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L’ile hors saison

Numéro 2 février 2014 par Jacques Vandenschrick

février 2014

Choi­sir les livres qu’on emmè­ne­rait sur une ile déserte, jeu pué­ril, un peu vain, auquel on s’essaie par­fois, men­ta­le­ment, « alla prous­tia­na ». Ou alors, dans cer­tains maga­zines, un exer­cice qua­si ana­logue pousse à défi­nir le top 10 des émo­tions de lec­ture d’une per­son­na­li­té en vue, pas for­cé­ment grand lec­teur, qui, le plus sou­vent, mêle à de grands noms […]

Choi­sir les livres qu’on emmè­ne­rait sur une ile déserte, jeu pué­ril, un peu vain, auquel on s’essaie par­fois, men­ta­le­ment, « alla prous­tia­na ». Ou alors, dans cer­tains maga­zines, un exer­cice qua­si ana­logue pousse à défi­nir le top 10 des émo­tions de lec­ture d’une per­son­na­li­té en vue, pas for­cé­ment grand lec­teur, qui, le plus sou­vent, mêle à de grands noms obli­ga­toires (intou­chables et même par­fois non lus), des livres cultes du moment. Et cha­cun s’invite men­ta­le­ment, en atten­dant chez le den­tiste ou le coif­feur, maga­zine dépo­sé, à une petite sélec­tion de même genre. Mais que la sai­son fleu­risse, s’avance ou passe, carie plom­bée, bru­shing rapla­pla, toutes sortes d’autres pré­oc­cu­pa­tions forcent à s’apercevoir, pour l’essentiel, qu’il n’y a pas… d’iles désertes. Des déserts inté­rieurs, des soli­tudes dans la foule, oui. Mais si peu de lec­tures et cer­tai­ne­ment pas d’iles désertes comme la rêve­rie exo­tique et les bro­chures de voya­gistes les sug­gèrent. Pour gagner de vraies iles désertes et la paix des lec­tures sémi­nales incon­nues, il fau­drait des cartes marines un peu spé­ciales, les conseils avi­sés d’un Robin­son, le coup de main de Ven­dre­di. Bref, tout autre chose qu’un « tour ope­ra­tor » qui l’aurait « déjà fait », comme on dit entre rou­tards ini­tiés. Et même, à la clé, un vrai nau­frage. (C’est vrai que nau­frage il y a tou­jours. Ou en tout cas, il y aura, et défi­ni­tif, un jour… Les livres à ce moment là?…) Mais, pour l’heure, dans ce petit exer­cice social ou soli­taire, pas d’ile déserte à l’horizon. Et, bien enten­du, peu de lec­tures essen­tielles. Rien d’autre, la plu­part du temps, qu’un jeu ano­din, consis­tant à confron­ter les choix d’autrui (« C’est quoi ce Feu pâle, de Nabo­kov ? ») à ses propres gouts (ima­gi­naires?) du moment.

Clas­ser ses livres favo­ris… Exer­cice inof­fen­sif, sans doute, mais au terme duquel on peut se deman­der ce que don­ne­rait la col­la­tion de ces pal­ma­rès si on les récol­tait, pour un même indi­vi­du, sur plu­sieurs années. Mania­que­rie hau­taine d’un indé­crot­table lit­té­raire ? Ou véri­fi­ca­tion de la pro­fon­deur des traces pré­ten­du­ment faites par les livres dont on affirme qu’ils ont vrai­ment comp­té dans une vie ? Ou vaine psy­cha­na­lyse sau­vage par l’entremise d’un bazar livresque ? On ne peut, sur ces ques­tions, s’empêcher d’entendre réson­ner le fre­don feu­tré et dou­ce­ment désa­bu­sé de la chan­son : « And you read your Emi­ly Dickinson/And I my Robert Frost/And we note our place with bookmarkers/That mea­sure what we’ve lost1.…»

