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L’Europe et la mémoire commune des crimes du passé

Numéro 1 Janvier 2010 par Stéphanie Mahieu

janvier 2010

À l’oc­ca­sion des diverses célé­bra­tions liées aux vingt ans de la chute du mur de Ber­lin et aux bou­le­ver­se­ments poli­tiques qui ont mar­qué la fin de l’an­née 1989, les auteurs sou­haitent reve­nir sur l’un des aspects les plus impor­tants du « post-com­mu­nisme » : le besoin de jus­tice et de confron­ta­tion avec le pas­sé. Cette « jus­tice de tran­si­tion » s’est appli­quée aus­si bien aux crimes du com­mu­nisme qu’à ceux com­mis lors des guerres en ex-You­go­sla­vie. Loin de s’op­po­ser à la récon­ci­lia­tion et à l’é­la­bo­ra­tion d’une mémoire com­mune, la jus­tice les rend au contraire possibles.

Retour sur 1989 : bouleversements politiques et quête de justice

Les évè­ne­ments de la fin de l’année 1989 n’ont pas fini de sus­ci­ter com­men­taires et ana­lyses. Les com­mé­mo­ra­tions des vingt ans de la chute du mur de Ber­lin et le rôle joué par la socié­té civile est-alle­mande, pré­fi­gu­rant les trans­for­ma­tions plus ou moins paci­fiques qui allaient suivre dans les anciennes répu­bliques socia­listes, ont fait l’objet d’une intense cou­ver­ture média­tique. Mais l’année 1989 mar­qua un autre évè­ne­ment d’importance, quelque peu estom­pé par les com­mé­mo­ra­tions ber­li­noises : avec la sup­pres­sion du sta­tut d’autonomie du Koso­vo et de la Voï­vo­dine1, 1989 consti­tua en effet le début des guerres qui allaient ensan­glan­ter l’ex-Yougoslavie au cours des années 1990. Les guerres de Croa­tie (1991 – 1995), de Bos­nie (1992 – 1995) et du Koso­vo (1998 – 1999) ont sou­li­gné l’incapacité d’une par­tie de la classe poli­tique euro­péenne à pen­ser la fin du com­mu­nisme et à éta­blir un pro­jet poli­tique com­mun. Nous ten­te­rons dans cet article de faire le lien entre ces deux ensembles d’évènements de l’année 1989 et leurs consé­quences, en por­tant une atten­tion par­ti­cu­lière sur ce qui nous semble carac­té­ri­ser l’évolution des deux der­nières décen­nies en Europe cen­trale et orien­tale (qui regroupe tous les anciens pays com­mu­nistes en dehors de l’URSS): le besoin expri­mé de jus­tice et de confron­ta­tion avec le pas­sé. À l’heure où la plu­part de ces pays ont rejoint l’Union Euro­péenne (en 2004 puis 2007), ou sont offi­ciel­le­ment can­di­dats (c’est le cas de la Croa­tie, de la Macé­doine et de la Ser­bie), il parait en effet impor­tant de reve­nir sur ce que deux décen­nies d’une tran­si­tion post­com­mu­niste désor­mais ache­vée ont appor­té en termes de confron­ta­tion avec le pas­sé tota­li­taire et de quête de jus­tice pour les vic­times des exac­tions. Un tel retour ne concerne cepen­dant pas uni­que­ment l’Europe cen­trale et orien­tale : si la « soif de jus­tice » s’y est mani­fes­tée de manière aigüe, notre réflexion peut tou­te­fois être éten­due à l’échelle de toute l’Europe, comme nous le sug­gé­rons en fin d’article à pro­pos des cas alle­mand et espagnol.

