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L’impossible transgression
Entre ceux qui affirment que « tout fout le camp », que plus personne ne respecte plus rien et que notre société privée de valeur accouche d’un monde sans sens et ceux qui s’effraient d’un retour de la morale, d’un regain de la répression et d’une permanence des contraintes sur les individus, que choisir ? Notre société semble bien vivre une relation difficile à la transgression, mais elle paraît paradoxale : entre contraintes et permissivité. Et si c’était notre rapport à l’idée même de limite, et donc à celle de transgression, qui évoluait ? Loin de tout paradoxe, nous vivrions une transition normative, laquelle, comme bien des transitions, ne se ferait pas sans douleur.
Retour de la morale ou permissivité ? Néoconservatisme ou déliquescence des valeurs ? Liberté absolue ou résurgence de nouvelles formes de religiosité ? Relâchement de la normativité sociale ou omniprésence d’une sous-veillance intrusive ? Relativisation et nihilisme ou imposition rampante de normes comportementales extrêmement contraignantes ? Notre société n’en finit pas de se poser la question de la normativité et de la transgression.
L’habillement des femmes, traditionnellement le siège d’une normativité forte, s’est affranchi d’une bonne part de sa normativité, ne serait sa résurgence, sous une forme inversée, à l’attention des musulmanes qui tendraient à trop se couvrir. Les femmes sont-elles libres de s’habiller comme elles le désirent — et les tenues « islamiques » sont-elles critiquées car contraignantes — ou cette liberté n’est-elle valable qu’à condition de se dévêtir suffisamment ?
De la même manière, la libéralisation des pratiques sexuelles semble patente au cours des cinquante dernières années : libertinage, homosexualité, relations sexuelles hors mariage sont maintenant largement admis. Mais, depuis les années 1990, des normes ont été réaffirmées en la matière, comme celle des « adultes consentants » et ses déclinaisons négatives qu’est le rejet du viol et de la « pédophilie1 ». Ces pratiques ne furent jamais légales, mais elles sont devenues des figures du mal absolu, ce qu’elles n’étaient pas du temps où étaient stigmatisés les femmes volages et les homosexuels. Alors, anomie ou raidissement ?
On pourrait encore citer une consommation en hausse de produits dopants et psychotropes — compléments alimentaires, DHEA, Ritaline, somnifères, antidépresseurs, anxiolytiques, etc. — et la mise en scène d’une lutte matamoresque contre le dopage et pour le sport propre ou contre la consommation de tabac. S’agit-il de nettoyer la poignée de la porte des écuries d’Augias ou d’un regain de la régulation de la consommation de ce type de produits.
On le voit, la situation est loin d’être claire ; des éléments coexistent qui permettent de soutenir la thèse d’une crispation normative et d’une centralité de la figure de la transgression, d’une part, et celle de la perte des repères et de l’estompement de la norme2, d’autre part. Faut-il alors conclure au paradoxe et en rester là ? Sans doute pas. Le paradoxe est bien la moins pertinente des explications du social.
Pour répondre à cette question, il faut d’abord exposer ce qui paraît être la situation actuelle, puis tenter de tracer des pistes d’explication. L’angle retenu est celui de la transgression : sommes-nous dans une société transgressive et qui ne punit plus la transgression (permissive, donc) ou, au contraire, dans une société qui s’arcboute sur ses interdits et réprime sévèrement la transgression ? Je tenterai de montrer ici que cette alternative n’est pas satisfaisante et qu’il est plus probable que ce soit la catégorie même de la transgression qui a perdu sa pertinence. Notre société ne serait alors ni permissive ni répressive, mais en grande difficulté de penser la transgression. C’est cela qui aboutirait à la fois à un affranchissement des contraintes et à des raidissements répressifs. Dans ce contexte, de nouvelles formes de normativité émergeraient, qui ne dépendraient plus de la transgression en tant que telle.
La crise de la limite
La limite est donc en crise en tant que catégorie de pensée. Or, qu’est-ce que la transgression, si ce n’est le fait de passer outre une limite ? Littéralement, transgresser, c’est marcher au travers de. Et notre société comprend de moins en moins la notion de limite en tant que délimitation claire entre deux entités. Les frontières entre États (européens) deviennent évanescentes, les distinctions entre affiliations politiques apparaissent chaque jour plus relatives, les cloisonnements entre familles et entre lignages disparaissent au fil des recompositions, les catégories fondatrices des disciplines scientifiques s’interpénètrent, etc. Notre société adore les réseaux, vénère les structures souples, sanctifie les « inter » (culturels, disciplinaires, nationaux, personnels, générationnels, etc.) et loue les destins extraordinaires de ceux qui s’affranchissent des limites et des assignations (handicaps, sexe, origine sociale et autres prédestinations).
