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L’impossible transgression

Numéro 07/8 Juillet-Août 2013 par Christophe Mincke

juillet 2013

Entre ceux qui affirment que « tout fout le camp », que plus per­sonne ne res­pecte plus rien et que notre socié­té pri­vée de valeur accouche d’un monde sans sens et ceux qui s’effraient d’un retour de la morale, d’un regain de la répres­sion et d’une per­ma­nence des contraintes sur les indi­vi­dus, que choi­sir ? Notre socié­té semble bien vivre une rela­tion dif­fi­cile à la trans­gres­sion, mais elle paraît para­doxale : entre contraintes et per­mis­si­vi­té. Et si c’était notre rap­port à l’idée même de limite, et donc à celle de trans­gres­sion, qui évo­luait ? Loin de tout para­doxe, nous vivrions une tran­si­tion nor­ma­tive, laquelle, comme bien des tran­si­tions, ne se ferait pas sans douleur.

Retour de la morale ou per­mis­si­vi­té ? Néo­con­ser­va­tisme ou déli­ques­cence des valeurs ? Liber­té abso­lue ou résur­gence de nou­velles formes de reli­gio­si­té ? Relâ­che­ment de la nor­ma­ti­vi­té sociale ou omni­pré­sence d’une sous-veillance intru­sive ? Rela­ti­vi­sa­tion et nihi­lisme ou impo­si­tion ram­pante de normes com­por­te­men­tales extrê­me­ment contrai­gnantes ? Notre socié­té n’en finit pas de se poser la ques­tion de la nor­ma­ti­vi­té et de la transgression.

L’habillement des femmes, tra­di­tion­nel­le­ment le siège d’une nor­ma­ti­vi­té forte, s’est affran­chi d’une bonne part de sa nor­ma­ti­vi­té, ne serait sa résur­gence, sous une forme inver­sée, à l’attention des musul­manes qui ten­draient à trop se cou­vrir. Les femmes sont-elles libres de s’habiller comme elles le dési­rent — et les tenues « isla­miques » sont-elles cri­ti­quées car contrai­gnantes — ou cette liber­té n’est-elle valable qu’à condi­tion de se dévê­tir suffisamment ?

De la même manière, la libé­ra­li­sa­tion des pra­tiques sexuelles semble patente au cours des cin­quante der­nières années : liber­ti­nage, homo­sexua­li­té, rela­tions sexuelles hors mariage sont main­te­nant lar­ge­ment admis. Mais, depuis les années 1990, des normes ont été réaf­fir­mées en la matière, comme celle des « adultes consen­tants » et ses décli­nai­sons néga­tives qu’est le rejet du viol et de la « pédo­phi­lie1 ». Ces pra­tiques ne furent jamais légales, mais elles sont deve­nues des figures du mal abso­lu, ce qu’elles n’étaient pas du temps où étaient stig­ma­ti­sés les femmes volages et les homo­sexuels. Alors, ano­mie ou raidissement ?

On pour­rait encore citer une consom­ma­tion en hausse de pro­duits dopants et psy­cho­tropes — com­plé­ments ali­men­taires, DHEA, Rita­line, som­ni­fères, anti­dé­pres­seurs, anxio­ly­tiques, etc. — et la mise en scène d’une lutte mata­mo­resque contre le dopage et pour le sport propre ou contre la consom­ma­tion de tabac. S’agit-il de net­toyer la poi­gnée de la porte des écu­ries d’Augias ou d’un regain de la régu­la­tion de la consom­ma­tion de ce type de produits.

On le voit, la situa­tion est loin d’être claire ; des élé­ments coexistent qui per­mettent de sou­te­nir la thèse d’une cris­pa­tion nor­ma­tive et d’une cen­tra­li­té de la figure de la trans­gres­sion, d’une part, et celle de la perte des repères et de l’estompement de la norme2, d’autre part. Faut-il alors conclure au para­doxe et en res­ter là ? Sans doute pas. Le para­doxe est bien la moins per­ti­nente des expli­ca­tions du social.