Dans une tri­bune récente parue dans Le Monde à l’occasion de la com­mé­mo­ra­tion des vingt ans de la chute du mur2, le phi­lo­sophe slo­vène Sla­voj Žižek insiste sur le besoin de jus­tice des dis­si­dents de l’Est comme moteur de leurs reven­di­ca­tions, plu­tôt que leur attrait pour le capi­ta­lisme. S’inspirant de ses pro­pos, il nous semble oppor­tun d’examiner com­ment s’est incar­né ce besoin de jus­tice par rap­port aux exac­tions com­mises dans le pas­sé par les régimes com­mu­nistes, mais éga­le­ment la quête de jus­tice pour les crimes du proche pas­sé, avec les avan­cées en matière de jus­tice pénale inter­na­tio­nale incar­nées par le Tri­bu­nal Pénal pour l’ex-Yougoslavie (TPIY). Les deux ten­ta­tives sont regrou­pées sous le terme géné­rique de jus­tice de tran­si­tion ou jus­tice tran­si­tion­nelle : elle désigne le volet judi­ciaire du pro­ces­sus de tran­si­tion poli­tique à la fois de régimes tota­li­taires ou auto­ri­taires vers la démo­cra­tie, mais éga­le­ment de la guerre vers la paix (ain­si que la manière dont sont abor­dées les exac­tions com­mises). Certes, les deux types de tran­si­tion pré­sentent des dif­fé­rences signi­fi­ca­tives, par la nature et l’ampleur des crimes com­mis, beau­coup plus impor­tante lors de conflits armés que dans le cadre de régimes tota­li­taires. Les deux types de jus­tice que nous trai­tons ici sont aus­si très dif­fé­rents, dans la mesure où la jus­tice visant les crimes du com­mu­nisme est avant tout une jus­tice de répa­ra­tion et de res­ti­tu­tion, liée à des crimes com­mis par­fois il y a un demi-siècle, alors que dans le cas du TPIY il s’agissait, en plus de juger des cri­mi­nels des guerres, de contri­buer à arrê­ter la guerre. Cepen­dant, on sous-estime sou­vent le fait que la You­go­sla­vie, mal­gré ses spé­ci­fi­ci­tés, a appar­te­nu elle aus­si au bloc com­mu­niste, et que les deux pro­ces­sus de jus­tice de tran­si­tion qui nous inté­ressent pré­sentent plu­sieurs simi­li­tudes. La plus impor­tante à nos yeux est que dans les deux cas, bour­reaux et vic­times sont sou­vent confon­dus : la ques­tion des res­pon­sa­bi­li­tés indi­vi­duelles dis­pa­rait dans le col­lec­tif (les com­mu­nistes, les groupes eth­niques…). De plus, la vic­time est dési­gnée comme cou­pable de son propre châ­ti­ment : que ce soient les nom­breux pro­cès sta­li­niens de la fin des années qua­rante et du début des années cin­quante, où les accu­sés devaient s’accuser de crimes ima­gi­naires (comme l’a rela­té Artur Lon­don dans l’Aveu), ou les vic­times des deux bom­bar­de­ments du mar­ché de Mar­kale de Sara­je­vo en 1994, accu­sés de s’être auto-bom­bar­dés pour émou­voir la com­mu­nau­té internationale.

Il nous semble dès lors inté­res­sant dans cet article d’aborder les deux aspects de la jus­tice tran­si­tion­nelle que l’Europe cen­trale et orien­tale a connus au cours des deux der­nières décen­nies. L’objectif prin­ci­pal de la jus­tice tran­si­tion­nelle est de « faire face au lourd héri­tage des abus d’une manière large et holis­tique qui englobe la jus­tice pénale, la jus­tice res­tau­ra­trice, la jus­tice sociale et la jus­tice éco­no­mique. […] Elle est basée sur l’idée qu’une poli­tique de jus­tice res­pon­sable doit conte­nir des mesures qui cherchent à la fois à éta­blir la res­pon­sa­bi­li­té pour les crimes com­mis dans le pas­sé et à dis­sua­der la com­mis­sion de nou­veaux crimes » (voir Free­man et Maro­tine). Tou­te­fois, la néces­si­té de la jus­tice tran­si­tion­nelle comme condi­tion sine qua non de la récon­ci­lia­tion est loin de faire l’unanimité. En Europe post­com­mu­niste, comme d’ailleurs dans de nom­breux autres pays post-dic­ta­to­riaux (Espagne, Afrique du Sud, Argen­tine…) ou ayant connu des conflits armés (Algé­rie, Sier­ra Leone, Cam­bodge…), s’est posée la ques­tion de l’amnistie pour les crimes com­mis comme la condi­tion du suc­cès de la tran­si­tion à la démo­cra­tie ou à la récon­ci­lia­tion natio­nale : le par­don serait paci­fi­ca­teur. De nom­breux pays (dont l’Afrique du Sud repré­sente le cas le plus célèbre) ont opté pour une amnis­tie dou­blée de Com­mis­sions Véri­té et Récon­ci­lia­tion, per­met­tant aux vic­times de s’exprimer et aux auteurs d’exactions de se repentir.

