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L’expérience indienne de la laïcité

Numéro 9 Septembre 2010 par Stéphane Leyens

septembre 2010

Le ques­tion­ne­ment sur la laï­ci­té que connait l’Eu­rope occi­den­tale aujourd’­hui appelle une réflexion ouverte à la fois sur le temps et sur l’es­pace : sur le temps, afin de mieux cer­ner les forces qui, his­to­ri­que­ment, ont façon­né les États laïques euro­péens et d’ain­si déga­ger la logique de « notre » laï­ci­té ; sur l’es­pace, en vue d’ap­pro­cher des modèles de laï­ci­té qui se sont déve­lop­pés ailleurs, dans des champs de forces dif­fé­rents, et qui se pré­sentent comme des alter­na­tives à la concep­tion qui est la nôtre.

Le contexte cultu­rel, social et poli­tique dans lequel s’est opé­rée la sépa­ra­tion du reli­gieux des affaires publiques dans l’Europe moderne, et qui a déter­mi­né notre expé­rience de la laï­ci­té, n’est plus celui qui sus­cite le débat aujourd’hui. À cer­tains égards, la situa­tion occi­den­tale actuelle, mar­quée par un plu­ra­lisme cultu­rel impor­tant, est plus proche de contextes qui, ailleurs, modulent les rap­ports entre reli­gion, poli­tique et espace public, et ont conduit au déve­lop­pe­ment d’États laïcs. C’est en ce sens qu’un regard cri­tique sur la manière dont l’Inde a conçu la place et le rôle des reli­gions dans son espace public devrait contri­buer à éclai­rer notre réflexion : la Répu­blique indienne s’est en effet affir­mée consti­tu­tion­nel­le­ment comme État laïc d’une socié­té pro­fon­dé­ment reli­gieuse et hété­ro­gène quant aux appar­te­nances confes­sion­nelles de ses dif­fé­rentes com­mu­nau­tés1.

Com­ment l’Inde a‑t-elle éla­bo­ré « sa » laï­ci­té ? Quelles en sont les spé­ci­fi­ci­tés ? Com­ment per­met-elle de répondre au défi que repré­sente le plu­ra­lisme reli­gieux contem­po­rain ? Quelques élé­ments de réponse à ces dif­fi­ciles ques­tions sont pré­sen­tés ici afin d’encourager une réflexion ouverte sur des moda­li­tés de laï­ci­té dif­fé­rentes du modèle fran­çais, réfé­rence incon­tour­nable chez nous, mais qui n’est, somme toute, qu’un modèle. L’ambition n’est pas de déve­lop­per un argu­men­taire nor­ma­tif, mais plus modes­te­ment de pré­sen­ter sur le mode des­crip­tif les grands traits d’une autre concep­tion de la sépa­ra­tion entre reli­gieux et politique.

Avant toute chose, il convient de rap­pe­ler que dans la lit­té­ra­ture anglo-saxonne — et indienne — le terme laï­ci­té désigne le modèle fran­çais de sépa­ra­tion entre le reli­gieux et le poli­tique alors que le terme géné­rique pour déno­ter ce que nous appe­lons « laï­ci­té » en fran­çais est secu­la­rism. Dans la suite, les néo­lo­gismes « sécu­la­risme » et « sécu­la­riste » seront uti­li­sés pour dési­gner la posi­tion indienne, ce qui per­met de dis­tin­guer par le vocable dif­fé­rentes concep­tions et d’éviter cer­tains malentendus.

Le contexte d’émergence du sécularisme indien

Quelques élé­ments de l’histoire de l’Inde méritent d’être sou­li­gnés afin de com­prendre le contexte dans lequel va prendre forme le sécu­la­risme indien.