Pour répondre à cette ques­tion, il faut d’abord expo­ser ce qui paraît être la situa­tion actuelle, puis ten­ter de tra­cer des pistes d’explication. L’angle rete­nu est celui de la trans­gres­sion : sommes-nous dans une socié­té trans­gres­sive et qui ne punit plus la trans­gres­sion (per­mis­sive, donc) ou, au contraire, dans une socié­té qui s’arcboute sur ses inter­dits et réprime sévè­re­ment la trans­gres­sion ? Je ten­te­rai de mon­trer ici que cette alter­na­tive n’est pas satis­fai­sante et qu’il est plus pro­bable que ce soit la caté­go­rie même de la trans­gres­sion qui a per­du sa per­ti­nence. Notre socié­té ne serait alors ni per­mis­sive ni répres­sive, mais en grande dif­fi­cul­té de pen­ser la trans­gres­sion. C’est cela qui abou­ti­rait à la fois à un affran­chis­se­ment des contraintes et à des rai­dis­se­ments répres­sifs. Dans ce contexte, de nou­velles formes de nor­ma­ti­vi­té émer­ge­raient, qui ne dépen­draient plus de la trans­gres­sion en tant que telle.

La crise de la limite

La limite est donc en crise en tant que caté­go­rie de pen­sée. Or, qu’est-ce que la trans­gres­sion, si ce n’est le fait de pas­ser outre une limite ? Lit­té­ra­le­ment, trans­gres­ser, c’est mar­cher au tra­vers de. Et notre socié­té com­prend de moins en moins la notion de limite en tant que déli­mi­ta­tion claire entre deux enti­tés. Les fron­tières entre États (euro­péens) deviennent éva­nes­centes, les dis­tinc­tions entre affi­lia­tions poli­tiques appa­raissent chaque jour plus rela­tives, les cloi­son­ne­ments entre familles et entre lignages dis­pa­raissent au fil des recom­po­si­tions, les caté­go­ries fon­da­trices des dis­ci­plines scien­ti­fiques s’interpénètrent, etc. Notre socié­té adore les réseaux, vénère les struc­tures souples, sanc­ti­fie les « inter » (cultu­rels, dis­ci­pli­naires, natio­naux, per­son­nels, géné­ra­tion­nels, etc.) et loue les des­tins extra­or­di­naires de ceux qui s’affranchissent des limites et des assi­gna­tions (han­di­caps, sexe, ori­gine sociale et autres prédestinations).

Ce n’est pas que notre socié­té vit sans limites, mais plu­tôt qu’elle ne peut plus les consi­dé­rer. Encore moins en faire un élé­ment cen­tral de la construc­tion de ses ins­ti­tu­tions et de leurs légitimations.

Pre­nons à cet égard la dis­tinc­tion entre les sexes. Elle fut long­temps un ins­tru­ment cen­tral de la struc­tu­ra­tion de notre socié­té : habille­ment, com­por­te­ments, métiers, rôles fami­liaux, lan­gage, etc., tout, ou presque, se struc­tu­rait en réfé­rence au sexe. Cette dif­fé­rence est tel­le­ment fon­da­men­tale que notre langue attri­bue un genre à tous les noms et que le sexe fait par­tie de l’identité offi­cielle des individus.

La dis­tinc­tion entre les sexes s’est long­temps faite en sépa­rant deux groupes de popu­la­tion par une limite claire et pré­cise : d’un côté, les hommes, tous éga­le­ment hommes, de l’autre, les femmes, toutes éga­le­ment femmes. Le sexe n’était donc pas une ques­tion de degré, mais bien d’appartenance à un ensemble. Tout ce qui ne res­sor­tis­sait pas à ce strict agen­ce­ment binaire était consi­dé­ré comme quan­ti­té négli­geable, ano­ma­lie ou dan­ger. Her­ma­phro­dites, tra­ves­tis, homo­sexuels ou trans­sexuels, voire fémi­nistes, qui, tous, volon­tai­re­ment ou non, remet­taient en cause l’organisation binaire des sexes, étaient consi­dé­rés comme l’exception qui confirme la règle ou comme un péril pour l’ordre social.