Notre pro­pos n’est pas ici d’opposer jus­tice et récon­ci­lia­tion, mais bien de pen­ser la place du droit et de ses alter­na­tives (pour reprendre l’expression de Joël Hubrecht) comme fac­teurs de récon­ci­lia­tion. Cepen­dant, la voie judi­ciaire, qui ne peut certes pas répondre à toutes les attentes des vic­times3, nous semble consti­tuer dans les démo­cra­ties euro­péennes une étape indis­pen­sable (bien que non suf­fi­sante) non seule­ment dans la confron­ta­tion avec le pas­sé, mais éga­le­ment dans la conso­li­da­tion de l’État de droit. Les ten­ta­tives faites dans ce sens en Europe post­com­mu­niste nous semblent en être une bonne illustration.

Transition postcommuniste : restitution des biens confisqués et « lustration »

Après l’effervescence des chan­ge­ments poli­tiques, l’un des pre­miers domaines dans lequel s’est expri­mée la « soif de jus­tice » de l’après-1989 est celui de la pro­prié­té pri­vée. La ques­tion de la res­ti­tu­tion des biens tant indi­vi­duels que col­lec­tifs confis­qués par les régimes com­mu­nistes (appar­te­ments, mai­sons, terres, mais aus­si églises, usines, etc.) a fait l’objet d’innombrables pro­cé­dures judi­ciaires (en Rou­ma­nie par exemple, 80 % des pro­cès civils du début des années 2000 por­taient sur des cas de res­ti­tu­tion de biens confis­qués). Au-delà de l’aspect stric­te­ment maté­riel repré­sen­té par les biens reven­di­qués, la res­ti­tu­tion consti­tue une recon­nais­sance des torts com­mis par les régimes com­mu­nistes et de la digni­té des vic­times. En effet, tant les col­lec­ti­vi­sa­tions de terres que les « natio­na­li­sa­tions » (en réa­li­té expro­pria­tions) des pro­prié­tés ren­voient aux crimes com­mis par les régimes com­mu­nistes à l’encontre des « kou­laks » ou « chia­bu­ri » (pay­sans pro­prié­taires), des intel­lec­tuels, des ordres reli­gieux, etc. Au cours de la décen­nie 1946 – 1956 en par­ti­cu­lier, nombre d’entre eux furent non seule­ment pri­vés de leurs droits indi­vi­duels, mais éga­le­ment condam­nés (sou­vent sans pro­cès) à de lourdes peines de pri­son, d’internement dans des camps de « réédu­ca­tion » (sou­vent accom­pa­gné de tor­tures et d’humiliations) ou encore envoyés dans des « camps de tra­vail », tel le pha­rao­nique chan­tier Danube-mer Noire en Rou­ma­nie, rebap­ti­sé le « canal de la mort ».

Plu­sieurs auteurs s’accordent à dire que les demandes de res­ti­tu­tion effec­tuées après la chute du mur de Ber­lin consti­tuent un élé­ment cen­tral de l’établissement de l’État de droit, en ce qu’elles consti­tuent un droit humain fon­da­men­tal, nié pen­dant des décen­nies. Tou­te­fois, même si elles per­mettent de répondre en par­tie au besoin de répa­ra­tion envers les injus­tices his­to­riques com­mises4, il convient de sou­li­gner qu’aucun res­pon­sable poli­tique n’a fait l’objet de pour­suites pour la mise en place des poli­tiques d’expropriation. De plus, dans de très nom­breux cas, les pro­cé­dures judi­ciaires n’ont pas abou­ti (en rai­son de la des­truc­tion du bien ou de l’absence des docu­ments néces­saires à une ins­truc­tion) ou, dans le cas de juge­ments favo­rables pour les anciens pro­prié­taires, ne se sont pas tra­duites en res­ti­tu­tions effectives.