Ce n’est pas que notre société vit sans limites, mais plutôt qu’elle ne peut plus les considérer. Encore moins en faire un élément central de la construction de ses institutions et de leurs légitimations.
Prenons à cet égard la distinction entre les sexes. Elle fut longtemps un instrument central de la structuration de notre société : habillement, comportements, métiers, rôles familiaux, langage, etc., tout, ou presque, se structurait en référence au sexe. Cette différence est tellement fondamentale que notre langue attribue un genre à tous les noms et que le sexe fait partie de l’identité officielle des individus.
La distinction entre les sexes s’est longtemps faite en séparant deux groupes de population par une limite claire et précise : d’un côté, les hommes, tous également hommes, de l’autre, les femmes, toutes également femmes. Le sexe n’était donc pas une question de degré, mais bien d’appartenance à un ensemble. Tout ce qui ne ressortissait pas à ce strict agencement binaire était considéré comme quantité négligeable, anomalie ou danger. Hermaphrodites, travestis, homosexuels ou transsexuels, voire féministes, qui, tous, volontairement ou non, remettaient en cause l’organisation binaire des sexes, étaient considérés comme l’exception qui confirme la règle ou comme un péril pour l’ordre social.
Aujourd’hui, l’organisation sociale repose nettement moins — mais cependant toujours en partie — sur le sexe. La notion de genre a largement investi le terrain, elle qui repose sur l’idée de pôles masculin et féminin au regard desquels chacun est appelé à s’identifier de manière créative. Même des médecins qui affirment qu’existe un continuum entre les sexes3. Pendant ce temps, en Suède, certains militent pour l’introduction dans la langue d’un pronom neutre permettant de désigner les personnes sans se référer à leur sexe4. Est-ce à dire que la différence sexuée se modifie en elle-même ? Sans doute pas, mais le regard porté sur elle, bien. Plutôt que de la considérer comme une juxtaposition, elle est vue comme un espace ouvert, structuré par l’attraction de deux pôles.
Transgresser sans frontières ?
Revenons à la transgression. Si l’on voit bien en quoi elle consiste dans le modèle des espaces clos où les sexes sont séparés par une limite que l’on voudrait claire, elle perd son sens dans le cadre actuel. Comment affirmer que l’on transgresse la différence entre les sexes lorsqu’ils ne sont plus séparés par une frontière marquée ? Comment le penser ?
Ceci est bien une caricature et nous ne sommes pas passés d’un monde de limites claires à un monde sans frontières. Mais il me semble qu’une nouvelle rationalité a émergé qui nous rend difficiles la pensée et l’acceptation de l’idée même de transgression. L’évolution ne sera jamais achevée, mais il semble bien que nous nous dirigions vers un monde faisant de plus en plus l’économie de l’idée de transgression. La situation doit cependant être nuancée en fonction des contextes.
Bien entendu, les frontières normatives les moins fortement institutionnalisées se voient considérablement affaiblies. Ainsi, pour filer l’exemple, en matière de morale sexuelle, domaine d’intense activité normative s’il en est, le critère flou « entre adultes consentants » a contribué à une très large dérégulation. Les pratiques sexuelles les plus diverses sont maintenant considérées comme normativement indifférentes. Elles sont passées de l’immoralité — et de la transgression — à l’amoralité. Il ne s’agit pas ici de déplacer la frontière, mais d’en perdre la trace et de ne pas voir d’utilité à sa restauration. La famille, la religion, les comportements vestimentaires, les modes de vie, les pratiques éducatives, les choix médicaux, les systèmes de croyance et de détermination du savoir légitime, les hiérarchies discursives sont quelques-uns des domaines dans lesquels les frontières normatives se sont estompées. En lieu et place de ces frontières extérieures aux personnes : le choix, le consentement, devenu la mesure de tout, mais, en aucun cas, une limite commune.
Cela étant, même des domaines nettement plus institutionnalisés, comme le droit, domaine s’il en est des frontières normatives, connaissent de profondes mutations. Ainsi l’impensable est-il désormais admis : négocier la norme entre parties impliquées dans un conflit. C’est ce que propose la médiation qui, en matière commerciale, familiale, scolaire ou même pénale, remet la résolution d’un litige entre les mains des parties. Il ne s’agit pas de leur demander de veiller elles-mêmes au respect des frontières et, donc, à la sanction des transgressions, mais bien de définir leurs propres normes, leurs éventuels dommages et leur mode de sortie du conflit. Il n’est donc plus question de se positionner de part et d’autre d’une frontière préétablie, mais bien de convenir d’une relation satisfaisante du point de vue des besoins, des convictions et des normes personnelles des parties. À nouveau, la catégorie du choix est centrale.