Aujourd’hui, l’organisation sociale repose net­te­ment moins — mais cepen­dant tou­jours en par­tie — sur le sexe. La notion de genre a lar­ge­ment inves­ti le ter­rain, elle qui repose sur l’idée de pôles mas­cu­lin et fémi­nin au regard des­quels cha­cun est appe­lé à s’identifier de manière créa­tive. Même des méde­cins qui affirment qu’existe un conti­nuum entre les sexes3. Pen­dant ce temps, en Suède, cer­tains militent pour l’introduction dans la langue d’un pro­nom neutre per­met­tant de dési­gner les per­sonnes sans se réfé­rer à leur sexe4. Est-ce à dire que la dif­fé­rence sexuée se modi­fie en elle-même ? Sans doute pas, mais le regard por­té sur elle, bien. Plu­tôt que de la consi­dé­rer comme une jux­ta­po­si­tion, elle est vue comme un espace ouvert, struc­tu­ré par l’attraction de deux pôles.

Transgresser sans frontières ?

Reve­nons à la trans­gres­sion. Si l’on voit bien en quoi elle consiste dans le modèle des espaces clos où les sexes sont sépa­rés par une limite que l’on vou­drait claire, elle perd son sens dans le cadre actuel. Com­ment affir­mer que l’on trans­gresse la dif­fé­rence entre les sexes lorsqu’ils ne sont plus sépa­rés par une fron­tière mar­quée ? Com­ment le penser ?

Ceci est bien une cari­ca­ture et nous ne sommes pas pas­sés d’un monde de limites claires à un monde sans fron­tières. Mais il me semble qu’une nou­velle ratio­na­li­té a émer­gé qui nous rend dif­fi­ciles la pen­sée et l’acceptation de l’idée même de trans­gres­sion. L’évolution ne sera jamais ache­vée, mais il semble bien que nous nous diri­gions vers un monde fai­sant de plus en plus l’économie de l’idée de trans­gres­sion. La situa­tion doit cepen­dant être nuan­cée en fonc­tion des contextes.

Bien enten­du, les fron­tières nor­ma­tives les moins for­te­ment ins­ti­tu­tion­na­li­sées se voient consi­dé­ra­ble­ment affai­blies. Ain­si, pour filer l’exemple, en matière de morale sexuelle, domaine d’intense acti­vi­té nor­ma­tive s’il en est, le cri­tère flou « entre adultes consen­tants » a contri­bué à une très large déré­gu­la­tion. Les pra­tiques sexuelles les plus diverses sont main­te­nant consi­dé­rées comme nor­ma­ti­ve­ment indif­fé­rentes. Elles sont pas­sées de l’immoralité — et de la trans­gres­sion — à l’amoralité. Il ne s’agit pas ici de dépla­cer la fron­tière, mais d’en perdre la trace et de ne pas voir d’utilité à sa res­tau­ra­tion. La famille, la reli­gion, les com­por­te­ments ves­ti­men­taires, les modes de vie, les pra­tiques édu­ca­tives, les choix médi­caux, les sys­tèmes de croyance et de déter­mi­na­tion du savoir légi­time, les hié­rar­chies dis­cur­sives sont quelques-uns des domaines dans les­quels les fron­tières nor­ma­tives se sont estom­pées. En lieu et place de ces fron­tières exté­rieures aux per­sonnes : le choix, le consen­te­ment, deve­nu la mesure de tout, mais, en aucun cas, une limite commune.

