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L’idéologie sans le dogme

Numéro 12 Décembre 2008 par Luc Van Campenhoudt

décembre 2008

Les ensei­gne­ments de la crise finan­cière sont plus nom­breux et plus fon­da­men­taux qu’il y paraît. De prime abord, elle a mon­tré le manque de régu­la­tion des mar­chés finan­ciers et l’in­ca­pa­ci­té des grandes ins­ti­tu­tions finan­cières pri­vées à maî­tri­ser les pro­duits de plus en plus com­plexes qu’elles ont elles-mêmes concoc­tés pour satis­faire l’im­pa­tiente cupi­di­té de leurs diri­geants et de leurs […]

Les ensei­gne­ments de la crise finan­cière sont plus nom­breux et plus fon­da­men­taux qu’il y paraît.

De prime abord, elle a mon­tré le manque de régu­la­tion des mar­chés finan­ciers et l’in­ca­pa­ci­té des grandes ins­ti­tu­tions finan­cières pri­vées à maî­tri­ser les pro­duits de plus en plus com­plexes qu’elles ont elles-mêmes concoc­tés pour satis­faire l’im­pa­tiente cupi­di­té de leurs diri­geants et de leurs action­naires. Dans une éco­no­mie où les dol­lars cir­culent infi­ni­ment plus vite que les mar­chan­dises, la crise a mon­tré l’a­veu­gle­ment et l’in­con­sé­quence de cer­tains diri­geants dont les déci­sions désas­treuses se sont avé­rées, au fur et à mesure de leurs prises de risques, de fatales fuites en avant.

Cette déroute est aus­si celle de la mathé­ma­tique finan­cière et de la confiance hyp­no­tique dans ses modèles, pour­tant vite dépas­sés par les consé­quences en chaîne de pro­duits trop sophis­ti­qués, écha­fau­dés à par­tir d’eux. Les cadres de la finance ne com­pre­naient plus rien aux pro­duits qu’ils ven­daient à d’in­nom­brables épar­gnants, et les modé­li­sa­teurs eux-mêmes en per­daient le contrôle. La bulle explo­sait alors au visage des appren­tis sor­ciers qui en avaient com­bi­né tous les ingré­dients. Ce fias­co porte un méchant coup au mythe selon lequel une modé­li­sa­tion mathé­ma­tique serait seule capable de résoudre pra­ti­que­ment tous les pro­blèmes. L’é­chec est donc aus­si celui d’un type de savoir orgueilleux, qui se veut exclu­sif en matière de ges­tion et de poli­tique éco­no­mique, mais qui, aus­si éla­bo­ré soit-il, ne sera jamais qu’une construc­tion théo­rique. Il ne fau­drait donc jamais prendre les résul­tats de la modé­li­sa­tion pour réa­li­té ni pour cer­ti­tude, mais seule­ment comme outil. Il fau­drait ces­ser de pen­ser qu’elle impo­se­rait, par sa seule cohé­rence logique, un one best way qui dis­pen­se­rait d’une appré­cia­tion plus qua­li­ta­tive de l’en­semble des condi­tions à prendre en compte et, sur­tout, de la néces­si­té de faire, in fine, des choix poli­tiques et moraux en contexte d’incertitude.

C’est en par­tie au nom de cette uto­pie d’une socié­té gérée par un mode de trai­te­ment de l’in­for­ma­tion fon­dé sur un lan­gage mathé­ma­tique uni­ver­sel que s’est répan­due l’i­déo­lo­gie de la fin des idéo­lo­gies et de la fin du poli­tique1. Si les lois de l’é­co­no­mie sont infran­gibles, si les sys­tèmes de cal­cul et d’in­for­ma­tion nous offrent à tous les coups la bonne solu­tion, si en somme la néces­si­té com­mande notre des­tin, les pro­grammes poli­tiques ne peuvent plus être que de légères variantes d’une direc­tion géné­rale qui s’im­pose au bon sens. Pour­quoi s’en­com­brer encore d’un État qui se mêle­rait d’é­co­no­mie et de social ? Qu’il se contente seule­ment de bien faire la police. Pour­quoi entre­te­nir dans nos uni­ver­si­tés des intel­lec­tuels non acquis à la tech­nos­cience ? Pour­quoi ne pas lais­ser le monde indus­triel pro­duire sans entraves de la richesse dont tous devraient finir par pro­fi­ter, tôt ou tard ?

Qu’a­près les ban­quiers, les grands patrons de Ford, Gene­ral Motors et Chrys­ler en soient réduits à venir men­dier des mil­liards de dol­lars au Congrès amé­ri­cain, que le monde poli­tique doive reprendre brus­que­ment la main pour sau­ver l’é­co­no­mie, que les libé­raux réclament sou­dain plus d’É­tat, jurant qu’on les a mal com­pris lors­qu’ils défen­daient l’in­verse, que les organes publics de contrôle des banques, comme la Com­mis­sion ban­caire, n’aient rien vu venir et trouvent cela nor­mal…, on voit bien que ce qui est aujourd’­hui au cœur du débat n’est pas seule­ment ce contrôle des banques mais bien le rap­port entre l’ac­ti­vi­té éco­no­mique et la socié­té, entre le pri­vé et le public, entre le mar­ché et l’É­tat. C’est la fonc­tion de ce der­nier, comme norme ultime, norme des normes en quelque sorte, qui est rap­pe­lée et qui doit être repen­sée, sans retom­ber dans les excès par­ti­sans et bureaucratiques. 

