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L’impalpable sugar baby
La campagne de publicité d’un site de sugar dating a défrayé la chronique à l’occasion de la rentrée académique. Il faut dire que ledit site a préféré le cuir à la dentelle : quelques pancartes mobiles circulant le long des campus universitaires de plusieurs villes européennes, représentant tantôt une jeune fille dénudée surmontée du slogan « Hey les étudiantes ! Arrondissez vos […]
La campagne de publicité d’un site de sugar dating a défrayé la chronique à l’occasion de la rentrée académique. Il faut dire que ledit site a préféré le cuir à la dentelle : quelques pancartes mobiles circulant le long des campus universitaires de plusieurs villes européennes, représentant tantôt une jeune fille dénudée surmontée du slogan « Hey les étudiantes ! Arrondissez vos fins de mois, Rencontrez un Sugar Daddy…», tantôt une poitrine enveloppée dans un soutien-gorge rouge sous-titrée d’un « Zéro euro, un prêt étudiant sur le dos ? Rencardez un Sugar Daddy!»…
Les pancartes à peine sorties des hangars, ce fut le branlebas de combat : on allait prendre des mesures, cela n’allait pas se passer comme ça ! Et tel édile communal d’interdire la publicité sur sa commune, tel ministre de porter plainte usant de l’article 380 du Code pénal, qui condamne « l’exploitation de la débauche et de la prostitution d’autrui ». La publicité disparut des centres-villes et des campus, on discuta sur quelques plateaux télévisés de « prostitution des jeunes », on argumenta sur la règlementation ou l’abolition « car comme le dit notre téléspectatrice, l’enjeux est bien là » et, le buzz retombant, la question de la prostitution étudiante prit le chemin du placard d’où elle ressort, avec une régularité surprenante, à chaque rentrée académique. Le site en question a donc largement réussi à faire parler de lui, la censure ayant été à n’en pas douter un facteur de succès de sa campagne. Comble de l’ironie et conséquence irrémédiable du ciblage des publicités par les Gafa1, les articles sur les sites internet des quotidiens traitant de cette campagne interdite furent l’occasion pour de nombreux sites de sugar dating d’exhiber leurs bandeaux publicitaires. On put donc lire les conséquences délétères du sugar dating sur la santé et la vie sociale de jeunes étudiantes tout en reluquant, du coin de l’œil, la photographie d’une jeune femme dénudée « prête à tout pour plaire à papa » sans avoir à exercer le moindre « clic ».
Au-delà de l’anecdote de la campagne publicitaire, par-delà le buzz médiatique, il y a cependant quelques enjeux dont le sugar dating des étudiantes et étudiants s’avère révélateur, notamment en termes… de politiques publiques. Il est bien sûr plus facile d’épiloguer longuement sur les « jeunes qui perdent le sens des valeurs », sur la « banalisation de “la prostitution” chez les jeunes », ou de renvoyer la question à un débat technique sur la législation relative à « la prostitution ». C’est vendeur, car tout le monde peut avoir un avis, et puis ça ne fait de tort à aucun décideur politique, aucun responsable académique et ça ne pose que peu question en termes de rapports de dominations. En se contentant de dire ce qu’on a toujours dit, en regrettant la « déliquescence de la jeunesse », en faisant mine que « la prostitution » existe indépendamment de ce qui structure et reproduit l’ordre social, on peut continuer à s’égayer dans le ciel des idées et éviter toute remise en cause réellement politique.
En revenir aux enjeux implique un véritable « examen de conscience » qui est d’autant plus difficile à mener que tous les partis traditionnels ont peu ou prou participé à structurer les politiques d’enseignement supérieur et, singulièrement, les politiques sociales y relatives. Sans prétendre le moins du monde à l’exhaustivité, nous proposons ici quelques pistes de réflexion permettant d’aller « un peu plus loin » dans le « débat », bref, de redescendre du ciel des idées vers le terrain où les humaines et les humains se débattent pour (sur)vivre.
La précarité étudiante augmente
et l’enseignement supérieur se massifie sans se démocratiser
On ne peut que se borner à le répéter. Encore et encore. Notre enseignement supérieur se massifie, certes, puisque de plus en plus de jeunes (et de moins jeunes) y accèdent. Mais il ne se démocratise pas du tout. Au contraire, on voit que le taux d’obtention du diplôme du supérieur stagne en Belgique francophone aux alentours de 32,5 %, que les filières universitaires deviennent de plus en plus réservées aux enfants d’universitaires2. Plus encore, comme en atteste « l’explosion » du nombre d’étudiants du supérieur émargeant aux CPAS3, une frange croissante des étudiants se trouve dans une situation financière précaire. L’augmentation très rapide du cout des loyers dans les villes universitaires, la concurrence accrue sur le marché du « job étudiant » qui font baisser les rémunérations liées aux contrats d’occupation étudiant (COE), en particulier à Bruxelles et Louvain-la-Neuve, et la diminution des moyens des familles à la suite notamment des récents sauts d’index tirent évidemment les budgets des étudiants dans le rouge. Or la prostitution étudiante est nourrie par la précarité étudiante. Ce n’est peut-être pas le seul facteur, mais c’est toutefois un facteur majeur, comme le montrent la plupart des enquêtes menées sur le thème4. Cette situation est connue, mais elle n’est pas, pour l’instant, correctement documentée et surtout, ne fait pas l’objet d’un « monitoring » étroit. Ce qui nous amène à un deuxième point.