Cela étant, même des domaines net­te­ment plus ins­ti­tu­tion­na­li­sés, comme le droit, domaine s’il en est des fron­tières nor­ma­tives, connaissent de pro­fondes muta­tions. Ain­si l’impensable est-il désor­mais admis : négo­cier la norme entre par­ties impli­quées dans un conflit. C’est ce que pro­pose la média­tion qui, en matière com­mer­ciale, fami­liale, sco­laire ou même pénale, remet la réso­lu­tion d’un litige entre les mains des par­ties. Il ne s’agit pas de leur deman­der de veiller elles-mêmes au res­pect des fron­tières et, donc, à la sanc­tion des trans­gres­sions, mais bien de défi­nir leurs propres normes, leurs éven­tuels dom­mages et leur mode de sor­tie du conflit. Il n’est donc plus ques­tion de se posi­tion­ner de part et d’autre d’une fron­tière pré­éta­blie, mais bien de conve­nir d’une rela­tion satis­fai­sante du point de vue des besoins, des convic­tions et des normes per­son­nelles des par­ties. À nou­veau, la caté­go­rie du choix est centrale.

La matière des inci­vi­li­tés est à cet égard éga­le­ment symp­to­ma­tique. Sous cette appel­la­tion sont clas­sés des com­por­te­ments infrac­tion­nels, mais dont la trans­gres­sion n’emporte qua­si­ment plus de réac­tion effec­tive, et d’autres, non infrac­tion­nels, donc, théo­ri­que­ment par­fai­te­ment légi­times, mais qui pré­sentent la carac­té­ris­tique de pro­duire des désa­gré­ments. Ces désa­gré­ments dépendent pour l’essentiel du vécu de la situa­tion par les per­sonnes qui sont confron­tées aux com­por­te­ments poten­tiel­le­ment pro­blé­ma­tiques. Des mesures de réac­tion — sanc­tions admi­nis­tra­tives, inter­ven­tions poli­cières, rap­pel à l’ordre par les auto­ri­tés — sont mises en place pour évi­ter leur sur­ve­nance. Il n’est alors plus ques­tion d’appliquer avec rigueur une norme pré­dé­fi­nie, mais bien d’intervenir sur la foi d’un incon­fort avé­ré et dont le cri­tère est le déran­ge­ment de la per­sonne dans ce qu’elle a de par­ti­cu­lier5.

Éga­le­ment frap­pant est le débat sur les majo­ri­tés pénale ou sexuelle, voire poli­tique. Ce qui sert d’argument à la repé­na­li­sa­tion par­tielle du droit des mineurs ou à l’abaissement de l’âge d’éligibilité aux sanc­tions admi­nis­tra­tives com­mu­nales, c’est notam­ment la contre­fac­tua­li­té de la limite : le fait qu’il est injuste d’être irres­pon­sable à 15 ans et 364 jours et res­pon­sable à 16. L’artificialité de cette construc­tion est connue depuis tou­jours. Elle était assu­mée au titre de la néces­si­té fonc­tion­nelle et de la ver­tu de l’institution d’une limite par l’homme ; elle est aujourd’hui vécue comme absurde.

Les exemples de flou nor­ma­tif pour­raient être mul­ti­pliés à l’infini. Ils nous semblent pou­voir s’expliquer par une dif­fi­cul­té contem­po­raine à manier les repré­sen­ta­tions contras­tées du monde. Il n’est plus nulle part où passe de fron­tière claire per­met­tant de diag­nos­ti­quer des trans­gres­sions. En quelque sorte, c’est la trans­gres­sion qui perd son sens. Est-ce à dire que toute nor­ma­ti­vi­té est impos­sible et que la répres­sion est appe­lée à dis­pa­raitre ? Certes non.

Normer sans frontières ?

Il faut ici nuan­cer le pro­pos, d’une part, parce que des limites résistent et, d’autre part, parce que la perte de la fron­tière et du sens de la trans­gres­sion n’implique pas néces­sai­re­ment la fin de la nor­ma­ti­vi­té. Des argu­ments sou­tiennent l’idée d’un affai­blis­se­ment du sens de la trans­gres­sion, mais l’on pour­rait leur oppo­ser bien des exemples témoi­gnant de leur forte sur­vi­vance, voire de leur regain de vigueur dans cer­tains domaines.