De manière plus géné­rale, la jus­tice tran­si­tion­nelle dans les pays post­com­mu­nistes passe par un pro­ces­sus de « décom­mu­ni­sa­tion5 », qui englobe, outre les ques­tions de res­ti­tu­tion, des élé­ments aus­si divers que les pri­va­ti­sa­tions, la réécri­ture du droit civil et des consti­tu­tions, les rela­tions entre l’armée et le pou­voir, les sys­tèmes d’éducation, et, sur­tout, la lus­tra­tion. Le terme de lus­tra­tion (qui fait réfé­rence à un rituel de puri­fi­ca­tion de la Rome antique) ren­voie à la publi­ca­tion des dos­siers de la classe poli­tique actuelle consti­tués par les polices poli­tiques de l’époque com­mu­niste, de manière à déter­mi­ner s’ils avaient été agents et/ou infor­ma­teurs de ces polices. De manière plus géné­rale, il concerne toutes les élites post­com­mu­nistes. Il convient ici de sou­li­gner que la publi­ca­tion des archives des polices secrètes n’a pas qu’une visée dénon­cia­trice : elle s’inscrit éga­le­ment dans un but de trans­pa­rence visant à don­ner aux citoyens accès aux dos­siers qui avaient été consti­tués sur eux. Sou­vent uti­li­sée à des fins élec­to­rales, la lus­tra­tion a même fait l’objet en Pologne d’un pro­jet de loi (inva­li­dé par la suite par la cour consti­tu­tion­nelle) impo­sant aux jour­na­listes, direc­teurs d’école, rec­teurs d’université, etc., de décla­rer, sous peine de perdre leur poste, s’ils avaient ou non col­la­bo­ré avec la police secrète à l’époque com­mu­niste. Dans d’autres pays, tels la Répu­blique tchèque, la Rou­ma­nie et la Bul­ga­rie, les accu­sa­tions de col­la­bo­ra­tion avec les polices poli­tiques conti­nuent cycli­que­ment de faire la une des jour­naux et de viser des poli­ti­ciens, mais éga­le­ment des uni­ver­si­taires, artistes et écri­vains (le cas récent le plus célèbre étant l’accusation dont l’écrivain fran­çais d’origine tchèque Milan Kun­de­ra a fait l’objet).

Il y a sou­vent peu de place pour la nuance dans le degré d’implication des per­sonnes visées. Le cas de la Mai­son de la ter­reur de Buda­pest est de ce point de vue exem­plaire : ancien siège des croix flé­chées pro-nazies pen­dant la Deuxième Guerre mon­diale, puis de l’AVO, police secrète du régime com­mu­niste hon­grois pro-sta­li­nien de Ráko­si jusqu’en 1956, elle fut trans­for­mée en musée et ouverte au public en 2002 par le gou­ver­ne­ment de droite de l’époque, diri­gé par Vik­tor Orbán. À cette époque, à l’entrée étaient affi­chées indis­tinc­te­ment, sur le pan­neau des « bour­reaux » (qui fait face à celui des vic­times) les pho­tos de tous les membres de l’AVO, de la secré­taire au direc­teur géné­ral, sans aucune pré­ci­sion sur leur degré d’implication dans la répres­sion. Le choix des pho­tos semble aus­si avoir été fait en fonc­tion de la cam­pagne élec­to­rale de l’époque, puisque les parents de cer­tains can­di­dats du par­ti socia­liste avaient été mis en évidence.

La ques­tion impor­tante qui appa­rait en ligne de fond der­rière une telle ten­ta­tive (sou­vent popu­liste) de trans­pa­rence est celle de la conti­nui­té des élites poli­tiques, et de manière plus géné­rale, des ins­ti­tu­tions post­com­mu­nistes. En effet, même si la Pologne, la Hon­grie et la Tché­co­slo­va­quie avaient connu une dis­si­dence orga­ni­sée, celle-ci n’avait par défi­ni­tion pas l’expérience du pou­voir, et il était dif­fi­cile de bou­le­ver­ser du jour au len­de­main toutes les struc­tures éta­tiques ; de nom­breux fonc­tion­naires et res­pon­sables poli­tiques sont donc res­tés en place. La « révo­lu­tion » rou­maine de décembre 1989 en est sans doute l’exemple le plus fla­grant : la paro­die de pro­cès des époux Ceau­ces­cu a per­mis au Front de salut natio­nal, com­po­sé d’anciens appa­rat­chiks, dont le futur pré­sident Ion Ilies­cu, de se main­te­nir au pou­voir en don­nant l’illusion du chan­ge­ment. Une autre expé­rience de conti­nui­té poli­tique est la « révo­lu­tion anti-bureau­cra­tique » orches­trée par Slo­bo­dan Miloše­vic en 1988 – 1989, qui, sous l’apparence d’une trans­for­ma­tion libé­rale anti-com­mu­niste, ins­tau­rait le natio­na­lisme comme prin­cipe poli­tique et pré­pa­rait la guerre, qui allait prendre les civils pour cibles prin­ci­pales. On a sou­vent ten­dance à consi­dé­rer le cas you­go­slave sépa­ré­ment de celui des autres pays du bloc com­mu­niste. Mais l’une des causes de la guerre est pré­ci­sé­ment au cœur de la ques­tion qui nous inté­resse ici, à savoir la pos­si­bi­li­té de se confron­ter avec les crimes du com­mu­nisme. La guerre allait éga­le­ment ser­vir de moyen de légi­ti­mer le main­tien au pou­voir de l’oligarchie poli­tique issue du com­mu­nisme diri­gée par Slo­bo­dan Miloše­vic. Les guerres en ex-You­go­sla­vie n’avaient donc rien de l’explosion d’une vio­lence spon­ta­née, mais rele­vaient bien d’une stra­té­gie poli­tique visant le main­tien au pou­voir d’un régime qui n’a jamais rom­pu avec les méthodes tota­li­taires com­mu­nistes dont il était issu. Les ten­ta­tives de juger les crimes com­mis lors des guerres en ex-You­go­sla­vie illus­trent le deuxième aspect de la jus­tice tran­si­tion­nelle, qui vise la tran­si­tion de la guerre vers la paix.