Notons d’emblée que l’idée de sécu­la­risme, enten­due comme volon­té d’affranchir le gou­ver­ne­ment des affaires mon­daines (ou sécu­lières, sae­cu­lum, le monde) de l’influence de la reli­gion, est absente de la tra­di­tion indienne. Les langues indiennes ont ain­si recours à des néo­lo­gismes pour dési­gner une concep­tion ori­gi­nel­le­ment occi­den­tale : en hin­di, par exemple, le terme dhar­ma-nira­pek­sha­ta (indif­fé­rence ou objec­ti­vi­té envers la reli­gion) a été for­gé à cet effet. Le sécu­la­risme indien a, stric­to sen­su, des racines occi­den­tales et modernes incon­tes­tables qu’a trans­mises le colo­ni­sa­teur bri­tan­nique. Mais ce serait faire une gros­sière erreur de conclure que le sécu­la­risme indien serait le fait d’une récep­tion pas­sive, sou­mise et « contre nature » d’une concep­tion occi­den­tale radi­ca­le­ment étran­gère à une tra­di­tion pré­mo­derne mil­lé­naire — vision erro­née qu’ont entre­te­nue de nom­breux orien­ta­listes à tra­vers le mythe de l’Inde comme le radi­ca­le­ment Autre de la moder­ni­té occi­den­tale. Bien au contraire, le sécu­la­risme indien — que nous spé­ci­fie­rons plus loin — reflète les valeurs d’une longue tra­di­tion his­to­rique — dont la période colo­niale est certes un jalon impor­tant. Aus­si, à l’image long­temps véhi­cu­lée d’une tra­di­tion cultu­relle mar­quée par l’immobilisme d’une ortho­doxie reli­gieuse dog­ma­tique figeant l’ensemble de la socié­té, il importe de sub­sti­tuer une vision plus nuan­cée de la civi­li­sa­tion de l’Inde pour laquelle la pra­tique argu­men­ta­tive, l’esprit cri­tique et le débat public ont joué un rôle impor­tant. Ain­si l’empereur boud­dhiste Asho­ka (IIIe siècle av. J.C.), illustre pour avoir pro­mu le dia­logue inter­re­li­gieux, la tolé­rance et le res­pect des diverses confes­sions et com­mu­nau­tés, est-il une impor­tante figure consti­tu­tive de l’identité indienne2. La réflexion ration­nelle cri­tique ain­si que la volon­té de gou­ver­ner sans impo­ser une vision sec­taire au détri­ment des autres sont des valeurs que la civi­li­sa­tion indienne a culti­vées, bon gré mal gré, sans rece­voir de leçons occi­den­tales ; elles ont joué un rôle déci­sif dans la construc­tion de l’État indépendant.

Plus tard, la pos­ture de neu­tra­li­té à l’égard des dif­fé­rentes com­mu­nau­tés reli­gieuses adop­tée par les Bri­tan­niques, qui, par exemple, main­tinrent les dif­fé­rents codes reli­gieux régu­lant la vie per­son­nelle (per­so­nal law), eut certes une influence sur l’évolution des rap­ports entre reli­gion et État ; cepen­dant, ce qui fut déter­mi­nant dans l’option poli­tique prise à l’indépendance, ce n’est pas tant la poli­tique bri­tan­nique que l’état de fait auquel elle s’adaptait, à savoir une socié­té for­te­ment mar­quée par l’expression de la reli­gio­si­té de ses dif­fé­rentes communautés.

Au len­de­main de l’indépendance (1947) mar­quée par le trau­ma­tisme de la par­ti­tion meur­trière en deux États (Pakis­tan et Inde) et la ten­sion résul­tante entre hin­dous et musul­mans, une volon­té com­mune domi­na la créa­tion de la Répu­blique indienne : garan­tir l’union d’une nation carac­té­ri­sée par une hété­ro­gé­néi­té extra­or­di­naire quant aux appar­te­nances reli­gieuses et lin­guis­tiques de sa popu­la­tion — pour ne par­ler que de ces deux traits saillants de la culture. Assu­rer le res­pect mutuel et le bien-vivre des dif­fé­rentes com­mu­nau­tés fut une moti­va­tion cen­trale des bâtis­seurs du jeune État. S’il est vrai qu’un mou­ve­ment tra­di­tion­na­liste hin­dou se posant comme le repré­sen­tant de la très grande majo­ri­té hin­doue (plus de 80% de la popu­la­tion) prô­na à cette fin l’uniformisation cultu­relle du pays, c’est une concep­tion plu­ra­liste, ins­pi­rée de la pen­sée de Gand­hi et de celle de Neh­ru, qui émer­gea et déter­mi­na la phi­lo­so­phie poli­tique domi­nante. Ain­si, la tra­di­tion mil­lé­naire de tolé­rance fut ren­for­cée par le sou­ci prag­ma­tique de conso­li­der un État paci­fique : la recon­nais­sance équi­table des dif­fé­rentes com­mu­nau­tés fut consi­dé­rée comme le meilleur garant de l’union. C’est dans cet esprit que fut rédi­gée la Consti­tu­tion du pays. (Notons la diver­gence des forces qui modu­lèrent la laï­ci­té chez nous et le sécu­la­risme en Inde : ici, la volon­té de déga­ger la poli­tique du giron de l’Église d’une reli­gion paci­fiée après les guerres de reli­gion ; là-bas, le sou­ci de construire un État res­pec­tueux de plu­sieurs reli­gions dans un contexte de ten­sions com­mu­nau­taires exacerbées.)

