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L’idée du socialisme. Un essai d’actualisation, d’Axel Honneth
Au moment où, un peu partout en Europe, les partis socialistes semblent mal en point et sont confrontés à une crise existentielle, les réflexions fondamentales sur l’idéal véhiculé par le socialisme sont les bienvenues. Après d’autres, le philosophe allemand Axel Honneth nous apporte sa contribution au débat. Il s’agit pour lui de tenter de comprendre et […]
Au moment où, un peu partout en Europe, les partis socialistes semblent mal en point et sont confrontés à une crise existentielle, les réflexions fondamentales sur l’idéal véhiculé par le socialisme sont les bienvenues. Après d’autres, le philosophe allemand Axel Honneth1 nous apporte sa contribution au débat. Il s’agit pour lui de tenter de comprendre et de surmonter une contradiction : alors même que de tous côtés émergent des plaintes quant aux conséquences de la mondialisation économique, il semblerait que nous soyons devenus incapables de penser une alternative sociale, un avenir différent du présent. Pendant des décennies, l’idée du socialisme a proposé une telle alternative. Mais elle a aujourd’hui perdu sa force d’attractivité, semblant devenue obsolète. Axel Honneth veut comprendre les raisons de cette obsolescence et identifier les voies possibles d’un socialisme renouvelé, à la fois fondé sur un plan normatif et en phase avec les transformations de la société.
Pour ce faire, un retour sur l’idéal moral qui anime le socialisme des origines s’impose (chapitre I). On sait la diversité des penseurs et des doctrines du socialisme dans la première moitié du XIXe siècle. Mais qu’ont donc en commun Saint-Simon, Owen, Fourier et leurs disciples respectifs ? Pas seulement une volonté de socialiser l’économie et d’égaliser les conditions matérielles d’existence. Ils partagent bien plus que cela : un idéal moral, venu tout droit de la Révolution française — Liberté, Égalité, Fraternité —, mais dévoyé par la pensée politique libérale. Celle-ci pensait en effet les termes du triptyque de manière étroite et formelle de sorte qu’ils en devinrent dépourvus de sens et mutuellement exclusifs. À l’inverse, on peut discerner, chez les premiers penseurs du socialisme une tentative de leur donner chair et de les articuler grâce à une conception de la « liberté sociale ». Selon cette conception, la liberté ne peut se développer que moyennant l’engagement de chacun dans une forme de coopération solidaire où chacun perçoit qu’il ne peut réaliser ses fins propres que s’il œuvre à la possibilité pour les autres de réaliser les leurs. La liberté ne peut être produite que socialement. L’organisation de coexistence des libertés n’est donc pas, comme le pensent les libéraux, un jeu à somme nulle dans lequel la protection de la liberté des uns impliquerait nécessaire la limitation de celle des autres. Pour les socialistes, la coopération sociale serait un jeu à somme positive : la liberté de l’un ne s’accroissant que grâce à l’extension de celle de l’autre. Cette conception holiste de la liberté sociale, que Honneth a très largement étudiée et défendue dans son ouvrage précédent Le droit de la liberté2, fait du socialisme un projet d’instauration d’une forme de vie communautaire radicalement distinct du libéralisme. C’est à Marx qu’il revient d’avoir théorisé ce projet tout en l’associant à une conception industrialiste de l’histoire et de la société.
Or, la culture de l’industrialisme est devenue aujourd’hui obsolète et il importe pour le socialisme de s’en libérer (chapitre II). Cette libération passe par une mise en question de trois postulats majeurs : l’idée que la suppression révolutionnaire du capitalisme serait la seule voie possible pour mettre en place une communauté solidaire empêcherait le socialisme de penser la dimension proprement politique et démocratique de la transformation sociale et son horizon normatif ; la convergence posée de manière nécessaire et exclusive entre le socialisme et les intérêts de la classe ouvrière, l’aurait rendu aveugle à d’autres luttes sociales et l’aurait égaré dans une autoréférentialité démobilisatrice et indifférente aux libertés individuelles ; une philosophie déterministe et strictement matérialiste de l’histoire aurait paralysé le socialisme, en le rendant incapable « d’intégrer l’expérimentation historique » nécessaire pour faire face aux transformations de la société.
Et Honneth de conclure que « c’est cet ancrage des idées socialistes dans l’esprit et la société de la révolution industrielle qui est responsable de leur rapide et silencieuse obsolescence après la deuxième guerre mondiale » (p. 72). Les postulats industrialistes du socialisme ne peuvent cependant être supprimés « sans compensation ». Honneth propose donc de penser les « voies du renouveau » du socialisme, sous une forme qui se veut postmarxiste. Il s’agit de forger une nouvelle conception de l’histoire et de l’économie (chapitre 3) et un nouvel idéal de forme de vie démocratique (chapitre 4).
