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L’image manquante, scènes de la terreur khmère rouge

Numéro 1 janvier 2014 par Roland Baumann

janvier 2014

Lau­réat du prix « Un cer­tain regard » au Fes­ti­val de Cannes 2013 et dif­fu­sé sur Arte le 9 octobre, L’image man­quante de Rithy Panh, vient de sor­tir en DVD chez Arte Édi­tions. Gras­set a publié le texte des com­men­taires du film, écrit par Chris­tophe Bataille et dit en voix off par l’acteur fran­­co-cam­­bod­­gien Ran­dal Douc. Avec S21, la […]

Lau­réat du prix « Un cer­tain regard » au Fes­ti­val de Cannes 2013 et dif­fu­sé sur Arte le 9 octobre, L’image man­quante de Rithy Panh, vient de sor­tir en DVD chez Arte Édi­tions. Gras­set a publié le texte des com­men­taires du film, écrit par Chris­tophe Bataille et dit en voix off par l’acteur fran­co-cam­bod­gien Ran­dal Douc. Avec S21, la machine de mort khmère rouge (2003) et Duch, le maitre des forges de l’enfer (2011), ce nou­veau film consti­tue la tri­lo­gie docu­men­taire de Rithy Panh sur le sys­tème poli­tique cri­mi­nel res­pon­sable de l’extermination d’au moins un quart du peuple cam­bod­gien, dont presque toute sa famille et auquel lui-même ne sur­vé­cut que par miracle, comme il le raconte dans L’élimination (2012), récit de sa confron­ta­tion avec l’ancien direc­teur du camp de S21, Duch, incul­pé au « tor­tueux pro­cès » d’une poi­gnée de diri­geants khmers rouges1. Comme l’exprime le titre de son der­nier film, le cinéaste s’était d’abord lan­cé à la recherche d’images d’exécutions de pri­son­niers prises par un pho­to­graphe khmer rouge, lui-même tué à S21. Cette vaine quête d’images « prou­vant » la réa­li­té du crime de masse a fina­le­ment inci­té le réa­li­sa­teur à retra­cer son enfance et faire revivre les membres de sa famille, vic­times de l’idéologie exter­mi­na­trice du « Kam­pu­chea démo­cra­tique », à l’aide de figu­rines d’argile peintes. Des sta­tuettes de terre, inani­mées, aux­quelles prêtent vie la camé­ra du cinéaste et le texte dit en voix off.

Nous voyons la main du sculp­teur tailler ces figu­rines d’argile, puis les peindre. Elles forment la « troupe d’acteurs » et la véri­table « armée de figu­rants » avec les­quelles le réa­li­sa­teur recons­ti­tue les moments de sa sur­vie et les grandes étapes du mar­tyre de sa famille comme de la plu­part des membres du « nou­veau peuple » dépor­tés de Pnom Penh le 17 avril 1975 par les Khmers rouges. De grands dio­ra­mas peu­plés de figu­rines se suc­cèdent, comme autant de scènes et décors d’un film his­to­rique. Les com­men­taires du nar­ra­teur s’associent aux gros plans et aux mul­tiples mou­ve­ments de camé­ra pour vrai­ment ani­mer les figu­rines peintes, aux traits pour­tant assez gros­siers. Un petit per­son­nage d’argile repré­sente Rithy Panh en per­sonne, recon­nais­sable à son T‑shirt bario­lé, « Parce que, pour sur­vivre, il fal­lait pré­ser­ver quelque chose de soi ; et que ce petit gar­çon, même s’il porte un uni­forme noir, comme tout le monde, s’imagine tou­jours en couleurs ».