Le sécularisme dans la constitution indienne

Il est assez remar­quable que la vue selon laquelle la meilleure assu­rance d’unité du pays était l’égal res­pect de l’expression cultu­relle et reli­gieuse des dif­fé­rentes com­mu­nau­tés a été sou­te­nue avec force à par­tir d’horizons très dif­fé­rents. Ain­si, Neh­ru et Gand­hi, les pères fon­da­teurs de la nation, s’accordèrent sur cette option poli­tique fon­da­men­tale alors qu’ils défen­daient des points de vue phi­lo­so­phiques per­son­nels radi­ca­le­ment diver­gents : le pre­mier était un ratio­na­liste athée qui ne don­nait aucune place au reli­gieux dans la ges­tion des affaires mon­daines ; le second était pro­fon­dé­ment reli­gieux et pen­sait que la reli­gion est un guide pré­cieux dans la conduite des affaires humaines. Les rai­sons qui les moti­vaient res­pec­ti­ve­ment dans la concep­tion de l’État n’étaient cer­tai­ne­ment pas les mêmes, et on ne sau­rait voir dans le sécu­la­risme indien le résul­tat d’un mou­ve­ment phi­lo­so­phique par­ta­gé visant, par exemple, l’émancipation de la rai­son humaine de l’obscurantisme et de la tra­di­tion reli­gieuse3. Il n’y a aucune volon­té d’imposer une vision du monde et une concep­tion du bien dans le domaine public. Le sécu­la­risme indien est exclu­si­ve­ment poli­tique et prag­ma­tique ; il ne repose aucu­ne­ment, de manière essen­tielle, sur une quel­conque anthro­po­lo­gie phi­lo­so­phique ou sur une éthique du bien. (À cet égard éga­le­ment, le sécu­la­risme là-bas a un par­cours très dif­fé­rent de celui que nous connais­sons ici où, me semble-t-il, la dis­tinc­tion entre convic­tions phi­lo­so­phiques per­son­nelles et ges­tion du bien public n’est pas tou­jours faite.)

Cette volon­té de res­pect du plu­ra­lisme dans la sphère publique est clai­re­ment tra­duite dans le texte de la Consti­tu­tion rela­tive à la liber­té reli­gieuse, indi­vi­duelle et col­lec­tive. L’article 25,1 sti­pule que toute per­sonne a entière liber­té de conscience ain­si que « le droit de libre­ment pro­fes­ser, pra­ti­quer et pro­pa­ger sa reli­gion ». Bien que cer­taines res­tric­tions soient faites à l’encontre de la liber­té d’expression reli­gieuse publique — nous allons y venir — la sphère publique est ouverte à l’expression et à la dif­fu­sion des convic­tions reli­gieuses, quelles qu’elles soient (notons au pas­sage que ce droit concerne « toute per­sonne », citoyens indiens et étran­gers, tels les mis­sion­naires chré­tiens). Et s’il est vrai que l’État ne peut sub­ven­tion­ner aucun culte reli­gieux (art. 27) et que les ins­ti­tu­tions sco­laires entiè­re­ment sub­ven­tion­nées par l’État ne peuvent dis­pen­ser des cours de reli­gion (art. 28), la pra­tique reli­gieuse n’est pas tenue de res­ter confi­née dans la sphère pri­vée. Le sécu­la­risme indien ne signi­fie pas la mise entre paren­thèses, dans l’espace public, de l’expression reli­gieuse et des concep­tions par­ti­cu­lières du bien, mais bien plu­tôt la posi­tion équi­dis­tante et neutre de l’État par rap­port aux dif­fé­rentes confes­sions et la garan­tie de l’égale liber­té de la pra­tique reli­gieuse, en pri­vé comme en public.