La matière des incivilités est à cet égard également symptomatique. Sous cette appellation sont classés des comportements infractionnels, mais dont la transgression n’emporte quasiment plus de réaction effective, et d’autres, non infractionnels, donc, théoriquement parfaitement légitimes, mais qui présentent la caractéristique de produire des désagréments. Ces désagréments dépendent pour l’essentiel du vécu de la situation par les personnes qui sont confrontées aux comportements potentiellement problématiques. Des mesures de réaction — sanctions administratives, interventions policières, rappel à l’ordre par les autorités — sont mises en place pour éviter leur survenance. Il n’est alors plus question d’appliquer avec rigueur une norme prédéfinie, mais bien d’intervenir sur la foi d’un inconfort avéré et dont le critère est le dérangement de la personne dans ce qu’elle a de particulier5.
Également frappant est le débat sur les majorités pénale ou sexuelle, voire politique. Ce qui sert d’argument à la repénalisation partielle du droit des mineurs ou à l’abaissement de l’âge d’éligibilité aux sanctions administratives communales, c’est notamment la contrefactualité de la limite : le fait qu’il est injuste d’être irresponsable à 15 ans et 364 jours et responsable à 16. L’artificialité de cette construction est connue depuis toujours. Elle était assumée au titre de la nécessité fonctionnelle et de la vertu de l’institution d’une limite par l’homme ; elle est aujourd’hui vécue comme absurde.
Les exemples de flou normatif pourraient être multipliés à l’infini. Ils nous semblent pouvoir s’expliquer par une difficulté contemporaine à manier les représentations contrastées du monde. Il n’est plus nulle part où passe de frontière claire permettant de diagnostiquer des transgressions. En quelque sorte, c’est la transgression qui perd son sens. Est-ce à dire que toute normativité est impossible et que la répression est appelée à disparaitre ? Certes non.
Normer sans frontières ?
Il faut ici nuancer le propos, d’une part, parce que des limites résistent et, d’autre part, parce que la perte de la frontière et du sens de la transgression n’implique pas nécessairement la fin de la normativité. Des arguments soutiennent l’idée d’un affaiblissement du sens de la transgression, mais l’on pourrait leur opposer bien des exemples témoignant de leur forte survivance, voire de leur regain de vigueur dans certains domaines.
Ainsi est-il est frappant de constater que l’on s’intéresse à nouveau à l’habillement des femmes, domaine que l’on aurait pu penser très largement dérégulé. La minijupe et le nudisme semblaient avoir ouvert un droit à choisir sa tenue ; cependant, par une sorte d’inversion normative, ce sont maintenant des comportements de voilement du corps qui semblent devenus transgressifs, comme dans l’épineux dossier du voile6.
En matière sexuelle, les figures du « pédophile » et du « délinquant sexuel » ont rétabli des limites un temps contestées, lorsque certains défendaient publiquement et sans faire scandale le droit de vivre physiquement l’amour des enfants. Plus largement, le domaine pénal, au travers des discours sécuritaires appelant à la restauration de limites strictes, est l’objet d’un fort investissement et d’une réactualisation de la question de la transgression.
De même, on ne peut qu’être frappé par le succès, à l’occasion du débat français sur le « mariage pour tous », des appels au maintien de distinctions strictes entre familles hétéro- et homosexuelles justifiées par la tradition, la religion et la nature. Il s’agit de toute évidence de promouvoir une conception transgressive de l’homosexualité. L’échec législatif ne doit en la matière pas masquer un succès de mobilisation.
Il serait donc abusif de conclure à la disparition pure et simple de la figure de la transgression. Si elle est sans doute de moins en moins une figure dominante de la déviance, elle n’en demeure pas moins au centre de discours conservateurs et extrémistes de droite, mais aussi de thématiques largement distribuées au sein du paysage politique, comme celle de l’insécurité pénale.
Vraisemblablement, il y a dans ces maintiens et regains d’intérêt pour la transgression, quelque chose de l’ordre d’une crispation et d’une compensation de l’évanescence croissante d’une série de limites. Ainsi, rien ne permet de pointer un quelconque lien entre une hypothétique hausse de l’insécurité pénale et le développement du discours sécuritaire. Sans doute faut-il y voir davantage une focalisation, en réaction au développement de diverses insécurités7 et à l’affaiblissement — inquiétant pour certains — des représentations sociales de la transgression.
