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L’illusion de la transparence des corps. Voir, concevoir et dire le VIH
La transparence des corps peut s’envisager à travers l’émergence d’un paradigme médical et scientifique, où l’enjeu est d’accéder à la réalité de l’autre et du monde, puis à sa transformation morale et politique, où l’accent est mis sur la recherche de la vérité. Le virus du sida/VIH, même s’il s’inscrit dans une histoire courte (la fin des années septante), est symptomatique des évolutions du paradigme de la transparence et permet d’interroger sa portée et son ambigüité.
La transparence est de ces notions labiles et ambigües, capables de tout absorber et d’être empruntées par la médecine, l’esthétique, la philosophie ou encore la politique. Si elle renvoie, dans son sens premier, à la vision et à la traversée des objets et des corps par la lumière, elle peut désigner aujourd’hui la volonté de voir, de savoir et de publiciser son être et ses actes. La transparence semble devenue un devoir moral et une nécessité politique dans les démocraties « modernes », tandis qu’a progressé la protection de la vie privée par un secret estimé légitime. Georg Simmel avait déjà souligné cette apparente contradiction et le passage historique d’une tradition du secret à sa contestation par les Lumières, puis l’émergence d’une injonction de vérité et de transparence ; alors que le secret reste « l’une des plus grandes conquêtes de l’humanité » (1908). Le secret est indissociable de la transparence, il en est peut-être même la condition de possibilité. Le paradigme médical de la transparence ne s’est-il pas construit à partir du serment d’Hippocrate et du sacrosaint secret médical, comme la justice et son secret de l’instruction, ou l’information et le secret des sources ? La transparence n’est donc peut-être pas aussi transparente qu’il n’y paraît et il s’agit, en tous les cas, de mesurer cette ambigüité.
Le regard clinique et la transparence du corps : voir la maladie, dire le diagnostic
Si l’on suit Michel Foucault, la conception de la transparence des corps émerge au XVIIIe siècle avec la « naissance de la clinique » (1963), dont la particularité est de vouloir rendre visible l’invisible. Avec l’affirmation de l’autopsie dans un but scientifique, la clinique oriente son regard vers l’intérieur des corps, le dissèque et le désacralise dans le même geste. Le corps doit désormais être transparent à la médecine, l’enjeu étant d’en comprendre tous les recoins, pour identifier, guérir puis prévenir les affections ou maladies. Cette « révolution » modifie en profondeur la médecine qui devient la « science de la maladie » et non plus de la vie, la pathologie prenant le pas sur la physiologie. Comme le souligne Alexandre Klein (2011), « il ne s’agissait plus de voir pour valider ce qui était dit, mais bien d’inventer de nouvelles manières de dire faisant écho à une nouvelle manière de voir. […] En d’autres termes, par le truchement du dire, le voir devenait savoir, ouvrant la voie à l’instauration concrète du paradigme de la transparence ».
Avec le développement des technologies d’imagerie médicale au cours du XXe siècle, le regard se transforme à nouveau. Selon Klein, le savoir devient circulaire dans la mesure où l’image ne représente plus seulement l’intérieur du corps, mais devient le corps lui-même, le présente tel un objet objectivable et immédiatement compréhensible.
Nous pourrions ajouter un troisième temps à cette évolution du regard médical : la constitution des « maladies asymptomatiques » (sans parler des anticipations des maladies par les tests génétiques) où la détection de la maladie ne dépend que du regard médical, alors qu’elle était principalement basée sur la perception du malade. Désormais, ce n’est pas tant la figure du malade imaginaire que celle du malade ignorant qui prévaut. Un individu s’estimant bien portant peut se voir classé dans la catégorie « malade » sans avoir aucun symptôme, uniquement parce que son corps est suffisamment transparent à la médecine pour qu’il en soit ainsi. Le regard médical signifie la maladie, le diagnostic la matérialise.
De la complexité du VIH : du virus à la maladie, le virus sans maladie
Dans le cas du VIH/sida, l’on connait les incertitudes médicales qui entourent les premiers malades et décès au tournant de la décennie septante-quatre-vingt, avant l’accord (quasi) unanime autour de la qualification de sida, syndrome d’immunodéficience acquise, et de l’identification du VIH, virus de l’immunodéficience humaine, comme en étant le responsable. La définition clinique du sida, modifiée à plusieurs reprises pour inclure de nouvelles pathologies, se base alors sur trois « stades », le dernier étant celui de la « maladie pleinement développée ».