Ain­si est-il est frap­pant de consta­ter que l’on s’intéresse à nou­veau à l’habillement des femmes, domaine que l’on aurait pu pen­ser très lar­ge­ment déré­gu­lé. La mini­jupe et le nudisme sem­blaient avoir ouvert un droit à choi­sir sa tenue ; cepen­dant, par une sorte d’inversion nor­ma­tive, ce sont main­te­nant des com­por­te­ments de voi­le­ment du corps qui semblent deve­nus trans­gres­sifs, comme dans l’épineux dos­sier du voile6.

En matière sexuelle, les figures du « pédo­phile » et du « délin­quant sexuel » ont réta­bli des limites un temps contes­tées, lorsque cer­tains défen­daient publi­que­ment et sans faire scan­dale le droit de vivre phy­si­que­ment l’amour des enfants. Plus lar­ge­ment, le domaine pénal, au tra­vers des dis­cours sécu­ri­taires appe­lant à la res­tau­ra­tion de limites strictes, est l’objet d’un fort inves­tis­se­ment et d’une réac­tua­li­sa­tion de la ques­tion de la transgression.

De même, on ne peut qu’être frap­pé par le suc­cès, à l’occasion du débat fran­çais sur le « mariage pour tous », des appels au main­tien de dis­tinc­tions strictes entre familles hété­ro- et homo­sexuelles jus­ti­fiées par la tra­di­tion, la reli­gion et la nature. Il s’agit de toute évi­dence de pro­mou­voir une concep­tion trans­gres­sive de l’homosexualité. L’échec légis­la­tif ne doit en la matière pas mas­quer un suc­cès de mobilisation.

Il serait donc abu­sif de conclure à la dis­pa­ri­tion pure et simple de la figure de la trans­gres­sion. Si elle est sans doute de moins en moins une figure domi­nante de la déviance, elle n’en demeure pas moins au centre de dis­cours conser­va­teurs et extré­mistes de droite, mais aus­si de thé­ma­tiques lar­ge­ment dis­tri­buées au sein du pay­sage poli­tique, comme celle de l’insécurité pénale.

Vrai­sem­bla­ble­ment, il y a dans ces main­tiens et regains d’intérêt pour la trans­gres­sion, quelque chose de l’ordre d’une cris­pa­tion et d’une com­pen­sa­tion de l’évanescence crois­sante d’une série de limites. Ain­si, rien ne per­met de poin­ter un quel­conque lien entre une hypo­thé­tique hausse de l’insécurité pénale et le déve­lop­pe­ment du dis­cours sécu­ri­taire. Sans doute faut-il y voir davan­tage une foca­li­sa­tion, en réac­tion au déve­lop­pe­ment de diverses insé­cu­ri­tés7 et à l’affaiblissement — inquié­tant pour cer­tains — des repré­sen­ta­tions sociales de la transgression.

Une responsabilisation normative

Il ne semble donc pas que ces sur­vi­vances de la trans­gres­sion hypo­thèquent le mou­ve­ment à l’œuvre, ce qui ne signi­fie pas pour autant que l’affaiblissement de la com­pré­hen­sion de la trans­gres­sion implique une dis­pa­ri­tion de la nor­ma­ti­vi­té. Il nous semble plu­tôt que s’en déve­loppe une nou­velle, affran­chie de la ques­tion de la fron­tière. Elle pré­sente la par­ti­cu­la­ri­té d’être arti­cu­lée autour de la ques­tion de la rela­tion, plu­tôt que de celle de la limite. Le point focal de cette nor­ma­ti­vi­té n’est donc pas la trans­gres­sion de limites pré­éta­blies, mais bien l’émergence d’un conflit inter­per­son­nel dom­ma­geable pour ses pro­ta­go­nistes. Ain­si des inci­vi­li­tés : il n’est nul­le­ment inter­dit de les com­mettre si l’on ne dérange per­sonne. Au contraire, dès lors qu’apparaissent des nui­sances, ce sont elles qui jus­ti­fient l’intervention, même en l’absence de texte clai­re­ment prohibitif.

