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L’Heure du Tigre

Numéro 4 Avril 2013 par Bernard De Backer

décembre 2014

“Et ils se taisent, car l’on ôta les cloi­sons de leur esprit, et l’heure où on les com­pren­drait s’é­bauche et dis­pa­raît.” Rai­ner Maria Rilke, Les fous La voi­ture filait vers Lae­ken, par des confins peu fami­liers de ses pas­sa­gers. Au-delà du canal strié de vague­lettes, sépa­rant les deux rives de la ville, les voya­geurs virent la […]

“Et ils se taisent, car l’on ôta

les cloi­sons de leur esprit,

et l’heure où on les comprendrait

s’é­bauche et disparaît.”

Rai­ner Maria Rilke, Les fous

La voi­ture filait vers Lae­ken, par des confins peu fami­liers de ses pas­sa­gers. Au-delà du canal strié de vague­lettes, sépa­rant les deux rives de la ville, les voya­geurs virent la vaste zone boi­sée du Palais bor­dant les quais, les ave­nues cir­cu­laires contour­nant le séjour muré du sou­ve­rain. Le véhi­cule avait rou­lé le long de bou­le­vards, emprun­té des rocades, tra­ver­sé de nom­breux croi­se­ments et rails de tram­ways, lon­gé grues et péniches après un large pont de pierre, puis des arbres cré­pi­tant de ver­dure en ce mitan d’avril.

Empor­tés par le tour­nis, les deux auto­mo­bi­listes conver­saient sans modé­ra­tion : elle, la conduc­trice, légère, s’exprimant par sac­cades et ava­lant ses mots ; lui, le pas­sa­ger, faus­se­ment sagace, un peu lourd et fei­gnant la mai­trise de soi. Ils s’étaient éga­rés à plu­sieurs reprises, d’abord du côté de la Basi­lique et de ses larges ave­nues, ensuite aux approches de la Tour rouge à six étages, une fan­tai­sie de l’ancien roi à la barbe blanche. Ajou­tant à la confu­sion, un étrange défaut du moteur don­nait l’impression que le véhi­cule était en per­ma­nence pour­sui­vi par des ambu­lances avec sirènes et gyrophares.

Enfin, alors qu’ils se trou­vaient à deux doigts de leur des­ti­na­tion, une méprise les avait pro­je­tés sur une bre­telle d’autoroute. Fami­lier des cartes et des che­mins, le pas­sa­ger cher­chait un peu naï­ve­ment la posi­tion du soleil pour orien­ter leur course ; tou­jours en mou­ve­ment dans son véhi­cule désor­don­né, la conduc­trice se fiait aux noms des pan­neaux rou­tiers, sans consi­dé­ra­tion pour la rose des vents. Ils finirent par retour­ner sur leurs pas en tra­ver­sant l’autoroute sur un nou­veau pont de béton, pour­sui­virent un peu trop loin en direc­tion de Paris, puis virèrent encore de bord à trois-cent-soixante degrés pour reve­nir vers une sor­tie qui leur avait échappé.

L’Atomium étin­ce­lait dans la lumière décli­nante ; ils sta­tion­nèrent non loin des sphères de métal, en des­sous de pins syl­vestres. Elle tri­fouilla ses clés atta­chées à un ours en peluche. Gagné par l’angoisse et un étrange gré­sille­ment dans les tym­pans, il sen­tit sa mémoire lui échap­per affreu­se­ment. Mais il recon­nais­sait encore les lieux : la Tour n’était pas éloi­gnée. Les deux voya­geurs cou­rurent comme des enfants pour tra­ver­ser la voie rapide, lon­gèrent les arbres mal­adroi­te­ment taillés à la japo­naise, et finirent par trou­ver l’entrée de l’exposition.

La salle était sombre, peut-être plus que d’ordinaire pour pré­ser­ver la col­lec­tion pré­cieuse du musée. Il se fit savant et disert devant les images, elle cour­ba hum­ble­ment sa mince et haute sil­houette à hau­teur des vitrines. L’artiste était un des plus grands créa­teurs d’estampes d’Edo, fami­lier de Yoshi­wa­ra, un quar­tier d’esthètes, de débau­chés, de gei­shas et de pros­ti­tuées où l’impermanence du monde se redou­blait de la fuga­ci­té du plai­sir. C’était un peintre du « monde flot­tant » — femmes gra­cieuses aux chi­gnons acro­ba­tiques, enfants jouf­flus, créa­tures sub­ti­le­ment dra­pées, théières posées sur de petits feux de braise, crabes et éven­tails. Ils admi­rèrent des kimo­nos tache­tés comme les toi­sons des félins, des para­vents trans­lu­cides, de rares objets de bois et de bambou.