La distinction entre sida et VIH reste toutefois floue dans les représentations collectives et l’on en vient à oublier la base, à savoir que le VIH n’est pas en soi une maladie. Sa présence dans l’organisme signifie le risque de maladie, c’est-à-dire la plus grande probabilité de développer des infections opportunistes. Susan Sontag est la première à souligner et analyser ce point : «“Infecté mais non malade”, cette notion si précieuse de la médecine clinique est en train d’être remplacée par des concepts biomédicaux qui, indépendamment de leurs justifications scientifiques, reviennent à réinstaurer la logique antiscientifique de la souillure » (1989). Elle montre que les qualifications médicales (« infiltration, attaque, défense immunitaire », etc.) ne sont pas sans effet sur la stigmatisation des porteurs du virus, déjà très forte à l’époque.
À partir de 1996, le contexte médical change radicalement : les antirétroviraux actifs (ARV) commencent à être disponibles dans la plupart des pays occidentaux. Le sida n’est plus la conséquence inévitable du VIH, le nombre de décès diminue drastiquement, l’espérance et la « qualité de vie » s’améliorent, bien que certains « échappent » au traitement (n’y sont pas réceptifs) et que d’autres souffrent d’effets secondaires lourds. Le sida et sa gestion politique se « normalisent » (à l’image de sa transformation d’acronyme en nom). Il n’empêche que la très grande majorité des personnes détectées séropositives au VIH et suivies médicalement sont aujourd’hui sous traitement ARV. La massification de cette consommation de médicaments et l’abandon des « trois stades » du sida peuvent être compris à l’aune d’une autre « découverte » médicale : la mesure de la charge virale détectant le taux de présence du virus dans le sang.
La technologie d’identification et de mesure de la charge virale date du milieu des années nonante et les recherches effectuées à partir du suivi de « cohortes » de porteurs permettent progressivement d’établir un lien avec l’infectiosité. D’une part, les traitements entrainent une diminution de la charge virale, voire la rendent « indétectable» ; d’autre part, plus la charge virale est faible, plus les risques de transmettre le VIH sont faibles. En 2008, le Bulletin des médecins suisses publie une véritable « bombe » dans le monde du sida : « Une personne séropositive ne souffrant d’aucune autre mst et suivant un traitement antirétroviral avec une virémie entièrement supprimée ne transmet pas le VIH par voie sexuelle. » Si les réactions publiques sont plutôt timides et contrastées, une nouvelle enquête estimant la réduction du risque de transmission en cas de charge virale indétectable à 96%, va amener l’OMS et l’Onusida à prendre officiellement position en juin 2011, créditant le « nouveau paradigme de prévention ». Désormais le traitement individuel devient une prévention collective, au grand bonheur des laboratoires pharmaceutiques1, qui financent aujourd’hui des projets évaluant l’opportunité de mettre sous traitement « pré-exposition », c’est-à-dire préventivement, des personnes estimées à haut risque de VIH (en premier les « hommes ayant des rapports sexuels avec des hommes »).
L’évolution des technologies médicales et les « découvertes » semblent donc permettre une meilleure transparence des corps, une visibilité plus nette du virus. Dans le même temps, la revendication publique de cette transparence, qui masque les incertitudes, les négociations et les conflits en jeu autour des « découvertes », légitime la médication préventive d’une partie de la population, afin de lui éviter le risque de devoir prendre à vie cette même médication.
Transparence de la chair, opacité de l’information ?