Dans ce cadre, les contraintes nor­ma­tives ne se déve­loppent pas autour d’un jeu de limites pré­éta­blies, mais bien d’un sys­tème d’obligations réci­proques. Celles-ci dépendent de la situa­tion de cha­cun, mais aus­si de sa volon­té propre. Ain­si, l’idée fait son che­min que la rela­tion à la norme est une forme de rela­tion à l’autre. Le point focal de cette rela­tion à autrui est alors l’expression par lui d’un consen­te­ment, de besoins et de concep­tions par­ti­cu­lières de son inté­rêt et de ce qui est admis­sible. Il n’est dès lors pas éton­nant de voir se déve­lop­per l’idée d’une nor­ma­ti­vi­té fon­dée sur la satis­fac­tion des par­ties ou des sta­ke­hol­ders (les par­ties pre­nantes ou les inté­res­sés), pour reprendre un terme uti­li­sé à l’envi.

Dès lors, dans le cadre de la morale sexuelle, il ne sera plus tant ques­tion d’actes inter­dits en eux-mêmes que du consen­te­ment et de la capa­ci­té de le don­ner. Le rap­port sexuel est affaire de consen­te­ment éclai­ré et d’information de la par­tie pre­nante : mala­dies éven­tuelles8, pra­tiques pro­po­sées, condi­tions de réa­li­sa­tion, tout est accep­table pour­vu qu’il y soit consen­ti. C’est dans ce cadre que le mineur est exclu de la sexua­li­té : non pour des rai­sons morales, mais du fait de son inca­pa­ci­té à consen­tir9. La ques­tion du consen­te­ment sera éga­le­ment cen­trale dans la pro­blé­ma­tique du har­cè­le­ment sexuel. Ce qui dif­fé­ren­cie celui-ci du badi­nage est le consen­te­ment de l’interlocuteur. C’est la manière dont les pro­pos et les gestes seront vécus et accep­tés par le par­te­naire du jeu de l’amour qui déter­mi­ne­ra si une pro­po­si­tion relève du har­cè­le­ment ou pas. En soi, rien n’interdit de pro­po­ser des rela­tions sexuelles à quelqu’un, mais cette pro­po­si­tion et sa répé­ti­tion néces­si­te­ront un consen­te­ment. Consen­te­ment à l’acte, consen­te­ment à la pro­po­si­tion, c’est bien la rela­tion inter­per­son­nelle qui défi­nit la déviance, sans réfé­rence à une limite pré­dé­fi­nie. La pro­po­si­tion n’est pas incon­ve­nante, elle est incommodante.

À nou­veau, la média­tion est un exemple inté­res­sant. Ain­si la média­tion pénale se pro­pose-t-elle de res­ti­tuer leur conflit aux par­ties afin qu’elles puissent le résoudre elles-mêmes, avec l’aide d’un média­teur10. Ce pro­ces­sus se fonde sur l’idée que les litiges sont avant tout de nature com­mu­ni­ca­tion­nelle et que, par consé­quent, ils sont réso­lus par une res­tau­ra­tion des rela­tions inter­per­son­nelles. Dans ce cadre, il n’est plus ques­tion de trans­gres­sion, mais de res­pon­sa­bi­li­té du dom­mage cau­sé à autrui. Celle-ci s’étend d’ailleurs au futur, à ce qui sera fait du litige. Un litige réso­lu, dans ce cadre, ne découle pas d’une recon­duite des par­ties aux fron­tières de la léga­li­té, mais bien de leur satis­fac­tion et de leur capa­ci­té à entre­te­nir des rela­tions, peut-être mini­males, mais satis­fai­santes, dans le cadre consi­dé­ré. Le consen­te­ment est, ici aus­si, par­ti­cu­liè­re­ment impor­tant puisqu’il doit se main­te­nir tout au long du pro­ces­sus et por­ter, non seule­ment sur les solu­tions envi­sa­gées, mais éga­le­ment sur le dérou­le­ment de la média­tion, ou encore sur une lec­ture com­mune du litige ayant moti­vé la procédure.