Des extraits de films de la pro­pa­gande khmère rouge, chan­tant les mérites du « Kam­pu­chéa démo­cra­tique » en route vers le futur har­mo­nieux d’une socié­té col­lec­ti­viste, sans classes, alternent avec les images de « la vraie vie quo­ti­dienne » recons­ti­tuées en dio­ra­mas et figu­rines. Le tra­vail de mon­tage du cinéaste et sa lec­ture d’images spé­ci­fiques tirées de la pro­pa­gande démasquent les men­songes des films khmers rouges. Ain­si, le cinéaste nous fait entre­voir les réa­li­tés de la ter­reur et de la famine que subissent les tra­vailleurs for­cés des grands tra­vaux agri­coles. Tout comme dans S21 et Duch, le cinéaste jux­ta­pose donc images et dis­cours de la pro­pa­gande avec « la vraie vie », ce quo­ti­dien de la ter­reur et de la mort que, le plus sou­vent, seule peut évo­quer la mémoire des témoins. Les archives récu­pé­rées au camp S21 consti­tuent en effet une excep­tion, docu­men­tant en détail des crimes dont les Khmers rouges vou­laient faire dis­pa­raitre toute trace ; tous ceux qu’on ne peut « réédu­quer » sont des enne­mis à « réduire en pous­sière » ! On com­prend les Khmers rouges en exa­mi­nant leurs images, nous dit l’auteur, alors qu’il exa­mine une vieille bobine de film, extraite d’une boite sévè­re­ment cor­ro­dée : la pel­li­cule cas­sante se décom­pose, mais on dis­tingue encore les images radieuses de vie col­lec­tive pay­sanne que ce docu­men­taire khmer rouge était cen­sé « immor­ta­li­ser ». La camé­ra filme ensuite le plan d’ensemble d’une maquette repré­sen­tant la pro­jec­tion en plein air d’un de ces films de pro­pa­gande. Tout le monde doit y assis­ter et des gros plans nous révèlent l’expression hos­tile de cer­tains visages par­mi tous ces spec­ta­teurs for­cés. Le mou­ve­ment constant de la camé­ra sur les dio­ra­mas et les figu­rines qui peuplent ces mor­ceaux de pay­sages som­mai­re­ment recons­ti­tués, contraste avec les sou­rires contraints, les « majes­tueuses » vues d’ensemble et l’activité débor­dante des tra­vailleurs sur les images de la pro­pa­gande, des images lisses et dénuées de toute pro­fon­deur humaine.

Édi­té en com­plé­ment du film sur le DVD, un entre­tien de Rithy Panh et Chris­tophe Bataille avec C. Ono-dit-Blot du maga­zine Le Point évoque le contexte de la col­la­bo­ra­tion entre le cinéaste et le roman­cier, et retrace la lente genèse du film. L’image man­quante est une oeuvre nova­trice qui s’inscrit dans la longue durée de l’histoire en por­tant à l’écran les sou­ve­nirs d’enfance de Rithy Panh. Le « devoir de mémoire » de l’orphelin sur­vi­vant de l’horreur abso­lue se fonde sur une démarche artis­tique fas­ci­nante et dont la puis­sante sym­bo­lique donne une incroyable réso­nance col­lec­tive à cette his­toire intime de la vic­time d’une idéo­lo­gie cri­mi­nelle. L’image man­quante ques­tionne le « réa­lisme pho­to­gra­phique », démon­trant la puis­sance évo­ca­trice du sou­ve­nir et du lan­gage poé­tique qui, asso­ciés à la mai­trise des tech­niques ciné­ma­to­gra­phiques, per­mettent de « prê­ter vie » aux figu­rines d’argile peintes et donc de « faire revivre » tous ceux qu’elles repré­sentent, parents dis­pa­rus du cinéaste ou autres habi­tants de Pnom Penh avant leur dépor­ta­tion par les Khmers rouges. Impla­cable réqui­si­toire contre le régime khmer rouge, le film accuse tous ceux qui, « bon gré mal gré », col­la­bo­rèrent à la « machine de mort ». Il pointe aus­si du doigt les res­pon­sa­bi­li­tés inter­na­tio­nales : les Amé­ri­cains dont les bom­bar­de­ments mas­sifs de B52 incitent les jeunes Cam­bod­giens à rejoindre en masse la gué­rilla khmère rouge, la Chine qui sou­tient jusqu’au bout le régime Pol Pot et aus­si les Nations unies qui per­mettent à un repré­sen­tant khmer rouge d’occuper le siège du Cam­bodge aux Nations unies jusqu’en 1991 !

  1. Voir l’analyse his­to­rique du pro­cès, de l’idéologie khmère rouge, du centre S21 et de son direc­teur, par Ber­nard De Backer « À l’épreuve des khmers rouges », La Revue nou­velle, mars 2012, p. 104 – 110, http://bit.ly/JLj0Pe.

Roland Baumann


Auteur

Roland Baumann est historien d’art et ethnologue, professeur à l’Institut de radioélectricité et de cinématographie (Inraci), assistant à l’Université libre de Bruxelles (ULB).