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L’évaluation des choix technologiques sacrifiée sur l’autel de la rigueur budgétaire
La fermeture de l’Instituut Samenleving en Technologie (IST), décidée par le Parlement flamand en octobre 2011, et, plus récemment, le vote de l’abolition du Danish Board of Technology (DBT) constituent un véritable séisme qui dépasse largement la communauté de l’évaluation technologique et pose une série de questions sur le devenir de nos sociétés démocratiques. Ces […]
La fermeture de l’Instituut Samenleving en Technologie (IST), décidée par le Parlement flamand en octobre 2011, et, plus récemment, le vote de l’abolition du Danish Board of Technology (DBT) constituent un véritable séisme qui dépasse largement la communauté de l’évaluation technologique et pose une série de questions sur le devenir de nos sociétés démocratiques.
Ces décisions interviennent alors qu’à l’échelle belge un paradoxe se dessine autour de la concrétisation prochaine d’un projet ambitieux pour la Région wallonne. Après un parcours sinueux, un projet parlementaire a récemment été repris par le gouvernement wallon afin d’instaurer un office de Technology Assessment (TA) en Wallonie. Les cabinets des ministres Marcourt et Nollet, en association avec le Parlement wallon, se penchent sur les modalités de mise en place d’un projet pilote avant la fin de l’année. À l’échelle européenne, un projet d’envergure associe des institutions de pointe en matière d’évaluation technologique parlementaire (Danish Board of Technology, TA-Swiss, Norvegian Board of Technology, Rathenau Institute — Pays-Bas, etc.) avec des organisations de la société civile (universités, ong, académies des sciences) dans un but d’échange d’expertise et de soutien aux initiatives d’institutionnalisation de TA en Europe. En outre, le sommet citoyen du g1000, une expérience d’une ampleur unique en Belgique, s’est explicitement inspiré des conférences de consensus rendues célèbres en Europe par le Danish Board of Technology. Cette méthode consiste à réunir un grand nombre de personnes sans expertise particulière et de les faire débattre de sujets parfois très complexes tout en visant la construction d’un compromis. Cette méthode est notamment censée offrir la démonstration que le savoir citoyen peut contribuer de manière constructive à définir des problèmes sociotechniques, à orienter la recherche, voire à participer à la mise en œuvre des solutions envisagées.
Naissance et développement du TA
Le TA parlementaire, qui est né aux États-Unis en 1972, est d’abord un organisme d’aide à la décision publique. Initialement créé dans un souci de rééquilibrage des pouvoirs législatif et exécutif en faveur du premier, il vise aujourd’hui à donner des informations scientifiques compréhensibles aux décideurs politiques (parlementaires, mais aussi les ministres dans certains pays) afin de leur permettre de faire des choix informés concernant l’évolution scientifique et technologique et son impact sur la société. Les études de TA produisent une connaissance indépendante et objective sur les implications en matière de santé, d’environnement et de sécurité des nouvelles technologies, mais également sur leurs aspects éthiques, légaux et sociaux. Lorsque ce concept s’est implanté en Europe, au début des années quatre-vingt, il a rapidement pris diverses formes, révélant également des pratiques axées sur le processus de participation publique et la démocratisation des choix scientifiques et technologiques. Le Technology Assessment européen a en effet montré qu’il était possible de mettre en discussion démocratique les orientations des politiques de recherche et les développements que prennent les applications technologiques, sans pour autant freiner l’innovation.
La fermeture de l’IST et du DBT
En octobre dernier, cependant, le Parlement flamand a décidé de supprimer son organe d’évaluation technologique, l’Instituut Samenleving en Technologie d’ici à décembre 2012. Cet institut fut créé en 2001, dans la foulée de la crise de la dioxine et de controverses autour des organismes génétiquement modifiés (ogm) et, plus largement, alors que le pays était frappé par une perte de confiance en l’expertise traditionnelle. Le décret instituant l’IST fut voté à l’unanimité lors d’une coalition régionale réunissant libéraux, socialistes et écologistes. En tant qu’organisme indépendant, l’IST travaille à l’interface entre le monde politique parlementaire, la société (à la fois les « parties prenantes » ou « stakeholders » et les citoyens profanes) et le monde scientifique afin d’investiguer les menaces et opportunités des nouveaux développements scientifiques et technologiques. À cette fin, l’institut commandite des recherches à des organismes universitaires, s’appuyant sur le savoir et les besoins des conseils consultatifs et des parlementaires, et mobilise au besoin une série de méthodes participatives et délibératives afin d’alimenter et de structurer le débat autour des innovations technologiques.
