables poli­tiques israé­liens, une han­tise expri­mée par exemple par l’an­cienne ministre israé­lienne des Affaires étran­gères et actuelle chef de l’op­po­si­tion par­le­men­taire, Tzi­pi Liv­ni, lors­qu’elle deman­da, en mai 2008, que les res­pon­sables inter­na­tio­naux s’abs­tiennent d’u­ti­li­ser le mot « Nak­ba » (« catas­trophe », la dis­pa­ri­tion de la Pales­tine en 1948 et l’exode for­cé de près de 800 000 Pales­ti­niens) et décla­ra que « les Pales­ti­niens pour­ront célé­brer leur indé­pen­dance lors­qu’ils auront effa­cé le mot “Nak­ba” de leur voca­bu­laire4 ».

Cer­tains com­bat­tants de la « liber­té d’ex­pres­sion », en mili­tant pour la « désa­cra­li­sa­tion », veulent peut-être tout sim­ple­ment se libé­rer de l’é­thique de res­pon­sa­bi­li­té qu’im­pose une réa­li­té his­to­rique intan­gible : le géno­cide des Juifs a été com­mis en Europe, dans un contexte où la plu­part des mou­ve­ments poli­tiques euro­péens étaient per­méables à l’an­ti­sé­mi­tisme ambiant, et qui nous donne à tous une res­pon­sa­bi­li­té à assumer.

Entre la « désa­cra­li­sa­tion » et l’a­mné­sie, la marge est étroite, voire inte­nable. Si elle se décharge de sa res­pon­sa­bi­li­té mémo­rielle, l’Eu­rope « libé­rée » que nous pro­mettent cer­tains intel­lec­tuels risque de se déles­ter des garde-fous moraux et poli­tiques qui, voi­ci seule­ment vingt ans, ont déjà eu tant de peine à mettre rapi­de­ment fin aux crimes contre l’hu­ma­ni­té per­pé­trés de façon mas­sive en ex-Yougoslavie.

  1. Jean Bric­mont, The De-Zio­ni­za­tion of the Ame­ri­can Mind, publié le 12 juillet 2006 sur le site Coun­ter­punch. Signe des temps, ce texte a été repu­blié en fran­çais sur le site d’ex­trême droite voxnr.com.
  2. Jean Bric­mont, Anti­fas­cistes, encore un effort… si vous vou­lez l’être vrai­ment, publié le 20 octobre 2009 sur « Sar­ko­zy, Israël et les Juifs », le blog d’un com­pa­gnon de route de Dieu­don­né M’ba­la M’ba­la, Paul-Éric Blanrue.
  3. Ado­nis, Mah­moud Dar­wich, Moham­med Har­bi, Jamel Eddine Ben­cheikh, Moha­mad Bera­da, Domi­nique Eddé, Elias Khou­ry, Gérard Khou­ry, Fayez Mal­las, Farouk Mar­dam-Bey, Edward Saïd, Kha­li­da Saïd, Elias San­bar et Salah Sté­tié. Le Monde, 16 mars 2001. Dès mars 1998, l’in­tel­lec­tuel liba­nais Samir Kas­sir (assas­si­né en juin 2005) s’ex­pri­ma éga­le­ment contre l’al­liance entre néga­tion­nisme et antisionisme.
  4. Yediot Aha­ro­not, 15 mai 2008.

Pascal Fenaux


Auteur

Pascal Fenaux est membre du comité de rédaction de La Revue nouvelle depuis 1992. Sociologue, il a poursuivi des études en langues orientales (arabe et hébreu). Il est spécialiste de la question israélo-palestinienne, ainsi que de la question linguistique et communautaire en Belgique. Journaliste indépendant, il est également «vigie» (veille presse, sélection et traduction) à l’hebdomadaire Courrier international (Paris) depuis 2000. Il y traite et y traduit la presse «régionale» juive (hébréophone et anglophone) et arabe (anglophone), ainsi que la presse «hors-zone» (anglophone, yiddishophone, néerlandophone et afrikaansophone).