Les enjeux de cette nouvelle « transparence du corps » ne sont pas encore mesurés à leur juste valeur. Marsha Rosengarten (2009) s’y est intéressée à partir des travaux des féministes matérialistes ayant remis en cause l’existence d’un objet scientifique transparent, externe aux technologies de production permettant de le saisir. Elle analyse comment les diagnostics et les traitements sont mis en place, négociés et saisis par les personnes séropositives et leurs médecins et comment ils n’agissent pas seulement pour réduire le virus, mais transforment également les corps et leurs représentations ; produisant une indissociabilité entre la chair (flesh) et l’information. L’impact du test de charge virale est à replacer dans ce cadre. Elle cite notamment une femme séropositive : « Je ne l’ai pas, sinon comment ma charge virale serait indétectable ? » En effet, l’indétectabilité mesure ce que l’on ne peut pas détecter. La transparence de la chair ne doit pas se confondre avec la translucidité et passe invariablement par le filtre de l’information. Le corps ne se donne jamais à voir dans toute sa nudité : il nécessite une qualification, qui sera transmise comme information si elle est partagée et légitime, soit généralement issue du corps « scientifique ».
Par ailleurs, les personnes séropositives sont responsabilisées face à l’«adhérence » au traitement (quotidien), comportement décrit comme l’unique condition de « réussite », tandis que le test de charge virale impose un impératif de surveillance médicale régulier et fréquent (tous les trois ou six mois). La vie avec le VIH aujourd’hui est donc, pour la plupart des séropositifs en Belgique, singulièrement différente de celle des années pré-ARV. Pour Rosengarten, « la matérialisation de la variabilité illustre la capacité durable et transformative de ce qui est conceptuellement fixé comme étant le VIH. […] L’impossibilité d’une représentation transparente des objets du VIH, du système immunitaire, des traitements thérapeutiques et autres pose un sérieux défi à la science » (2004). La transparence des corps ne serait-elle qu’une illusion, quoiqu’une illusion produisant des effets bien réels ?
Des stigmates du VIH : volonté de savoir versus droit au secret
Malgré les évolutions médicales, la stigmatisation des personnes vivant avec le VIH reste très prégnante et les discriminations fréquentes (Pezeril, 2010, 2011a, 2011b). Si peu d’enquêtes sont disponibles en Belgique, l’enquête de santé par interview de l’Institut scientifique de la santé publique de 2004 a mis en avant que, si plus de 78% des répondants estiment qu’un « patron ne doit pas pouvoir licencier une personne atteinte du sida », 54% déclarent qu’ils devraient être avertis de la séropositivité d’un de leurs collègues, même sans son consentement2. La volonté de savoir contrebalance donc sérieusement celle de protéger la vie privée.
Au-delà de représentations toujours difficiles à saisir finement au moyen d’enquêtes quantitatives, le droit au secret s’est indéniablement (quoique discrètement) étiolé. En premier lieu, le secret médical, encore considéré comme inviolable par le Conseil national de l’Ordre des médecins belges en 2000, est remis en cause sept ans plus tard au nom de l’«état de nécessité » de protection du « partenaire stable », même si le médecin doit suivre un ensemble d’étapes avant de pouvoir transgresser ce secret (prévenir le patient, l’inciter à révéler, demander l’avis des collègues, etc.). En 2009, le Conseil est à nouveau saisi de cette question et précise alors que la décision relève de la responsabilité personnelle, tant morale que juridique, du médecin et « qu’en aucun cas il n’est fait obligation au médecin de parler ».
Sans pouvoir développer plus avant les arguments et les tergiversations du Conseil, ses prises de position publiques légitiment la levée du secret et autorisent les médecins, dans certains cas, à « faire pression » — pour reprendre l’expression de l’un d’entre eux lors d’une discussion — sur leur patient pour qu’il dise sa séropositivité. Cette injonction à la transparence se déploie désormais dans la sphère pénale.
La pénalisation : vers un devoir de transparence
La pénalisation3 de la transmission du VIH s’affirme en Europe à partir du milieu des années 2000, soit bien après la découverte des ARV et leur accessibilité, quand le diagnostic ne signifie plus systématiquement le sida et la mort. Après la Grande-Bretagne en 2002, la France en 2005, la Belgique, longtemps épargnée, condamne pour la première fois en juin 2011 un homme séropositif pour avoir « causé à autrui une maladie ou une incapacité de travail personnelle, en lui administrant des substances qui sont de nature à donner la mort ou à altérer gravement la santé » (article 421 du Code pénal). Accusé par son ex-femme de transmission du VIH et par une ex-compagne d’exposition au risque de VIH (sans transmission), à la suite d’une fellation non protégée, il a été condamné à trois ans de détention, dont deux avec sursis. La décision fait désormais jurisprudence et plusieurs autres plaintes ont été déposées depuis.