Il est donc envi­sa­geable de conce­voir une nor­ma­ti­vi­té sans trans­gres­sion au sens propre. Dans ce cas, les normes sont mobiles, pré­sen­tant une exten­sion variable en fonc­tion des per­sonnes impli­quées et de leurs rela­tions par­ti­cu­lières avec un ensemble d’éléments : san­té, besoins per­son­nels, vécu spé­ci­fique, convic­tions phi­lo­so­phiques ou reli­gieuses, etc. Il n’est donc plus ques­tion de savoir « jusqu’où aller trop loin », mais bien de com­prendre quelle atti­tude adop­ter à chaque moment. Et d’en rendre compte. Il convient donc de faire preuve d’une créa­ti­vi­té et d’une flexi­bi­li­té dont nous aurons à répondre de l’usage.

Conclusion

La lec­ture pro­po­sée ici découle de recherches en cours. Si elle est bien enten­du sus­cep­tible de nuances et d’ajustements, elle me semble aider à com­prendre pour­quoi une même socié­té, à la fois remet lar­ge­ment en cause la caté­go­rie de la trans­gres­sion, au point de ne plus com­prendre à quoi elle pour­rait être utile, et s’arcboute sur cer­tains types de trans­gres­sion. Elle per­met en outre de s’inscrire en faux contre l’idée que le déclin de la trans­gres­sion s’accompagne d’une ano­mie pré­fi­gu­rant le retour à l’état de nature.

Il semble évident que la caté­go­rie de la trans­gres­sion ne dis­pa­rai­tra jamais com­plè­te­ment, ne serait-ce que dans des domaines où elle per­met de gérer le rap­port à des tabous fon­da­men­taux ou à des com­por­te­ments conçus comme indis­cu­ta­ble­ment inad­mis­sibles en rai­son de leur gra­vi­té extrême. Mais on peut faire le pari qu’elle conti­nue­ra à décli­ner, pour perdre défi­ni­ti­ve­ment la posi­tion cen­trale qu’elle occu­pait dans les sys­tèmes nor­ma­tifs anciens.

C’est ain­si que l’on assiste à l’émergence d’une nor­ma­ti­vi­té nou­velle, fai­sant l’économie de la trans­gres­sion et posant d’autres pro­blèmes et d’autres défis. L’incertitude, la flexi­bi­li­té, la cocons­truc­tion per­ma­nente de ces normes en font l’instrument d’une régu­la­tion d’un nou­veau genre, tout en posant des pro­blèmes inédits.

Une des pre­mières ques­tions que l’on pour­rait se poser dans ce cadre est de savoir dans quelle mesure les com­por­te­ments trans­gres­sifs sont néces­saires à l’homme. Pou­vons-nous vivre sans nous oppo­ser, sans buter sur des limites qui nous contraignent autant qu’elles nous per­mettent de tes­ter nos valeurs per­son­nelles et notre force ? S’il fal­lait répondre par la néga­tive, quels exu­toires trou­ve­rions-nous à notre besoin de trans­gres­ser ? Si seuls sub­sistent des fron­tières nor­ma­tives entou­rant des tabous abso­lus, fau­dra-t-il les trans­gres­ser aus­si ? Au niveau col­lec­tif, la trans­gres­sion était aus­si fon­da­trice des moments révo­lu­tion­naires, lorsqu’il s’agissait de jeter à bas un ordre nor­ma­tif pour en fon­der un nou­veau. Com­ment s’opposer à une nor­ma­ti­vi­té rela­tion­nelle et mobile, que pour­rait être une révo­lu­tion dans ce contexte ?