La fermeture prochaine de l’IST s’analyse à la lumière des restrictions budgétaires et de personnel décidées par une majorité régionale à la politique très marquée à droite. Elle est l’issue d’une réflexion menée par un groupe de travail au Parlement flamand qui s’est aussi penché sur deux autres des quatre instituts paraparlementaires : le Commissariat pour les droits de l’enfant et l’Institut pour la paix. Seul le service de médiation (De Vlaamse Ombudsdienst) a été épargné par le groupe de travail, et l’IST est finalement le seul institut qui fermera ses portes. Le fait qu’il n’incombe pas au Parlement de financer de la recherche fut une des principales raisons avancées pour justifier sa fermeture.
De manière assez paradoxale, le raisonnement utilisé par le ministère de la Recherche au Danemark pour sacrifier le DBT est l’exact opposé du cas de l’IST. Forcé par le ministère des Finances à faire des économies dans son propre budget, le ministère de la Recherche a avancé que le DBT ne conduit pas de recherches à proprement parler. Cette décision se concrétisera encore plus rapidement qu’en Flandre puisqu’il est prévu que le DBT ferme ses portes dès le 1er janvier 2012.
Les deux instituts d’évaluation technologique étaient à la pointe en matière de méthodes participatives. Le DBT, pionnier en la matière et mondialement reconnu pour ses conférences de consensus, a récemment entamé des consultations citoyennes mondiales sous le nom de World Wide Views. Ces consultations ont d’abord porté sur le réchauffement climatique puis, ensuite, sur la biodiversité. Elles furent conduites simultanément sur les six continents dont treize pays européens, huit nations africaines ainsi qu’en Chine, en Inde, en Russie, au Brésil, au Canada, aux États-Unis, en Indonésie, au Bangladesh et au Japon.
L’IST fut à l’origine des premières méthodes de participation citoyenne à l’échelle régionale en Flandre. Cela représentait une nouveauté majeure dans le paysage belge puisque la méthode classique de consultation se fait essentiellement selon le modèle traditionnel de concertation sociale. Ces deux types de délibération ne sont toutefois pas antagoniques ni mutuellement exclusifs. Dans les années quatre-vingt, des deux côtés de la frontière linguistique comme dans d’autres régions européennes, des tentatives de mettre en place un TA basé sur le modèle de la concertation sociale ont eu lieu. Au-delà du fait qu’une telle manière de faire reproduit souvent la même double délégation — les citoyens s’en remettent aux experts et à leurs représentants politiques ou syndicaux — ces initiatives ne furent pas couronnées de succès, pour des raisons trop longues à détailler ici. Contentons-nous d’écrire que les partenaires sociaux se sont rapidement désintéressés de l’évaluation technologique et recentrés sur des thématiques propres au travail et à la sécurité au travail. Les instituts de TA, notamment par l’usage qu’ils font de la participation citoyenne, tentent de désamorcer cette double délégation et envisagent les impacts technologiques dans tous les aspects de la vie en société, non pas seulement sur le lieu de travail.
Entre recherche et conseil, une position difficilement tenable
Ces deux fermetures traduisent l’extrême difficulté de loger institutionnellement une activité hybride telle que le Technology Assessment. Du côté flamand, la majorité au pouvoir considère que la recherche n’a pas à être financée par le Parlement même s’il en est le commanditaire ou le bénéficiaire. Du côté danois, le ministère de la Recherche estime qu’une institution de Technology Assessment qui entretient des liens avec la prise de décision politique ne constitue pas une activité de recherche en tant que telle. En Flandre et au Danemark, la tendance semble donc être (revenir) à la séparation du politique et de la recherche.
C’est donc une recherche désincarnée que l’État danois poursuit. Une recherche qui ne doit pas rendre de compte devant la société ou ses représentants et qui ne doit pas faire d’effort de médiation des savoirs dans les arènes politiques. Une recherche qui n’est pas susceptible d’intégrer les préoccupations des citoyens et qui n’est pas censée servir la prise de décision politique. Paradoxalement, le DBT est à la base de nombreuses publications scientifiques et le domaine de la participation publique est aujourd’hui presque devenu un champ disciplinaire.
Du côté flamand, il semble bien plus difficile de remettre en cause moralement le bien fondé d’un organe indépendant qui surveille les ventes d’armes ou le bien-être des enfants que de trouver des partisans d’une réduction des dépenses qui concernent les sciences, les technologies et l’innovation. Parce que ces dernières incarnent le mieux les promesses de progrès et de croissance, les priorités politiques sont davantage à leur soutien inconditionnel qu’à leur encadrement. Le risque est réel qu’à l’avenir les membres du Parlement doivent à nouveau s’en remettre aux seuls experts ou basent leurs choix sur des critères purement idéologiques lorsqu’ils prennent des décisions dans ces matières. Plus grave encore, la fermeture de l’IST laisse le champ totalement libre à toute une série d’informations guidées par des intérêts privés, sans transparence, sans garantie scientifique, et distribuées de manière sélective.