Ex-Yougoslavie : la justice comme condition de la paix

La créa­tion du Tri­bu­nal pénal inter­na­tio­nal pour l’ex-Yougoslavie en 1993 appa­rait comme un dis­po­si­tif tota­le­ment inédit : contrai­re­ment aux tri­bu­naux de Nurem­berg et de Tokyo, éta­blis après la fin de la Deuxième Guerre mon­diale, le TPIY, basé à La Haye, fut éta­bli pen­dant la guerre de Bos­nie. Pour la pre­mière fois dans l’histoire, un tri­bu­nal fut créé pen­dant un conflit afin de contri­buer à le faire ces­ser ; des hommes poli­tiques au pou­voir furent incul­pés. La paix ne s’opposait pas à la jus­tice, mais devait appa­raitre au contraire comme une consé­quence de la jus­tice. Même si les accords de Day­ton (met­tant fin à la guerre de Bos­nie en décembre 1995) furent signés au prix de l’impunité des res­pon­sables poli­tiques et mili­taires les plus impor­tants, ceux-ci furent fina­le­ment arrê­tés et trans­fé­rés à La Haye à la fin de l’ère Miloše­vic, après 2000.

Aujourd’hui, plus des cent-soixante-et-une per­sonnes (res­pon­sables poli­tiques et mili­taires haut gra­dés) ont été incul­pées par le bureau du pro­cu­reur du TPIY, par­mi les­quelles Slo­bo­dan Miloše­vic, Rado­van Karadžic, Bil­ja­na Plavšic, Voji­slav Šešelj ou Ante Goto­vi­na. L’aspect orga­ni­sé des crimes com­mis en ex-You­go­sla­vie a éga­le­ment été recon­nu, en ins­tau­rant, outre la res­pon­sa­bi­li­té indi­vi­duelle, le prin­cipe de res­pon­sa­bi­li­té de com­man­de­ment comme charge envers les res­pon­sables poli­tiques et mili­taires. L’une des grandes sur­prises de ce tri­bu­nal, sur­tout si l’on se rap­pelle les moyens ridi­cules dont il dis­po­sait à ses débuts6, est que des ins­truc­tions de qua­li­té et des juge­ments aient été ren­dus (à l’exception notable du pro­cès de Slo­bo­dan Miloše­vic, mort avant la fin de son pro­cès): en novembre 2009, cent-vingt cas sont clos, qua­rante-et-un cas res­tent en cours, dont ceux rela­tif à deux incul­pés en fuite, Rat­ko Mla­dic et Goran Hadžic.