Une responsabilisation normative
Il ne semble donc pas que ces survivances de la transgression hypothèquent le mouvement à l’œuvre, ce qui ne signifie pas pour autant que l’affaiblissement de la compréhension de la transgression implique une disparition de la normativité. Il nous semble plutôt que s’en développe une nouvelle, affranchie de la question de la frontière. Elle présente la particularité d’être articulée autour de la question de la relation, plutôt que de celle de la limite. Le point focal de cette normativité n’est donc pas la transgression de limites préétablies, mais bien l’émergence d’un conflit interpersonnel dommageable pour ses protagonistes. Ainsi des incivilités : il n’est nullement interdit de les commettre si l’on ne dérange personne. Au contraire, dès lors qu’apparaissent des nuisances, ce sont elles qui justifient l’intervention, même en l’absence de texte clairement prohibitif.
Dans ce cadre, les contraintes normatives ne se développent pas autour d’un jeu de limites préétablies, mais bien d’un système d’obligations réciproques. Celles-ci dépendent de la situation de chacun, mais aussi de sa volonté propre. Ainsi, l’idée fait son chemin que la relation à la norme est une forme de relation à l’autre. Le point focal de cette relation à autrui est alors l’expression par lui d’un consentement, de besoins et de conceptions particulières de son intérêt et de ce qui est admissible. Il n’est dès lors pas étonnant de voir se développer l’idée d’une normativité fondée sur la satisfaction des parties ou des stakeholders (les parties prenantes ou les intéressés), pour reprendre un terme utilisé à l’envi.
Dès lors, dans le cadre de la morale sexuelle, il ne sera plus tant question d’actes interdits en eux-mêmes que du consentement et de la capacité de le donner. Le rapport sexuel est affaire de consentement éclairé et d’information de la partie prenante : maladies éventuelles8, pratiques proposées, conditions de réalisation, tout est acceptable pourvu qu’il y soit consenti. C’est dans ce cadre que le mineur est exclu de la sexualité : non pour des raisons morales, mais du fait de son incapacité à consentir9. La question du consentement sera également centrale dans la problématique du harcèlement sexuel. Ce qui différencie celui-ci du badinage est le consentement de l’interlocuteur. C’est la manière dont les propos et les gestes seront vécus et acceptés par le partenaire du jeu de l’amour qui déterminera si une proposition relève du harcèlement ou pas. En soi, rien n’interdit de proposer des relations sexuelles à quelqu’un, mais cette proposition et sa répétition nécessiteront un consentement. Consentement à l’acte, consentement à la proposition, c’est bien la relation interpersonnelle qui définit la déviance, sans référence à une limite prédéfinie. La proposition n’est pas inconvenante, elle est incommodante.
À nouveau, la médiation est un exemple intéressant. Ainsi la médiation pénale se propose-t-elle de restituer leur conflit aux parties afin qu’elles puissent le résoudre elles-mêmes, avec l’aide d’un médiateur10. Ce processus se fonde sur l’idée que les litiges sont avant tout de nature communicationnelle et que, par conséquent, ils sont résolus par une restauration des relations interpersonnelles. Dans ce cadre, il n’est plus question de transgression, mais de responsabilité du dommage causé à autrui. Celle-ci s’étend d’ailleurs au futur, à ce qui sera fait du litige. Un litige résolu, dans ce cadre, ne découle pas d’une reconduite des parties aux frontières de la légalité, mais bien de leur satisfaction et de leur capacité à entretenir des relations, peut-être minimales, mais satisfaisantes, dans le cadre considéré. Le consentement est, ici aussi, particulièrement important puisqu’il doit se maintenir tout au long du processus et porter, non seulement sur les solutions envisagées, mais également sur le déroulement de la médiation, ou encore sur une lecture commune du litige ayant motivé la procédure.
Il est donc envisageable de concevoir une normativité sans transgression au sens propre. Dans ce cas, les normes sont mobiles, présentant une extension variable en fonction des personnes impliquées et de leurs relations particulières avec un ensemble d’éléments : santé, besoins personnels, vécu spécifique, convictions philosophiques ou religieuses, etc. Il n’est donc plus question de savoir « jusqu’où aller trop loin », mais bien de comprendre quelle attitude adopter à chaque moment. Et d’en rendre compte. Il convient donc de faire preuve d’une créativité et d’une flexibilité dont nous aurons à répondre de l’usage.