Dans les autres pays, les condamnations se sont multipliées et diversifiées, sanctionnant même la transmission materno-fœtale (Canada). Au Canada justement, où l’arrêt Cuerrier de la Cour suprême a statué en 1998 que, s’il y a un « risque important de lésions corporelles graves », la personne séropositive a l’obligation de divulguer son état. Une brochure d’une association gay d’Ontario conseillait en 2010 aux séropositifs de dire leur statut avant toute relation sexuelle et d’en avoir la preuve (enregistrement, témoin, contrat écrit). La contractualisation de la relation sexuelle s’instaure par le paradigme de la transparence, du récit de soi et de sa chair.
Si les arguments des organisations internationales et des associations de lutte contre le sida4 pointant les méfaits de la pénalisation, tant en termes de droits humains que d’efficacité de santé publique, sont peu mobilisés par les tribunaux, c’est l’argument de la charge virale qui va être pris en compte. Des acquittements sont prononcés en Suisse en 2009, au Canada en 2010 sur la base de l’indétectabilité qui permet d’estimer le risque de transmission comme très faible ou nul. La question de la mesure de la charge virale devient donc encore plus centrale pour les séropositifs. L’un d’entre eux me confiait sa volonté de commencer un traitement pour être indétectable et « enfin [se] sentir à l’aise et moins angoissé » avec ses partenaires. Les travaux de sciences sociales ont déjà largement documenté la difficulté à dire sa séropositivité et cette question commence même à être prise en compte dans les campagnes de prévention5. Si la sanction pénale, et sa publicisation, modifie inévitablement le regard porté sur la pathologie et ses « malades », il faudrait pouvoir analyser plus finement son impact sur la dicibilité et, plus largement, l’information en jeu autour du VIH.
De la nécessité du secret ?
Dans un contexte de pénalisation, la dialectique du secret et de la transparence prend donc toute son acuité et sa gravité. Elle nous pousse en tous les cas à nous interroger sur cette transparence qui, sous couvert de vérité et de responsabilité, semble utilisée tel un mot d’ordre et qui peut arriver in fine à légitimer le retour de techniques disciplinaires. La pénalisation, tout autant que l’autorisation de la levée du secret médical, participent d’une même dynamique exhortant les séropositifs à se dire, à participer à ce « gouvernement de la parole » (Memmi, 2003) qui n’agit plus seulement à travers des techniques douces de persuasion, mais utilise l’arme de la justice et de l’enfermement. Elle met en tous les cas l’accent sur la responsabilisation des seuls séropositifs (du moins ceux qui le savent), après des décennies de prévention axée sur la coresponsabilité des partenaires sexuels et les droits des personnes séropositives.
Est-il nécessaire de souligner que l’épanouissement de ce paradigme de la transparence des corps, à travers l’exposition et le récit de soi, nous semble devoir être maitrisé si l’on veut encore respecter les libertés individuelles ? Comme le note justement Massis (2001), « le secret est le discret ciment d’une démocratie qui prône la transparence sans pouvoir l’assumer entièrement ». Il est donc peut-être temps de réactiver l’analyse de Simmel en termes de nécessité du secret et de prêter attention à cette transparence qui « ne tolère quelques vestiges de secrets que sous la condition de n’être pas dérangée par eux » (Bredin, 2001).
- Un traitement antirétroviral coute aujourd’hui environ mille euros par mois.
- Voir le Rapport 2004 consultable en ligne : . Les résultats par question ont été obtenus à la suite de la demande par l’Observatoire du sida et des sexualités d’un rapport d’analyses complémentaires.
- Sur cette question, voir Gaissad & Pezeril (2011) pour plus de précisions.
- Les dizaines de publications sur le sujet ne peuvent être citées ici, voir la bibliographie publiée récemment sur le site www.observatoire-sidasexualites.be/.
- Voir la campagne de l’asbl Ex Aequo chargée de la prévention sida/IST chez les gays/HSH en Belgique en 2009 : « Si tu es prêt à l’entendre, je suis prêt à te le dire. Séropositivité : n’en faisons plus un tabou. »