On ne s’attendait pas, lors de sa créa­tion à de tels résul­tats : mal­gré l’amertume liée au non-abou­tis­se­ment du pro­cès Miloše­vic, de nom­breuses per­sonnes s’accordent à recon­naitre le suc­cès que repré­sente le TPIY, qui a par ailleurs annon­cé sa fer­me­ture en 2013. Un autre volet judi­ciaire s’annonce à pré­sent, au niveau des jus­tices natio­nales : une série de pro­cès visant les auteurs directs des crimes com­mis ont débu­té devant les cours natio­nales de Bos­nie-Her­zé­go­vine, Croa­tie, Koso­vo et Ser­bie. Même si toutes les garan­ties d’indépendance de la jus­tice ne sont pas rem­plies, ces pro­cès consti­tuent cepen­dant une étape impor­tante dans la confron­ta­tion avec le pas­sé7. C’est par­ti­cu­liè­re­ment le cas pour les familles des vic­times, qui attendent para­doxa­le­ment plus des pro­cès des auteurs directs des crimes que des pro­cès de La Haye, dans la mesure où contrai­re­ment aux don­neurs d’ordre, les auteurs directs sont sus­cep­tibles de décrire les der­nières heures des vic­times, et éga­le­ment de four­nir des infor­ma­tions per­met­tant d’identifier les fosses com­munes où reposent les per­sonnes dis­pa­rues (qui, selon le CICR, repré­sen­taient encore en 2007 plus de 2.000 per­sonnes en Croa­tie et plus de 16.000 per­sonnes en Bos­nie). De plus, les vic­times ont un sta­tut de par­ties civiles lors des pro­cès natio­naux, ce qui n’est pas le cas du TPIY, dont le code de pro­cé­dure pénale, issue de la tra­di­tion du com­mon law, ne recon­nait aux vic­times d’autre sta­tut que celui de témoin8.

C’est l’une des fai­blesses que laisse appa­raitre le TPIY : en vou­lant rem­plir l’objectif d’établissement des faits, et notam­ment d’archives his­to­riques des­ti­nées à créer une véri­té his­to­rique com­mune à tous, le tri­bu­nal a quelque peu négli­gé les vic­times. Même s’il convient de sou­li­gner que la jus­tice pénale n’est en géné­ral pas ren­due au nom des vic­times mais bien de la socié­té tout entière, l’atrocité et l’ampleur des crimes com­mis en ex-You­go­sla­vie (plus de 200.000 morts rien que pour la Bos­nie, des mil­lions de per­sonnes dépla­cées) rendent cru­ciale l’attention por­tée aux vic­times, d’autant plus dans une pro­cé­dure de com­mon law où les vic­times-témoins sont sou­mises à la dif­fi­cul­té des audi­tions croi­sées (a for­tio­ri lorsque l’accusé, à l’instar de Slo­bo­dan Miloše­vic ou de Voji­slav Šešelj, se défend seul et inter­roge lui-même les vic­times). De sur­croit, de nom­breux auteurs s’accordent à dire d’une part que les tri­bu­naux ne sont pas l’espace le plus appro­prié pour les vic­times qui ont plus à dire que ce qu’aucune cour ne pour­ra jamais entendre, et d’autre part que la nature même du droit est incom­pa­tible avec l’établissement d’une véri­té his­to­rique9. Ils sug­gèrent de réduire le niveau d’attente pla­cé dans les pro­cès pour crimes de guerre et plaident pour l’investissement d’autres pla­te­formes non judi­ciaires de confron­ta­tion avec le pas­sé des crimes de masse telles que les sciences sociales, l’art, la muséo­gra­phie, etc.

Ces cri­tiques s’inscrivent aus­si dans le contexte de décep­tion fai­sant suite aux espoirs sus­ci­tés par la créa­tion des deux tri­bu­naux onu­siens ad hoc (le TPIY, ain­si que le tri­bu­nal créé pour juger les crimes com­mis lors du géno­cide rwan­dais en 1994, le TPIR, basé à Aru­sha, en Tan­za­nie), l’application — timide — de la loi de com­pé­tence uni­ver­selle et l’établissement en 2002 de la Cour Pénale Inter­na­tio­nale (CPI). La décen­nie 2000 et l’après-11 sep­tembre, dont Guan­ta­na­mo illustre le nou­vel ordre juri­dique, ain­si que les accords bila­té­raux d’immunité signés entre les États-Unis et de nom­breux pays (afin de sous­traire les citoyens et le per­son­nel mili­taire amé­ri­cains de la juri­dic­tion de la CPI), ont réduit de beau­coup les attentes pla­cées dans la jus­tice pénale inter­na­tio­nale comme fac­teur de récon­ci­lia­tion et de confron­ta­tion avec le pas­sé de crimes de masse et donc son pou­voir dis­sua­sif. Tou­te­fois, mal­gré le contexte poli­tique actuel, et mal­gré ces cri­tiques, en par­ties inté­grées par le TPIY qui a consi­dé­ra­ble­ment aug­men­té l’attention accor­dée aux vic­times, notam­ment en termes de pro­tec­tion des témoins et de visi­bi­li­té de ceux-ci dans son tra­vail de vul­ga­ri­sa­tion des­ti­né au grand public, il convient de sou­li­gner qu’aucun pro­cès natio­nal n’aurait été pos­sible sans le tra­vail préa­lable effec­tué par le TPIY. Le temps judi­ciaire com­mence à arri­ver à son terme, pour les vic­times comme pour les socié­tés des pays issus de l’ex-Yougoslavie. Il consti­tue une étape, indis­pen­sable de notre point de vue, mais non suf­fi­sante de confron­ta­tion avec le pas­sé des atro­ci­tés de masse. C’est à pré­sent hors de la sphère judi­ciaire que des tra­vaux impor­tants res­tent à mener.