Il n’empêche : tant que dure­ra la navi­ga­tion, quels sont donc ces bou­quins, cent fois repris, usés, inusables, qui ont pris loge­ment dans nos sacs pour aller au bou­lot ou dans nos valises et dont on véri­fie à chaque départ qu’on les a bien avec soi, ou qu’ils se sont ami­ca­le­ment déjà coin­cés (ils nous connaissent!) dans la por­tière, ou dans la boite à gants (où on ne trouve jamais de gants), voire dans une poche, jusqu’à en défor­mer la veste ? La ques­tion serait alors : Quels sont les deux ou trois livres que vous avez le plus sou­vent tenus à prendre avec vous, au tra­vail, en vacances, en voyage ? Quel évan­gile, rêvé en grec, élu comme talis­man de l’âme, sur lequel sécher jusqu’au sque­lette, jusqu’à l’apparition, à l’horizon de sa chambre (de ville, d’hôtel ou de n’importe où) du vais­seau libé­ra­teur. Comme dans Peter Pan. Quelque chose comme un vieux Super­vielle. Ou Pas­cal, en tour­nant le dos au débat exté­nuant sur l’édition la plus fidèle au clas­se­ment des Pen­sées2. Ou le très mince recueil archan­gé­lique des Poé­sies, de Georges Sché­ha­dé, relu jusqu’à l’usure. Et à l’évocation de ces insé­pa­rables du moi (et non « Du mois », comme on dit dans les maga­zines, pour les arri­vages bête­ment notés « Coup de cœur » sur l’étal du libraire), le cœur se serre et se repeuple de ceux qui l’ont pau­vre­ment — on a par­fois, tel­le­ment « épar­gné pour » ! Petit à petit, des années durant — enri­chi par leur qua­si constant com­merce : Senan­cour, Pavese, Dante, Büch­ner… Lien vis­cé­ral à ses clas­siques. Cha­cun les siens.

Dans cette mémoire désor­don­née de mes sacs, tirant sur la ban­dou­lière, il est un livre dont le « ten­du » du style, l’«ostinato » de la voix et la pure­té me confondent tou­jours et me sont deve­nus comme un plain-chant indis­pen­sable. Il s’agit des Pen­sées sans ordre concer­nant l’amour de Dieu, de Simone Weil. Il est très rare qu’il ne soit pas glis­sé dans mes bagages sous sa cou­ver­ture blanche, aujourd’hui un peu fanée (acquis en 1965 ou 1964?), avec le lise­ré vert de la col­lec­tion « Espoir » qu’Albert Camus avait fon­dée chez Gal­li­mard. À côté d’œuvres majeures de René Char, de Brice Parain ou de Roger Gre­nier, Camus avait, très tôt, vou­lu y accueillir plu­sieurs textes de la phi­lo­sophe et mys­tique fran­çaise, qui, en exi­geant de par­ta­ger les souf­frances des pri­son­niers sur le conti­nent, s’était lais­sée mou­rir de faim, à Londres, en 1943. Elle avait trente-quatre ans. Simon Leys, dans un magni­fique article3, au par­cours sinueux très atta­chant, bien dans sa manière de sino­logue aus­si artiste qu’érudit, rap­porte com­bien Camus éprou­vait de res­pect et d’admiration pour le che­mi­ne­ment spi­ri­tuel radi­cal de Simone Weil, juive pré­fé­rant la pen­sée grecque à l’héritage hébraïque, agnos­tique à l’âme cathare, intrai­table élève d’Alain, mais invin­ci­ble­ment aiman­tée par l’évangile. L’anecdote que Leys évoque raconte que Camus, fra­gile et fati­gué, tou­jours mena­cé dans sa san­té, très désem­pa­ré par la célé­bri­té et fuyant les jour­na­listes qui l’assaillaient en per­ma­nence après le prix Nobel, se réfu­giait par­fois chez les parents de Simone Weil et deman­dait à la mère de celle-ci, le pri­vi­lège d’aller se repo­ser, qué­rir un peu de paix en se recueillant dans la chambre même de leur fille défunte.…

Les textes cen­traux des Pen­sées sans ordre concer­nant l’amour de Dieu sont à nou­veau à la por­tée de qui­conque le sou­haite. En effet, la col­lec­tion de poche « Folio 2€4 » vient d’opérer un de ses choix les plus forts et les plus inat­ten­dus au sein de sa sélec­tion sou­vent un peu désin­volte, en les y intégrant.

Lorsqu’on se recon­nait un atta­che­ment pro­fond et comme per­ma­nent pour un livre au point par­fois de se déses­pé­rer de ne plus le retrou­ver là où on lui avait assi­gné sa place de sen­ti­nelle de l’âme, la ques­tion qui sur­git alors n’est pas tant de pou­voir dire, à qui s’étonnerait d’un tel qua­si-féti­chisme, ce qu’il y a dans ce livre, quel est son conte­nu, fina­le­ment, pour jus­ti­fier pareille obses­sion. Cela, on peut cent fois l’apprendre, l’avoir appris, diver­se­ment énon­cé, avec plus ou moins d’objectivité dans les nom­breux ouvrages qui traitent ou ont déjà beau­coup trai­té de l’auteur. Ain­si Simone Weil a‑t-elle ins­pi­ré les com­men­taires et pré­ci­sions des plus grands, phi­lo­sophes, his­to­riens de la pen­sée, témoins his­to­riques, fémi­nistes, cri­tiques éclai­rés : de Georges Stei­ner à Paul Ricœur en pas­sant par Emma­nuel Lévi­nas, Jacques Cabaud5, etc. Il en est des cen­taines et d’excellents.