Une deuxième ques­tion peut être celle des limites mises aux limites. En effet, la limite pré­sen­tait cette carac­té­ris­tique, non seule­ment de bali­ser fer­me­ment le champ du pos­sible, mais éga­le­ment de pro­cu­rer une sécu­ri­té nor­ma­tive à qui s’abstenait de la trans­gres­ser. Dans un sys­tème fon­dé sur une nor­ma­ti­vi­té rela­tion­nelle, les exi­gences sont non seule­ment incer­taines, mais aus­si poten­tiel­le­ment infi­nies. Com­ment limi­ter la nor­ma­ti­vi­té, dès lors, et évi­ter le risque d’épuisement d’un indi­vi­du confron­té à des exi­gences sans fin11 ?

  1. Ce terme est impro­pre­ment uti­li­sé, nous le rete­nons car il est celui qui fut au centre de la dénon­cia­tion de cer­taines pra­tiques sexuelles.
  2. On note­ra que cette expres­sion d’estompement de la norme fit flo­rès lors de l’«affaire Dutroux », moment de crise autour de la ques­tion de la nor­ma­ti­vi­té sociale.
  3. Fel­lous M., « La fabrique du sexe chez l’homme », dans Aux ori­gines de la sexua­li­té, Fayard, 2009.
  4. Roth­schild N., « Hen : le nou­veau pro­nom neutre qui fait polé­mique en Suède », www.slate.fr/story/56183/hen-pronom-neutre-genre-suede.
  5. On en trou­ve­ra un frap­pant exemple dans le rejet des Roms de vil­lages où ils n’ont com­mis aucune infrac­tion, mais causent un déran­ge­ment consis­tant dans le fait de sus­ci­ter un sen­ti­ment d’insécurité. Eckert M., « Inter­view Veerle Gerin­ckx, waar­ne­mend bur­ge­mees­ter Zem­st », De Stan­daard.
  6. Mincke Chr., « Où le lec­teur s’aperçoit que la trans­pa­rence peut être une illu­sion d’optique », La Revue nou­velle, décembre 2011.
  7. À pro­pos de la foca­li­sa­tion contem­po­raine sur l’insécurité pénale, voyez Mincke Chr., « Dis­cours mobi­li­taire, dési­rs d’insécurités et rhé­to­rique sécu­ri­taire » [pré­sen­té à (In)sécurité ou (in)sécurités ? ULg, 2013].
  8. Peze­ril Ch., « L’illusion de la trans­pa­rence des corps. Voir, conce­voir et dire le VIH », La Revue nou­velle, décembre 2011.
  9. À cet égard, il est symp­to­ma­tique que la sexua­li­té enfan­tine ne soit pas remise en ques­tion. Ce n’est donc pas la sexua­li­sa­tion qui est pro­blé­ma­tique, mais l’incapacité d’un consen­te­ment au désir de l’adulte.
  10. Mincke Chr., « Les pro­messes de la média­tion pénale », La Revue nou­velle, mars 2011.
  11. À pro­pos de ce type de méca­nisme d’épuisement, nous ren­voyons à l’œuvre d’Alain Ehren­berg, La fatigue d’être soi : dépres­sion et socié­té, O. Jacob, 1998.

Christophe Mincke


Auteur

Christophe Mincke est codirecteur de La Revue nouvelle, directeur du département de criminologie de l’Institut national de criminalistique et de criminologie et professeur à l’Université Saint-Louis à Bruxelles. Il a étudié le droit et la sociologie et s’est intéressé, à titre scientifique, au ministère public, à la médiation pénale et, aujourd’hui, à la mobilité et à ses rapports avec la prison. Au travers de ses travaux récents, il interroge notre rapport collectif au changement et la frénésie de notre époque.