Ils en vinrent à la salle des heures. L’exposition se nom­mait Les douze heures des mai­sons vertes et autres beau­tés. À cette époque, avant la res­tau­ra­tion de Mei­ji et l’adoption du calen­drier gré­go­rien en 1873, la jour­née ne comp­tait que douze heures au Japon. L’artiste avait peint une estampe pour chaque heure, por­tant le nom d’un animal.

Il fai­sait chaud, elle se sen­tit vaciller, cher­cha à s’assoir après l’Heure du Rat et celle du Bœuf. Dans ce coin du musée, de petits bancs rouges avaient été dis­po­sés face aux gra­vures. Ils étaient étroits et brillants comme des bou­cliers ver­nis­sés. En cet endroit pré­cis, une belle estampe — celle choi­sie pour l’affiche de l’exposition — figu­rant deux femmes était sus­pen­due à la gauche d’un pilier blanc. La pre­mière fumait une pipe d’opium très fine et la seconde tenait un cahier, près d’un bra­sé­ro et d’une théière. Il était néces­saire de s’assoir à l’extrémité du banc pour bien voir la scène.

Alors qu’elle se trou­vait au bord du vide, il se rap­pro­cha au plus près, sen­tit la dou­ceur de son épaule droite, la ron­deur de sa jambe et l’angle de son pied. Comme l’image les fixait sans sour­ciller, il appuya légè­re­ment son corps contre le sien ; elle ne pou­vait plus bou­ger, sous peine de choir du banc. Ils demeu­rèrent ain­si pen­dant de longues minutes, leurs sil­houettes presque sou­dées, les yeux grands ouverts sur l’estampe. Sa main finit par se déta­cher de son corps un peu oblique et vint se poser sur son épaule gauche. Il per­çut le tis­su vert glis­ser sur sa peau, un léger sou­bre­saut ponc­tué d’un mur­mure de sur­prise ou de sou­la­ge­ment. Du coin de l’œil, il cap­ta son visage rose vif, ses yeux effa­rés après avoir aban­don­né l’estampe.

L’œuvre se nom­mait L’Heure du Tigre. C’était celle de sa nais­sance, un petit matin avant l’aube dans la com­mune où vivait la conduc­trice, et — comme elle le lui confia plus tard — le moment d’un rêve angois­sant qui la visi­tait par­fois. Elle y ren­con­trait un tigre contre lequel elle se blot­tis­sait, mais dont elle appré­hen­dait le réveil mena­çant. En écou­tant cette confi­dence, il se sou­vint subi­te­ment d’un de ses songes récur­rents où il mar­chait seul dans la cam­pagne et tom­bait nez à nez avec le même félin. Ils quit­tèrent le banc, s’enlacèrent, immen­sé­ment allé­gés, mais débor­dés par leur audace, pas­sèrent devant l’Heure du Lièvre puis celle du Dra­gon, quit­tèrent le musée et s’égarèrent à nou­veau sur le che­min du retour.

Une autre heure sur­vint quelques semaines plus tard, dans un vil­lage côtier écla­bous­sé de lumière. Assis à l’ombre de mar­ron­niers, face à une vieille mai­son de mar­chand et ados­sés à une église de briques, ils furent ravis par leur pré­sence. Un rayon les tou­cha, bru­la leur peau, péné­tra leur corps et plon­gea dans leur mémoire. Ils ne purent que sou­rire très légè­re­ment, ser­rer leurs mains d’os et de veines, cares­ser leurs bras et leurs épaules sous l’étoffe. Ils mur­mu­rèrent quelques mots pour se don­ner du corps, savou­rer le grain de leur voix. Elle le quit­ta un ins­tant ; il demeu­ra, incen­dié et per­plexe, le regard per­du sur son siège vide. Un sif­fle­ment gré­sillait dans ses tym­pans. Son corps sem­blait comme retour­né en lui-même, telle une proie lacé­rée par un fauve expi­rant en gou­tant le sel muet de la vie.

Bernard De Backer


Auteur

sociologue et chercheur