Ce rapide pas­sage en revue des ten­ta­tives judi­ciaires de confron­ta­tion avec le pas­sé des crimes de masse en Europe cen­trale et orien­tale nous per­met d’entrevoir la por­tée plus large des ques­tions posées par de telles démarches. À l’heure où nombre de ces pays ont inté­gré l’Union euro­péenne, ou vont la rejoindre dans les années à venir, il nous semble oppor­tun de s’interroger sur la façon dont les « anciens » pays membres se sont confron­tés avec leur pas­sé. Existe-t-il un « acquis com­mu­nau­taire » en matière de jus­tice des crimes de masse ?

L’Europe et la mémoire commune des crimes du passé

Force est de consta­ter que de nom­breux États euro­péens se sont ren­dus res­pon­sables au cours du ving­tième siècle de crimes de masse n’ayant jamais fait l’objet de pour­suites. Les exemples sont nom­breux : les exé­cu­tions et dis­pa­ri­tions jamais jugées de la guerre civile espa­gnole (ain­si que la san­glante répres­sion fran­quiste qui allait suivre), les exac­tions belges au Congo, la ques­tion de la tor­ture pen­dant la guerre d’Algérie, la guerre civile grecque. Au-delà de la figure rhé­to­rique du « pas­sé qui ne passe pas » et du besoin de jus­tice, c’est au quo­ti­dien, dans des domaines par­fois inat­ten­dus, que se mani­festent les consé­quences d’un tel pas­sage sous silence, dont la déper­son­na­li­sa­tion de l’individu10 est l’une des prin­ci­pales carac­té­ris­tiques. Conflits entre géné­ra­tions, auto­ri­ta­risme dans les rap­ports de tra­vail, dans le sys­tème sco­laire, dans le rap­port des citoyens à l’administration, dif­fi­cul­té à trai­ter les affaires de jus­tice civile, sont autant d’effets à long terme de l’absence de confron­ta­tion avec le passé.

C’est l’une des leçons que l’on peut tirer de l’expérience de l’Allemagne post-nazie : le pro­cès de Nurem­berg en 1945 – 1946 a consti­tué le moment fon­da­teur à la fois de la confron­ta­tion avec les crimes du nazisme et du pro­ces­sus de déna­zi­fi­ca­tion. C’est un pro­ces­sus qui s’est éta­lé sur plu­sieurs décen­nies, depuis Nurem­berg, puis avec les pro­cès de Franc­fort en 1963 et 1965 visant les res­pon­sables SS d’Auschwitz, mais aus­si avec d’innombrables livres, dont le célèbre Culpa­bi­li­té alle­mande de Karl Jas­pers paru en 1948, qui ain­si que les Hommes ordi­naires décrits par Chris­to­pher Brow­ning, basé sur les archives de pro­cès et d’enquêtes judi­ciaires rela­tives au cent-unième bataillon de la police alle­mande qui a exé­cu­té par balles 38.000 Juifs polo­nais en 1942. De nom­breux films, recherches his­to­riques, œuvre d’art ont éga­le­ment per­mis d’approfondir la connais­sance des crimes du IIIe Reich ; la chute du mur de Ber­lin, l’ouverture des archives de la Sta­si et la construc­tion du Mémo­rial de l’Holocauste à Ber­lin les ont plus récem­ment com­plé­tés. Per­sonne ne peut bien sûr affir­mer que toutes les leçons du nazisme ont été tirées, mais la confron­ta­tion avec le pas­sé a per­mis d’établir une mémoire commune.