La collecte de données nécessaire au pilotage d’une démocratisation de l’enseignement supérieur est inexistante et les statistiques sur l’origine sociale des étudiants universitaires font l’objet d’un véritable holdup rectoral
Si la question de la précarité étudiante a soudain été soulevée dans la foulée de la campagne du site internet, aboutissant à l’annonce d’une étude universitaire sur le thème, force est de constater qu’en Belgique francophone, il y a un déficit majeur d’études systématiques sur la condition socioéconomique des étudiants. Lorsque l’on compare aux pays limitrophes, France et Allemagne en tête, nous avons facilement près d’une trentaine d’années de retard. En France, par exemple, l’Observatoire de la vie étudiante, fondé en 1989, propose chaque année des jeux d’indicateurs complets sur la sociologie des étudiants et publie des études thématiques couvrant tous les aspects de leur vie. Rien de cela en Fédération Wallonie-Bruxelles, et pour cause : les recteurs campent jalousement sur les statistiques qu’ils détiennent et organisent en particulier un contrôle étroit des accréditations permettant l’accès aux bases de données sociodémographiques.
Rappelons que même la base de données « inscriptions » des universités est centralisée par le Conseil des recteurs francophones (Cref), une asbl créée par et pour les autorités universitaires, et non au sein de l’Académie de recherche et d’enseignement supérieur5. Le Cref n’est pas une asbl anecdotique, c’est un lobby, au sens plein du terme, qui récupère ces données et les utilise dans le sens des « intérêts rectoraux ». Or la priorité des recteurs n’est pas la démocratisation de l’enseignement supérieur, bien moins intéressante à leurs yeux que l’internationalisation et l’excellence en recherche.
Les dispositifs de support social aux étudiants sont mal coordonnés, peu visibles et inefficaces
Il faut ajouter à cette absence de pilotage sur la base de données recueillies sur l’ensemble du système d’enseignement supérieur une inefficacité chronique des dispositifs d’aide aux étudiants. La raison en est simple : les moyens dont disposent les institutions académiques sont réduits, elles ne peuvent intervenir que sous forme d’aides limitées, souvent destinées prioritairement à couvrir les frais académiques des étudiants défavorisés. Dès lors, les étudiants en situation sociale difficile doivent forcément s’adresser à d’autres interlocuteurs que les services sociaux institutionnels, et c’est là où le millefeuille institutionnel belge devient synonyme de processus bureaucratiques bien au-delà des pires cauchemars de Kafka.
Prenons l’exemple des CPAS6 : chaque CPAS développe sa politique par rapport aux étudiants et les critères d’accès fixés par le fédéral, déjà contraignants, sont souvent interprétés de manière extrêmement restrictive par les centres. On en arrive à des aberrations, comme le CPAS qui décompte du revenu d’intégration versé à un étudiant, revenu bien inférieur à un loyer moyen d’un kot (au motif que l’étudiant est cohabitant puisque louant un kot), l’aide sociale reçue du service social universitaire, le CPAS qui retire l’aide à un étudiant au motif qu’il part en Erasmus alors que l’université décide de rendre une mobilité à l’étranger obligatoire dans le cadre d’une filière de commerce, l’université qui prend une semaine à éditer une feuille de points que l’étudiant doit apporter au CPAS dans le jour qui suit sa délibé, etc.
Comme conséquence de la multiplication des contraintes, nombre d’étudiants renoncent finalement aux aides sociales. Pire encore, dans le cadre de mes travaux sur la prostitution étudiante, sur quarante témoignages, près de la moitié indique avoir abandonné à priori les démarches, notamment pour des raisons… d’estime d’elles et d’eux-mêmes. Ainsi, l’un des témoins soulignait : « Je pense qu’on peut parler de dignité. Je trouve ça indigne, moi d’aller mendier de l’argent au CPAS. […] Au moins, moi je vends quelque chose, je donne un service. »
Le délitement des dispositifs d’aide sociale, le renforcement des contraintes sur les usagers (ne devrait-on écrire « usagés »?) de ces dispositifs, le dénigrement systématique des allocataires sociaux, tout cela concourt forcément à aggraver les situations de précarité.
Et c’est ainsi qu’est alimentée la prostitution étudiante, comme l’a d’ailleurs parfaitement compris le site internet dont la publicité est désormais interdite : il présente la prostitution comme un moyen finalement agréable de faire face aux situations d’endettement, bien plus facile que d’avoir recours aux aides institutionnelles. Il faut le dire avec force : interdire cette publicité pour le sugar dating ne sert à rien si, en amont, rien n’est fait pour favoriser l’accès aux aides sociales ! Et cela devrait passer nécessairement par une information complète et objective sur les droits des étudiants et la simplification administrative voire l’automatisation des aides (notamment des allocations d’études).
