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L’image manquante, scènes de la terreur khmère rouge
Lauréat du prix « Un certain regard » au Festival de Cannes 2013 et diffusé sur Arte le 9 octobre, L’image manquante de Rithy Panh, vient de sortir en DVD chez Arte Éditions. Grasset a publié le texte des commentaires du film, écrit par Christophe Bataille et dit en voix off par l’acteur franco-cambodgien Randal Douc. Avec S21, la […]
Lauréat du prix « Un certain regard » au Festival de Cannes 2013 et diffusé sur Arte le 9 octobre, L’image manquante de Rithy Panh, vient de sortir en DVD chez Arte Éditions. Grasset a publié le texte des commentaires du film, écrit par Christophe Bataille et dit en voix off par l’acteur franco-cambodgien Randal Douc. Avec S21, la machine de mort khmère rouge (2003) et Duch, le maitre des forges de l’enfer (2011), ce nouveau film constitue la trilogie documentaire de Rithy Panh sur le système politique criminel responsable de l’extermination d’au moins un quart du peuple cambodgien, dont presque toute sa famille et auquel lui-même ne survécut que par miracle, comme il le raconte dans L’élimination (2012), récit de sa confrontation avec l’ancien directeur du camp de S21, Duch, inculpé au « tortueux procès » d’une poignée de dirigeants khmers rouges1. Comme l’exprime le titre de son dernier film, le cinéaste s’était d’abord lancé à la recherche d’images d’exécutions de prisonniers prises par un photographe khmer rouge, lui-même tué à S21. Cette vaine quête d’images « prouvant » la réalité du crime de masse a finalement incité le réalisateur à retracer son enfance et faire revivre les membres de sa famille, victimes de l’idéologie exterminatrice du « Kampuchea démocratique », à l’aide de figurines d’argile peintes. Des statuettes de terre, inanimées, auxquelles prêtent vie la caméra du cinéaste et le texte dit en voix off.
Nous voyons la main du sculpteur tailler ces figurines d’argile, puis les peindre. Elles forment la « troupe d’acteurs » et la véritable « armée de figurants » avec lesquelles le réalisateur reconstitue les moments de sa survie et les grandes étapes du martyre de sa famille comme de la plupart des membres du « nouveau peuple » déportés de Pnom Penh le 17 avril 1975 par les Khmers rouges. De grands dioramas peuplés de figurines se succèdent, comme autant de scènes et décors d’un film historique. Les commentaires du narrateur s’associent aux gros plans et aux multiples mouvements de caméra pour vraiment animer les figurines peintes, aux traits pourtant assez grossiers. Un petit personnage d’argile représente Rithy Panh en personne, reconnaissable à son T‑shirt bariolé, « Parce que, pour survivre, il fallait préserver quelque chose de soi ; et que ce petit garçon, même s’il porte un uniforme noir, comme tout le monde, s’imagine toujours en couleurs ».
Des extraits de films de la propagande khmère rouge, chantant les mérites du « Kampuchéa démocratique » en route vers le futur harmonieux d’une société collectiviste, sans classes, alternent avec les images de « la vraie vie quotidienne » reconstituées en dioramas et figurines. Le travail de montage du cinéaste et sa lecture d’images spécifiques tirées de la propagande démasquent les mensonges des films khmers rouges. Ainsi, le cinéaste nous fait entrevoir les réalités de la terreur et de la famine que subissent les travailleurs forcés des grands travaux agricoles. Tout comme dans S21 et Duch, le cinéaste juxtapose donc images et discours de la propagande avec « la vraie vie », ce quotidien de la terreur et de la mort que, le plus souvent, seule peut évoquer la mémoire des témoins. Les archives récupérées au camp S21 constituent en effet une exception, documentant en détail des crimes dont les Khmers rouges voulaient faire disparaitre toute trace ; tous ceux qu’on ne peut « rééduquer » sont des ennemis à « réduire en poussière » ! On comprend les Khmers rouges en examinant leurs images, nous dit l’auteur, alors qu’il examine une vieille bobine de film, extraite d’une boite sévèrement corrodée : la pellicule cassante se décompose, mais on distingue encore les images radieuses de vie collective paysanne que ce documentaire khmer rouge était censé « immortaliser ». La caméra filme ensuite le plan d’ensemble d’une maquette représentant la projection en plein air d’un de ces films de propagande. Tout le monde doit y assister et des gros plans nous révèlent l’expression hostile de certains visages parmi tous ces spectateurs forcés. Le mouvement constant de la caméra sur les dioramas et les figurines qui peuplent ces morceaux de paysages sommairement reconstitués, contraste avec les sourires contraints, les « majestueuses » vues d’ensemble et l’activité débordante des travailleurs sur les images de la propagande, des images lisses et dénuées de toute profondeur humaine.
Édité en complément du film sur le DVD, un entretien de Rithy Panh et Christophe Bataille avec C. Ono-dit-Blot du magazine Le Point évoque le contexte de la collaboration entre le cinéaste et le romancier, et retrace la lente genèse du film. L’image manquante est une oeuvre novatrice qui s’inscrit dans la longue durée de l’histoire en portant à l’écran les souvenirs d’enfance de Rithy Panh. Le « devoir de mémoire » de l’orphelin survivant de l’horreur absolue se fonde sur une démarche artistique fascinante et dont la puissante symbolique donne une incroyable résonance collective à cette histoire intime de la victime d’une idéologie criminelle. L’image manquante questionne le « réalisme photographique », démontrant la puissance évocatrice du souvenir et du langage poétique qui, associés à la maitrise des techniques cinématographiques, permettent de « prêter vie » aux figurines d’argile peintes et donc de « faire revivre » tous ceux qu’elles représentent, parents disparus du cinéaste ou autres habitants de Pnom Penh avant leur déportation par les Khmers rouges. Implacable réquisitoire contre le régime khmer rouge, le film accuse tous ceux qui, « bon gré mal gré », collaborèrent à la « machine de mort ». Il pointe aussi du doigt les responsabilités internationales : les Américains dont les bombardements massifs de B52 incitent les jeunes Cambodgiens à rejoindre en masse la guérilla khmère rouge, la Chine qui soutient jusqu’au bout le régime Pol Pot et aussi les Nations unies qui permettent à un représentant khmer rouge d’occuper le siège du Cambodge aux Nations unies jusqu’en 1991 !
- Voir l’analyse historique du procès, de l’idéologie khmère rouge, du centre S21 et de son directeur, par Bernard De Backer « À l’épreuve des khmers rouges », La Revue nouvelle, mars 2012, p. 104 – 110, http://bit.ly/JLj0Pe.