L’équidistance et la neu­tra­li­té de l’État sont cepen­dant pro­blé­ma­tiques à plus d’un égard. Car, en vue de garan­tir l’égal res­pect de chaque com­mu­nau­té, mais aus­si les droits fon­da­men­taux de toute per­sonne, toute expres­sion reli­gieuse ne peut être per­mise. C’est ain­si que la seconde sec­tion de l’article sur la liber­té de reli­gion sti­pule que « rien dans cet article […] n’empêchera l’État de pro­mul­guer une loi […] garan­tis­sant le bien-être social, la mise en œuvre de réformes ou l’ouverture des ins­ti­tu­tions reli­gieuses hin­doues à toutes classes et sec­tions de la com­mu­nau­té hin­doue » (art. 25,2). Bien que la Consti­tu­tion confère aux dif­fé­rentes confes­sions reli­gieuses le droit de déve­lop­per publi­que­ment leur culte et d’exprimer leur doc­trine, l’État a le devoir de limi­ter la liber­té de reli­gion si celle-ci va à l’encontre du bien-être de tout citoyen, c’est-à-dire d’interférer dans le domaine reli­gieux. Ain­si l’interdiction d’accès à cer­tains temples hin­dous pour les intou­chables ou les femmes en période de mens­trua­tion, bien que rele­vant de la doc­trine hin­doue, pour­ra faire l’objet d’une loi assu­rant l’égal accès à tout hin­dou, et ce en ver­tu de l’article 15 inter­di­sant toute dis­cri­mi­na­tion liée à « la reli­gion, à la classe, à la caste, au sexe et au lieu de naissance ».

Une neutralité ambigüe

La neu­tra­li­té implique, para­doxa­le­ment, le devoir inter­ven­tion­niste : toute pra­tique reli­gieuse n’est pas équi­va­lente aux yeux de l’État qui a le devoir de res­treindre celles qui portent atteinte aux droits fon­da­men­taux des per­sonnes. Ce rôle attri­bué à l’État est en ten­sion avec le prin­cipe de neu­tra­li­té et d’équidistance, et ce pour au moins deux raisons.

D’une part, afin de rem­plir ce rôle, l’État inter­fère fré­quem­ment dans les affaires reli­gieuses : à plu­sieurs reprises, il a pris l’initiative de prendre posi­tion sur des ques­tions de doc­trine reli­gieuse et de démar­quer l’essentiel du non-essen­tiel en termes de reli­gion — et de répondre à des ques­tions telles que : « L’interdiction de cer­tains temples aux intou­chables est-elle ou non une com­po­sante si essen­tielle de l’hindouisme qu’elle doit être recon­nue ? » Garant de la liber­té reli­gieuse et des droits fon­da­men­taux des per­sonnes, l’État com­pro­met sa neu­tra­li­té, inter­di­sant ici tel pra­tique et recon­nais­sant là tel culte. D’autre part, dans l’esprit du mul­ti­cul­tu­ra­lisme phi­lo­so­phique, l’État adopte une pos­ture de défense des mino­ri­tés à l’encontre de la majo­ri­té hin­doue — comme en témoigne l’article 25 de la Consti­tu­tion cité plus haut et la poli­tique de dis­cri­mi­na­tion posi­tive. Les pra­tiques et la doc­trine hin­doues sont, de loin, les pre­mières cibles des res­tric­tions et inter­dic­tions. Le trai­te­ment de la ques­tion des lois per­son­nelles (per­so­nal laws, lois rela­tives à la famille, au mariage, à l’héritage) est à cet égard exem­plaire de cette double ten­sion : alors que la mino­ri­té musul­mane a pu pré­ser­ver ses propres lois com­mu­nau­taires (la cha­ria), l’État a entre­pris, peu après l’indépendance, une réforme du code hin­dou pour l’aligner sur les droits fon­da­men­taux des per­sonnes (Hin­du Code Bill). L’État s’est fait juge de la doc­trine reli­gieuse des hin­dous, recon­nais­sant par ailleurs le droit com­mu­nau­taire de cer­taines mino­ri­tés.

Cette ambigüi­té quant à la neu­tra­li­té de l’État prête le flanc à de mul­tiples cri­tiques. Pour les uns, l’attitude par­tiale de l’État est injuste envers la majo­ri­té hin­doue et a pour consé­quence de nour­rir la mon­tée du fon­da­men­ta­lisme hin­dou (mou­ve­ment Hin­dut­va) et la vio­lence inter­com­mu­nau­taire : pour cette rai­son, soit le sécu­la­risme doit être reje­té, soit il devrait être radi­ca­li­sé, option bien impro­bable étant don­né la nature pro­fon­dé­ment reli­gieuse de la socié­té indienne. Pour les autres, le sécu­la­risme indien tente de for­cer un cadre occi­den­tal à une socié­té (encore très) tra­di­tion­nelle, ce qui à prio­ri ne peut fonc­tion­ner : il est une pseu­do-laï­ci­té. Les uns et les autres s’accordent sur l’idée qu’en fai­sant le pari du sécu­la­risme, l’Inde fait fausse route.