Le sexisme et le racisme de classe continuent à suinter des murs des institutions académiques
Nous ne pouvions conclure sans pointer l’éléphant dans la pièce. Si l’on en est là, c’est aussi parce que le sexisme et le racisme de classe continuent très largement à imprégner les institutions, singulièrement les universités. Il suffit de regarder les affiches d’activités folkloriques diverses pour se rendre compte de l’ampleur du travail à mener pour contrer la domination patriarcale au sein des universités. Mais le folklore n’est qu’un aspect : rappelons, par exemple, qu’une seule femme a été rectrice en Fédération Wallonie-Bruxelles. Bien sûr, de nombreuses initiatives sont prises aujourd’hui, mais là encore, le retard accumulé est immense. Et il aboutit, aussi, à des stratégies de minimisation du phénomène de la prostitution étudiante dans le discours de certains responsables académiques, voire de déni d’existence du phénomène7. Ainsi, il n’est pas rare que l’on entende à l’issue d’un débat sur ce thème des universitaires éminents suggérer que finalement, les étudiantes qui se prostituent « s’en sortent bien ».
Mais le sexisme n’est pas la seule composante de cette ignorance plus ou moins volontaire : le racisme de classe y est également pour beaucoup. L’enseignement supérieur et les universités en particulier restent marqués par l’idéologie charismatique (favorisant le « talent ») et l’éthique du mérite (célébrant « l’effort »), qui servent de légitimation à la reproduction des inégalités sociales. L’absence de prise en compte de la dimension sociale n’est pas une « incapacité » de voir la réalité en face, c’est parfois un refus explicite dans le chef de dirigeants académiques. Il est faux de croire que notre système d’enseignement supérieur est « finalement plus ouvert que la moyenne des pays développés », comme on peut parfois l’entendre : d’une part, pour le montrer, il faudrait disposer des indicateurs et, d’autre part, les rares indices dont on dispose montrent l’absolu contraire8.
En 2014, je présentais les résultats d’une première étude sur le thème et, dans les recommandations, j’attirais l’attention d’autorités universitaires sur l’existence de publicités de plateforme destinée au sexe transactionnel sur les campus. Rien ne fut fait. De ce point de vue, on doit peut-être se féliciter des moyens déployés par la campagne de publicité sugar dating, car elle a permis une visibilité claire au phénomène.
Les sugar babies ne sont pas en sucre impalpable : elles sont des étudiantes (pour leur grande majorité) et ils sont des étudiants, en chair et en os, qui fréquentent les cours. La plupart d’entre elles se sont tournées vers la prostitution pour nouer effectivement leurs fins de mois. Parce que notre système d’enseignement supérieur produit et reproduit les inégalités sociales, parce que les aides sociales existantes sont inadéquates pour lutter efficacement contre la précarité étudiante, parce que le discours dominant stigmatise les allocataires sociaux, nous pouvons aujourd’hui nous demander quelle est la part de responsabilité collective dans le succès rencontré par les sites de sugar dating auprès des étudiantes et étudiants. Heureusement pour toutes celles (peu nombreuses) et tous ceux (bien plus nombreux) qui ont participé à faire de l’enseignement supérieur ce qu’il est aujourd’hui, l’article 380 du Code pénal ne concerne que l’incitation active à la prostitution.
- Voir le dossier « Algorithmocratie. L’économie numérique, un nouvel obscurantisme fondé sur la recherche de l’efficacité ? », La Revue nouvelle, n°4/2017.
- Vermandele C., Plaigin C., Dupriez V., Maroy C., Van Campenhoudt M. et Lafontaine D. (2010) « Profil des étudiants entamant des études universitaires et analyse des choix d’études », Les Cahiers de recherche en éducation et formation, n° 78, UCL, Louvain-la-Neuve, Belgique.
- Le nombre de « revenus d’intégration étudiant » a été multiplié par 7,4 en quinze ans, passant de 3654 en 2002 à 27303 en 2016 pour la Belgique. Les étudiants du supérieur représentent aujourd’hui plus de 40 % des RIE, contre moins de 20 % en 2002 (source : statistiques du SPP Intégration sociale).
- Maes R. et Leroij C., Étude relative aux nouvelles formes de prostitution à Bruxelles, et visant à l’obtention de données comparatives à l’égard de la prostitution et de la traite des êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle au sein de trois villes européennes, Rapport final, CFS/COCOM, Bruxelles, 2016.
- Maes R., « De Recteur à top manageur : la nouvelle université marchande », La Revue nouvelle, 3/2017.
- Pour plus d’éléments sur la question, voir Maes R., « CPAS et étudiants : les limites de l’état social actif », Ensemble, CSCE, 77, décembre 2012, p. 16 – 19.
- À en croire certains auteurs, la prostitution étudiante pourrait concerner 3 à 5 % de la population étudiante dans les pays européens. Voir Maes R. et Leroij C., op. cit.
- Maes R., L’action sociale des universités à l’épreuve des mutations de l’enseignement supérieur en Europe, thèse de doctorat, ULB, 2014.