Conclusion
La lecture proposée ici découle de recherches en cours. Si elle est bien entendu susceptible de nuances et d’ajustements, elle me semble aider à comprendre pourquoi une même société, à la fois remet largement en cause la catégorie de la transgression, au point de ne plus comprendre à quoi elle pourrait être utile, et s’arcboute sur certains types de transgression. Elle permet en outre de s’inscrire en faux contre l’idée que le déclin de la transgression s’accompagne d’une anomie préfigurant le retour à l’état de nature.
Il semble évident que la catégorie de la transgression ne disparaitra jamais complètement, ne serait-ce que dans des domaines où elle permet de gérer le rapport à des tabous fondamentaux ou à des comportements conçus comme indiscutablement inadmissibles en raison de leur gravité extrême. Mais on peut faire le pari qu’elle continuera à décliner, pour perdre définitivement la position centrale qu’elle occupait dans les systèmes normatifs anciens.
C’est ainsi que l’on assiste à l’émergence d’une normativité nouvelle, faisant l’économie de la transgression et posant d’autres problèmes et d’autres défis. L’incertitude, la flexibilité, la coconstruction permanente de ces normes en font l’instrument d’une régulation d’un nouveau genre, tout en posant des problèmes inédits.
Une des premières questions que l’on pourrait se poser dans ce cadre est de savoir dans quelle mesure les comportements transgressifs sont nécessaires à l’homme. Pouvons-nous vivre sans nous opposer, sans buter sur des limites qui nous contraignent autant qu’elles nous permettent de tester nos valeurs personnelles et notre force ? S’il fallait répondre par la négative, quels exutoires trouverions-nous à notre besoin de transgresser ? Si seuls subsistent des frontières normatives entourant des tabous absolus, faudra-t-il les transgresser aussi ? Au niveau collectif, la transgression était aussi fondatrice des moments révolutionnaires, lorsqu’il s’agissait de jeter à bas un ordre normatif pour en fonder un nouveau. Comment s’opposer à une normativité relationnelle et mobile, que pourrait être une révolution dans ce contexte ?
Une deuxième question peut être celle des limites mises aux limites. En effet, la limite présentait cette caractéristique, non seulement de baliser fermement le champ du possible, mais également de procurer une sécurité normative à qui s’abstenait de la transgresser. Dans un système fondé sur une normativité relationnelle, les exigences sont non seulement incertaines, mais aussi potentiellement infinies. Comment limiter la normativité, dès lors, et éviter le risque d’épuisement d’un individu confronté à des exigences sans fin11 ?
- Ce terme est improprement utilisé, nous le retenons car il est celui qui fut au centre de la dénonciation de certaines pratiques sexuelles.
- On notera que cette expression d’estompement de la norme fit florès lors de l’«affaire Dutroux », moment de crise autour de la question de la normativité sociale.
- Fellous M., « La fabrique du sexe chez l’homme », dans Aux origines de la sexualité, Fayard, 2009.
- Rothschild N., « Hen : le nouveau pronom neutre qui fait polémique en Suède », www.slate.fr/story/56183/hen-pronom-neutre-genre-suede.
- On en trouvera un frappant exemple dans le rejet des Roms de villages où ils n’ont commis aucune infraction, mais causent un dérangement consistant dans le fait de susciter un sentiment d’insécurité. Eckert M., « Interview Veerle Gerinckx, waarnemend burgemeester Zemst », De Standaard.
- Mincke Chr., « Où le lecteur s’aperçoit que la transparence peut être une illusion d’optique », La Revue nouvelle, décembre 2011.
- À propos de la focalisation contemporaine sur l’insécurité pénale, voyez Mincke Chr., « Discours mobilitaire, désirs d’insécurités et rhétorique sécuritaire » [présenté à (In)sécurité ou (in)sécurités ? ULg, 2013].
- Pezeril Ch., « L’illusion de la transparence des corps. Voir, concevoir et dire le VIH », La Revue nouvelle, décembre 2011.
- À cet égard, il est symptomatique que la sexualité enfantine ne soit pas remise en question. Ce n’est donc pas la sexualisation qui est problématique, mais l’incapacité d’un consentement au désir de l’adulte.
- Mincke Chr., « Les promesses de la médiation pénale », La Revue nouvelle, mars 2011.
- À propos de ce type de mécanisme d’épuisement, nous renvoyons à l’œuvre d’Alain Ehrenberg, La fatigue d’être soi : dépression et société, O. Jacob, 1998.