Une laïcité « contextuelle »

On ne peut sous-esti­mer l’importance des dif­fi­cul­tés qui motivent ces cri­tiques ; on n’est pour autant pas tenu de sous­crire aux conclu­sions scep­tiques qui en sont tirées. Les défis que doit rele­ver le sécu­la­risme indien sont certes colos­saux, mais ce pré­ci­sé­ment parce qu’il a l’ambition de don­ner des réponses à la mesure de la com­plexi­té de la situa­tion. Héri­tant d’une socié­té mul­ti­con­fes­sion­nelle com­plexe, le jeune État indien a refu­sé, pour poser ses bases, toute solu­tion sec­taire, qu’elle soit ins­pi­rée de la moder­ni­té occi­den­tale ou des tra­di­tions reli­gieuses. En ce sens, les traits essen­tiels du sécu­la­risme indien peuvent être une source d’inspiration pour (re)penser la laï­ci­té de nos socié­tés confron­tées aux mêmes dif­fi­ciles pro­blèmes que sus­cite la plu­ri­cul­tu­ra­li­té mul­ti­con­fes­sion­nelle. Quels en sont les traits dis­tinc­tifs et originaux ?

Pre­miè­re­ment, la publi­ci­té reli­gieuse (affi­cher et expri­mer publi­que­ment ses convic­tions) est dis­tin­guée de la poli­ti­sa­tion ou de l’institutionnalisation du reli­gieux : les ins­ti­tu­tions de l’État, dont le réseau d’enseignement, sont « sépa­rées » de la sphère reli­gieuse sans que cela ne conduise au ban­nis­se­ment de toute expres­sion du reli­gieux. Deuxiè­me­ment, le res­pect concret (c’est-à-dire public) des confes­sions et de leur pra­tique ne signi­fie pas une absence de cri­tique à leur égard : cer­tains aspects de la doc­trine et de la pra­tique reli­gieuses sont accep­tés sans que d’autres le soient. Dès lors, dans ce cadre, l’argument de la « pente glis­sante » (invo­quer le spectre du tali­ba­nisme lorsqu’on parle du fou­lard isla­mique) n’est pas légi­time. Troi­siè­me­ment, accep­ter la signi­fi­ca­tion sociale de la reli­gion n’implique pas de lui don­ner une signi­fi­ca­tion sociale par­ti­cu­lière. Une chose est de recon­naitre l’importance sociale de l’appartenance reli­gieuse et son rôle dans la for­ma­tion iden­ti­taire, une autre est d’en faire l’élément pri­mor­dial de l’identité et, par là, un élé­ment de caté­go­ri­sa­tion et de dis­cri­mi­na­tion (intra- ou inter­com­mu­nau­taires). Enfin, qua­triè­me­ment, consi­dé­rer tout un cha­cun de manière égale, c’est-à-dire avoir un même res­pect pour tous, est com­pa­tible avec des trai­te­ments sociaux dif­fé­ren­ciés : le res­pect des per­sonnes peut néces­si­ter de prendre en compte leurs par­ti­cu­la­ri­tés iden­ti­taires et de leur accor­der des trai­te­ments différenciés.

Plu­tôt qu’une posi­tion à prio­ri et figée sur la sépa­ra­tion du reli­gieux et du poli­tique, ces dif­fé­rents traits carac­té­ris­tiques appellent une réflexion contex­tua­li­sée dont on peut dif­fi­ci­le­ment faire l’économie dans une socié­té libé­rale qui désire hon­nê­te­ment res­pec­ter sa nature pluriculturelle.

  1. Dans le pré­am­bule de la Consti­tu­tion, l’Inde est défi­nie comme une « répu­blique sou­ve­raine, démo­cra­tique, socia­liste et sécu­la­riste (secu­lar)» (42e amen­de­ment, 1976).
  2. Le cha­pi­teau aux lions d’Ashoka est l’emblème natio­nal de l’Inde et le cha­kra (rouet) d’Ashoka est la roue qui orne le dra­peau de l’Inde.
  3. Le choix fait est un véri­table « consen­sus par recou­pe­ment » (voir Rawls J., Libé­ra­lisme poli­tique, Presses uni­ver­si­taires de France, 1995).

Stéphane Leyens


Auteur

professeur de philosophie, à l’université de Namur