Considérant que la liberté sociale était structurellement entravée par l’organisation capitaliste de l’économie, les socialistes ont longtemps cru que l’émancipation des individus passait par l’abolition révolutionnaire de ce mode de production. Mais cette croyance reposait sur une vision totalisante de la société qui réduisait indument la vie sociale à sa base économique et qui assimilait tout aussi indument économie de marché et capitalisme, refusant de penser la possibilité de formes d’économies libéralisées non capitalistiques. La faute en est à une vision totalisante et déterministe de l’histoire qui fait partie de l’encombrant héritage hégélien.
Il importe désormais de rompre avec cette vision totalisante et déterministe de l’histoire pour adopter l’expérimentalisme historique, que Honneth emprunte au philosophe pragmatiste américain John Dewey. On doit ici penser le progrès à partir de la recherche collective expérimentale des solutions les plus appropriées aux problèmes auxquels nous confronte la vie sociale. Le fil conducteur de cette recherche doit être « la volonté normative d’écarter les obstacles qui s’opposent à la communication non contrainte entre les membres de la société dans la recherche d’une résolution intelligente des problèmes » (p. 85), obstacles qui sont précisément « susceptibles d’empêcher la mise en œuvre de la liberté dans une activité solidaire et réciproque » (p. 91).
L’expérimentalisme historique permet de renoncer à une vision totalisante et simplifiante du capitalisme et à son projet de remplacement par une économie planifiée. Il ouvre la voie à une analyse fine des formes contemporaines de l’économie capitaliste de marché pour identifier les éléments qui devraient être transformés pour « se prêter à des formes coopératives de coordination de l’agir économique relativement à des besoins d’un haut degré de complexité » (p. 95). Le socialisme ne doit dès lors pas se concevoir comme l’expression intellectuelle de l’intérêt de classe ouvrière ou d’un quelconque mouvement social. Il se doit plutôt d’être une force intellectuelle d’anticipation, capable de repérer dans des innovations institutionnelles et mentales les potentialités d’une extension de la liberté sociale et d’œuvrer au déploiement de ces potentialités émancipatrices. La force du socialisme au XXe siècle fut de domestiquer le capitalisme par la généralisation de mécanismes de solidarité sociale inventés à la base. Son renouvèlement appelle un retour sur cette inventivité plutôt qu’un repli dans une posture de portevoix « subjectivités insurgées ».
Mais le renouveau du socialisme appelle aussi une extension des conditions sociales de la liberté en dehors du domaine économique (chapitre 4). L’industrialisme a effet empêché le socialisme de prendre acte du processus de différenciation sociale fonctionnelle qui de manière croissance caractérise les sociétés modernes. La subordination de toutes les dimensions de la vie sociale au mode de production l’a rendu aveugle au potentiel émancipateur des transformations de l’État de droit et de l’action politique démocratique. D’où la difficulté à reconnaitre la valeur des libertés fondamentales et la possibilité d’une transformation politique de l’ordre social. Concomitamment, et pour les mêmes raisons, l’industrialisme a rendu le socialisme totalement insensible aux conditions relationnelles, interpersonnelles de la liberté sociale, au fait que l’émancipation suppose aussi une transformation des relations hommes-femmes, y compris dans la sphère privée. D’où les inévitables tensions entre socialisme et féminisme.
Pour remédier à ce double travers du socialisme, il s’agit dès lors de penser les conditions d’une coopération fondée sur la réciprocité dans les trois domaines essentiels au développement de la liberté sociale : la sphère économique, la sphère politico-juridique, la sphère des relations interpersonnelles. C’est à partir de ces trois sphères que doit se constituer une forme de vie démocratique. « Comprise comme une forme de vie complète, la démocratie signifie que chacun peut, à chaque niveau de la médiation entre l’individu et la société, faire l’expérience d’une participation égalitaire où se reflète, dans la particularité fonctionnelle de la sphère concernée, la structure générale de la participation démocratique » (p. 121). La participation égalitaire à la vie sociale est ainsi une exigence qui s’impose dans les différents domaines de la vie sociale tout en s’y réalisant selon des modalités différentes.
Face à l’extension du domaine de la lutte que Honneth juge nécessaire pour sauver le socialisme, on ne peut évidemment que poser la question de Lénine : « Que faire ? ».
Ceux qui penseraient trouver dans son ouvrage un programme tout fait en seront pour leurs frais. Honneth s’en explique : le virage expérimentaliste qu’il propose implique aussi le renoncement à l’idée qu’il y aurait une instance directrice capable de penser et de commencer les transformations sociales propices à une forme de vie démocratique. Tout comme Dewey ou Habermas, il estime que les potentialités d’innovation sociale ne peuvent surgir que des initiatives des citoyennes et des citoyens rassemblés dans l’espace public. C’est à ces citoyennes et citoyens, et non plus à la classe ouvrière seule, que le socialisme doit s’adresser en s’articulant à leurs expériences sociales.