Une pro­fonde réforme des rap­ports entre l’é­co­no­mie et la socié­té doit s’ac­com­pa­gner d’une pro­fonde réforme des rap­ports entre la science (éco­no­mique notam­ment, mais pas uni­que­ment) et la socié­té. Il s’a­git de don­ner la prio­ri­té à la connais­sance et à la trans­for­ma­tion de la réa­li­té, dans toute sa com­plexi­té et toutes ses dimen­sions plu­tôt qu’au modèle pour lui-même, de sou­mettre le savoir au sens. Il s’a­git aus­si et sur­tout d’é­la­bo­rer et de confron­ter de nou­velles idéo­lo­gies, conçues comme sys­tèmes de pen­sée propres à gui­der la mise en œuvre d’un pro­jet col­lec­tif adap­té aux enjeux de l’é­poque. Depuis les dérives dog­ma­tiques d’un cer­tain mar­xisme, jus­te­ment dénon­cées par Ray­mond Aron, le mot « cidéo­lo­gie hérisse ».

Une pro­fonde réforme des rap­ports entre l’é­co­no­mie et la socié­té doit s’ac­com­pa­gner d’une réflexion appro­fon­die sur les rap­ports entre la science et la socié­té. Il s’a­git de don­ner la prio­ri­té à la connais­sance et à la trans­for­ma­tion de la réa­li­té, dans toute sa com­plexi­té et toutes ses dimen­sions plu­tôt qu’au modèle pour lui-même, de sou­mettre le savoir au pro­jet et de s’in­ter­ro­ger sur son sens. Il s’a­git aus­si et sur­tout d’é­la­bo­rer et de confron­ter de nou­velles idéo­lo­gies, conçues comme sys­tèmes de pen­sée propres à gui­der la mise en œuvre d’un pro­jet col­lec­tif adap­té aux enjeux de l’é­poque. Depuis les dérives dog­ma­tiques d’un cer­tain mar­xisme, jus­te­ment dénon­cées par Ray­mond Aron, le mot idéo­lo­gie hérisse. Mais on parle ici d’i­déo­lo­gies débar­ras­sées des dogmes et croyances non scien­ti­fiques qui devraient désor­mais appar­te­nir au pas­sé, mais qui meublent encore trop d’es­prits, ten­tés de se ras­su­rer à peu de frais. « Le monde ne peut pas s’au­to­dé­truire », « Les grandes ins­ti­tu­tions pri­vées et publiques sont gérées de manière ration­nelle », « Une très grande entre­prise ne peut faire faillite », « La science trou­ve­ra réponse à tous les pro­blèmes », « Les tech­niques de l’in­for­ma­tion per­met­tront de créer une socié­té mon­diale har­mo­nieuse », « Le capi­ta­lisme fini­ra tou­jours par trou­ver une solu­tion aux pro­blèmes qu’il a lui-même créés », « Il n’y a plus vrai­ment de classes sociales, seule­ment un inté­rêt géné­ral », « l’É­tat est impar­tial », « Quoi qu’on lui fasse subir, la nature est capable de se régé­né­rer », « Le mar­ché s’au­to­ré­gule », « En toutes cir­cons­tances, un État fort ne peut être que nui­sible»… un des rôles de la science est de tordre davan­tage encore le cou à de telles croyances, à mon­trer à la socié­té qu’elle n’est face qu’à elle-même, sans aucun garant pui­sé dans quelque loi natu­relle ou méta­phy­sique que ce soit, et à ali­men­ter des sys­tèmes de pen­sée mobi­li­sa­teur et des pro­jets radi­ca­le­ment lucides et courageux.

À droite, à gauche comme au centre, il y a urgence à éla­bo­rer et confron­ter démo­cra­ti­que­ment de nou­velles idéo­lo­gies capables de remo­bi­li­ser des citoyens et des res­pon­sables trop rési­gnés, où une vision à long et moyen termes dicte les déci­sions à court terme, et où une pen­sée encas­trée dans la réa­li­té sociale et l’ex­pé­rience humaine prend le pas sur les cer­ti­tudes abstraites.

  1. Voir à ce sujet le petit ouvrage éclai­rant d’Ar­mand Mat­te­lart, His­toire de la socié­té de l’in­for­ma­tion, La Décou­verte, Repères, 2003.

Luc Van Campenhoudt


Auteur

Docteur en sociologie. Professeur émérite de l’Université Saint-Louis – Bruxelles et de l’Université catholique de Louvain. Principaux enseignements : sociologie générale, sociologie politique et méthodologie. Directeur du Centre d’études sociologiques de l’Université Saint-Louis durant une quinzaine d’années, jusqu’en 2006, il a dirigé ou codirigé une quarantaine de recherches, notamment sur l’enseignement, les effets des politiques sécuritaires, les comportements face au risque de contamination par le VIH et les transformations des frontières de la Justice pénale. Ces travaux ont fait l’objet de plusieurs dizaines d’articles publiés dans des revues scientifiques, de nombreux ouvrages, et de plusieurs invitations et chaires dans des universités belges et étrangères. À travers ces travaux, il s’est intéressé plus particulièrement ces dernières années aux problématiques des relations entre champs (par exemple la justice et la médecine), du pouvoir dans un système d’action dit « en réseau » et du malentendu. Dans le cadre de ces recherches il a notamment développé la « méthode d’analyse en groupe » (MAG) exposée dans son ouvrage La méthode d’analyse en groupe. Applications aux phénomènes sociaux, coécrit avec J.-M. Chaumont J. et A. Franssen (Paris, Dunod, 2005). Le plus connu de ses ouvrages, traduit en plusieurs langues, est le Manuel de recherche en sciences sociales, avec Jacques Marquet et Raymond Quivy (Paris, Dunod, 2017, 5e édition). De 2007 à 2013, il a été directeur de La Revue Nouvelle.