La vraie ques­tion, mais elle ne se pose avec sérieux qu’à soi-même, serait : « Pour­quoi moi et ce livre-là » ? Que dit (ou cache) du lec­teur un livre qu’on s’est recon­nu aus­si intime, et dont le pro­pos est deve­nu, à tra­vers les années, comme l’interpellation d’une voix fra­ter­nelle ? À la ren­contre de quoi les mots du texte sont-ils venus ? Au-devant de quelles soifs, de quelles bles­sures incon­nues (même de soi), se sont-ils por­tés ? Quel manque accom­pagnent-ils, quelle convic­tion fra­gile, sans qu’on se l’avoue tout à fait, en viennent-ils à récon­for­ter ? Quel est ce cœur du texte tel­le­ment irremplaçable ?

« Pour que l’on puisse relire, chaque jour, ou presque, de sa vie, un livre (quand il ne s’agit pas des Écri­tures), il faut qu’on y trouve plus que l’énoncé d’une doc­trine réduite à des for­mules ; si rigou­reuses que soient celles-ci, si noble et forte celle-là6. »

Le « cœur » d’un livre qu’on ne quitte jamais, qui ne vous quitte jamais, un livre qui bat étran­ge­ment au rythme de sa propre vie et raconte « avec l’ardeur per­cep­tible jus­te­ment dans la voix7 », ce qu’elle pour­rait valoir si on le vou­lait, voi­là bien ce qui fait l’attachement spé­cial et pré­cieux qu’on peut vouer à cela, un livre, un pauvre ensemble de quelques cahiers de papier qu’un auteur a extrait de sa souf­france et qui vient peu­pler la nôtre et, si pos­sible, en atten­dant, la conso­ler un peu.

  1. « Et tu lis ton Emi­ly Dickinson/Et moi mon Robert Frost/Et nous rete­nons nos posi­tions avec des marque-pages/­qui mesurent ce que nous avons per­du. » Simon et Gar­fun­kel, The dan­gling conver­sa­tion, trad. Gré­goire Vandenschrick.
  2. Ah ! La chasse au tré­sor du clas­se­ment vrai, pré­su­mé reflé­ter celui vou­lu par le génie de Port Royal. (On s’en moque. On les lit quand même en les ouvrant au hasard!).
  3. Paru d’abord dans Simone Weil, Sagesse et grâce vio­lente, ouvrage col­lec­tif sous la direc­tion de Flo­rence de Lus­sy, (Bayard), dans lequel l’essai de Simon Leys jouxte ceux de plu­sieurs auteurs (tels Czes­law Milosz, David MacLel­lan, etc.) et repris, ensuite, dans Le stu­dio de l’inutilité (Flam­ma­rion), ouvrage cette fois com­po­sé d’essais ayant exclu­si­ve­ment Simon Leys comme auteur. Flo­rence de Lus­sy est par ailleurs la direc­trice de l’édition des divers volumes et cahiers des Œuvres com­plètes, de Simone Weil, opé­ra­tion tou­jours en chan­tier, chez Gallimard.
  4. Qui offre, comme l’annonce le site Gal­li­mard, de « courts textes savou­reux » d’auteurs les plus divers, contem­po­rains, clas­siques (ou même d’ensembles plus ou moins antho­lo­giques, plai­sants, sous-titrés « Éloges »).
  5. On oublie aujourd’hui bien injus­te­ment Jacques Cabaud qui, après Camus et sa luci­di­té d’éditeur pion­nier, enta­ma un pre­mier tra­vail d’ensemble en enquê­teur, archi­viste et his­to­rien de la vie et de l’œuvre de Simone Weil.
  6. Phi­lippe Jac­cot­tet, Le bol du pèle­rin (La Doga­na, 2001), p.28. Dans cette sobre et sub­tile médi­ta­tion sur l’œuvre du peintre ita­lien, Gior­gio Moran­di, Jac­cot­tet relève que celui-ci, dans sa retraite d’artiste soli­taire et silen­cieux, lisait inlas­sa­ble­ment deux auteurs, obs­ti­né­ment repris : Pas­cal et Leopardi.
  7. Op. cit., p. 28, Jac­cot­tet citant Ungaretti.

Jacques Vandenschrick


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