Il reste qu’aujourd’hui, tout comme il y a un siècle, se pose la question de l’internationalisme. On perçoit bien que l’existence et les possibilités d’émancipation des individus, où qu’ils habitent sur la planète, sont très largement déterminées par les conditions d’une économie mondialisée. Puisque c’est bien la liberté sociale de tous qui est visée, le socialisme ne peut être qu’internationaliste. Mais cet internationalisme ne peut être un universalisme abstrait. Il doit être enraciné dans les expériences locales et régionales dont il doit toujours viser à augmenter les chances de succès. De plus, le socialisme ne peut se présenter exclusivement sous la forme d’une doctrine politique globale planétaire. Il doit aussi être une « théorie éthiquement assurée, ajustée aux données culturelles d’une région déterminée ». Il doit donc s’articuler aux particularités nationales et régionales « pour pouvoir gagner les cœurs et pas seulement la raison des acteurs » (p. 135). Mais que ce soit au niveau global ou au niveau local, le socialisme devra « porter avec véhémence et d’une manière audible les voix de tous les groupes exclus jusque-là, pour que leurs intérêts soient désormais pris en compte dans la recherche de solutions appropriées » (p. 136).
On ne discutera pas ici la pertinence de la lecture de l’histoire du socialisme proposée par A. Honneth. Mais il faut souligner l’originalité et la fécondité potentielle de la reconstruction qu’il propose. En proposant d’émanciper le socialisme de l’industrialisme, il met au jour un fondement éthique, à savoir la liberté sociale, qui permet de le distinguer du libéralisme et de l’ouvrir à d’autres enjeux de justice sociale en dehors de la sphère socioéconomique. Il ouvre ainsi une voie à la gauche pour penser ce qu’il y aurait de commun à des luttes sociales qui se considèrent comme étrangères les unes autres : du combat féministe à celui des exclus de la croissance et de l’emploi en passant par les revendications de participation ou l’engagement en faveur de politiques migratoires plus humaines. L’idée même de liberté sociale appellerait certainement davantage de développements philosophiques. Mais elle constitue un socle normatif qui ouvre le socialisme à une conception renouvelée de l’action sociale et politique. En rompant avec une vision déterministe et totalisante de l’histoire et de la société et en s’ouvrant à l’expérimentalisme historique, le socialisme pourrait se débarrasser des vieux démons du centralisme bureaucratique et de la sacralisation de la classe ouvrière et développer ainsi un engagement en faveur d’une forme de vie démocratique susceptible de mobiliser les citoyens.
Tout ceci demeure évidemment très programmatique. On pointera ici deux chantiers à ouvrir dont on peut regretter qu’il ne soit pas question dans l’ouvrage de Honneth.
On notera tout d’abord son silence sur les enjeux de l’environnement et de la justice intergénérationnelle. C’est évidemment très étonnant venant d’une perspective critique vis-à-vis de l’industrialisme. Car c’est certainement la culture industrialiste du socialisme qui a rendu difficile son dialogue avec l’écologie politique. Surmonter cette culture devrait aider à mieux penser que les conditions sociales de la liberté sont aussi environnementales et doivent être appréhendées dans une perspective de soutenabilité transgénérationnelle. Il y a là un chemin de pensée et d’action à ouvrir, pour que l’écosocialisme ne soit pas qu’un slogan électoral et que la liberté sociale puisse être pensée et promue dans toutes ses dimensions.
Le renouvèlement du socialisme à partir de l’idéal de liberté sociale et de la méthode politique de l’expérimentalisme historique suffira-t-il à relever le défi soulevé en ouverture de l’ouvrage : (re)donner au projet d’une forme de vie juste et démocratique la force mobilisatrice sans laquelle elle ne peut se réaliser ? Cela ne pourra certainement pas être le cas si on ne pense pas et si on ne met pas en œuvre des pratiques de socialisation qui rendent les citoyens, tous les citoyens, sensibles à ce projet et aux conditions de la liberté sociale. John Dewey l’avait bien compris, lui qui n’a eu de cesse de penser l’articulation entre démocratie et éducation. On regrette que Honneth ne s’y soit pas arrêté. Sont ici en jeu les pratiques par lesquelles nos sociétés éduquent les jeunes générations : dans la sphère familiale, dans l’institution scolaire et au-delà. L’éducation est évidemment fondamentale pour qui veut promouvoir une société fondée sur la coopération solidaire et sur la participation égalitaire plutôt que sur l’individualisme possessif et la compétition.
- Honneth A., L’idée du socialisme. Un essai d’actualisation, trad. P. Rusch, Paris, Gallimard (NRF essais), 2017.
- Honneth A., Le droit de la liberté. Esquisse d’une éthicité démocratique, Paris, Gallimard (NRF essais), 2015.