Le fait que l’Ombudsdienst n’a pas du tout été remis en cause par le groupe de travail au parlement flamand est symptomatique du type de raisonnement mis à jour. On considère sans doute qu’un service de médiation administrative fait partie intégrante du fonctionnement d’une institution démocratique moderne. Il est un service nécessaire au bon fonctionnement du parlement et un outil de (ré)conciliation entre le citoyen lambda et l’administration. Pourtant un tel service s’inscrit dans une démarche purement réactive et n’intervient dans la plupart des cas que lorsqu’un problème ou un conflit émerge. Bien qu’il ne s’agisse que d’une partie limitée de l’activité politique, l’IST poursuit une démarche de communication bien plus ambitieuse. En effet, au même titre que le DBT ou d’autres offices de TA fortement inclusifs et participatifs, l’IST implique citoyens et stakeholders de manière proactive à un stade précoce du développement technologique afin d’orienter la recherche et développement (R&D) dans une voie socialement soutenable et de prévenir des situations de blocage ou de conflit.
Le futur du TA en Flandre et en Europe
Différents scénarios existent pour tenter de sauver les fonctions de l’IST dans le paysage sociotechnique flamand. D’une part, les universités pourraient mener à bien des projets de TA en s’appuyant sur des missions précises qu’elles ont déjà remplies pour le compte de l’IST. Cependant, il manquerait un maillon important qui fait le lien vers le monde politique et qui traduit la connaissance produite, lui conférant une plus-value propre et la rendant accessible, adaptée et directement utilisable. D’autre part, la possibilité existe que les fonctions de TA soient réintégrées ailleurs. Par exemple, dans l’administration ou encore au sein du Conseil flamand de la science et de l’innovation. Cette deuxième option rapprocherait la fonction de TA des promoteurs de technologies et d’une phase plus avancée du processus décisionnel.
À l’heure où les grands discours européens soulignent l’importance d’une innovation responsable, d’une économie basée sur la connaissance et l’excellence technologiques et où les États membres de l’Espace européen de la recherche consentent à vouloir consacrer 3% de leur PIB à des fins de R&D, il est déplorable d’observer un recul des outils dialogiques et d’aide à la décision que possèdent la société et ses représentants sur ces développements. Cette évolution paradoxale risque de laisser l’innovation scientifique et technologique croissante aux seules mains des promoteurs et groupes d’intérêts. Les décideurs ont plus que jamais besoin d’informations équilibrées et objectives qui contrastent l’influence des lobbys les plus puissants et les arguments d’autorité experte. Le sacrifice de l’évaluation technologique sur l’autel de la rigueur budgétaire révèle une pensée à court terme qui reste sourde et aveugle aux formes de contestation que l’on observe actuellement à travers le monde. Qu’il s’agisse des protestations environnementales, des associations de patients, du savoir profane, des collectifs comme anonymous ou des mouvements des indignés, tous réclament des procédures plus transparentes et souhaitent être pris en considération dans les processus décisionnels.
Les ignorer peut conduire à des situations de blocages, qui peuvent s’avérer beaucoup plus couteuses, non seulement électoralement, mais aussi pour la qualité de nos démocraties. Pourquoi alors priver les citoyens et les stakeholders d’un débat qu’ils réclament de tous bords au nom d’un calcul budgétaire à très court terme ? La réponse simple à ce débat qui mériterait une tribune bien plus large est que les politiques de rigueur et d’austérité censées répondre à la crise économique se font au détriment de considérations propres à la qualité, la transparence et le renforcement des mécanismes démocratiques. La fermeture des instituts de Technology Assessment en Flandre et au Danemark, la mise en place de gouvernements de technocrates en Grèce et en Italie (la proposition a largement circulé pour la Belgique également) ou encore le rejet massif des référendums sont autant d’évènements récents qui caractérisent l’aveuglement de nombreux décideurs européens, cédant plus facilement aux mirages du libéralisme économique et de la rigueur budgétaire qu’à l’amélioration et l’approfondissement des mécanismes démocratiques.
Dans ce contexte, la décision wallonne de se doter d’un office d’évaluation technologique est d’autant plus remarquable qu’elle va à contresens de l’austérité et du technocratisme ambiants pour poursuivre le redressement de la Région en la parant d’atouts non négligeables pour son dynamisme, sa créativité et pour la qualité du débat public et politique.
Je remercie Pierre Delvenne pour sa relecture attentive et stimulante.