Le cas de l’Espagne, pour­tant enga­gée depuis plus de trente ans dans un pro­ces­sus démo­cra­tique, illustre a contra­rio la dif­fi­cul­té à se pro­je­ter dans le futur en l’absence de recon­nais­sance juri­dique des crimes du pas­sé. La tran­si­tion post-fran­quiste s’est effec­tuée au nom d’un « pacte de l’oubli », pour reprendre le terme uti­li­sé par ses détrac­teurs, consti­tué de lois d’amnistie et d’absence de jus­tice rétro­ac­tive à pro­pos des années de dic­ta­ture. Le vote, fin 2007 par le gou­ver­ne­ment Zapa­te­ro de la loi de mémoire his­to­rique, qui inclut la recon­nais­sance des vic­times de la guerre civile et de la dic­ta­ture fran­quiste, l’ouverture (sub­ven­tion­née) des fosses com­munes où sont enter­rés les dis­pa­rus et le retrait des sym­boles fran­quistes de tous les espaces publics, consti­tue un « contre-modèle de récon­ci­lia­tion » (selon l’expression de Danielle Rozen­berg) qui a per­mis d’ouvrir un débat sou­vent hou­leux. Des tra­vaux scien­ti­fiques, films, œuvres lit­té­raires com­mencent à être publiés, mais l’absence de jus­tice rend dif­fi­cile l’établissement d’une mémoire com­mune : l’Espagne reste un pays pro­fon­dé­ment divisé.

À l’instar de l’Espagne, les pays post­com­mu­nistes sont éga­le­ment confron­tés au pro­blème de l’établissement d’une mémoire com­mune : celle du com­mu­nisme, qui, comme nous l’avons vu, fait l’objet de pro­cès et de débats, mais aus­si celle de la Deuxième Guerre mon­diale. En effet, en l’absence d’un tra­vail intros­pec­tif pen­dant la période com­mu­niste, la ques­tion des res­pon­sa­bi­li­tés poli­tiques de la des­truc­tion des Juifs d’Europe (dont l’immense majo­ri­té a été tuée en Europe orien­tale) n’a jamais été posée avant 1989, et c’est avec dif­fi­cul­té qu’elle se fait après la chute du Mur. Par exemple, dans la Mai­son de la ter­reur de Buda­pest, les crimes com­mis par les croix flé­chées hon­groises pro-nazies sont sous-esti­més par rap­port à ceux du com­mu­nisme ; de plus les deux caté­go­ries de crimes sont pré­sen­tées comme com­mis par les occu­pants (alle­mands puis sovié­tiques). Cepen­dant, mal­gré les fai­blesses et visées par­fois popu­listes qu’elles repré­sentent, les ten­ta­tives telles que ce musée, ain­si que le Mémo­rial des vic­times du com­mu­nisme de Sighe­tu Mar­ma­ciei11 (Rou­ma­nie), le Musée des vic­times du com­mu­nisme de Voj­na (Répu­blique tchèque), les pro­cès de res­ti­tu­tion de biens et le pro­ces­sus de lus­tra­tion, sont autant de contri­bu­tion à la construc­tion d’une mémoire com­mune, non seule­ment pour cha­cun de ces pays, mais éga­le­ment à l’échelle européenne.

Le cas de la Ser­bie est à cet égard par­lant. Certes l’État de droit est encore loin d’être une réa­li­té, mais l’envoi à La Haye des prin­ci­paux res­pon­sables poli­tiques et mili­taires de l’ère Miloše­vic a per­mis d’écarter de la vie poli­tique les extré­mistes les plus durs. La Ser­bie ne recon­nait tou­jours pas son impli­ca­tion dans les guerres de Croa­tie et de Bos­nie, et en cela la confron­ta­tion avec son pas­sé est loin d’être ache­vée. Pour autant, l’établissement des faits (notam­ment le carac­tère orga­ni­sé et sys­té­ma­tique des crimes com­mis) effec­tué par le TPIY, mais éga­le­ment lors des pro­cès pour crimes de guerre qui ont eu lieu en Ser­bie, consti­tue la base d’une recon­nais­sance du pas­sé proche. L’établissement d’une mémoire com­mune, notam­ment avec les pays voi­sins, ne s’établira pas en quelques années, mais le socle que consti­tue la défi­ni­tion juri­dique des faits per­met d’ores et déjà de com­men­cer un tra­vail plus géné­ral de réflexion au sein de la socié­té serbe sur sa place actuelle et future au sein de l’Europe.

Ces quelques exemples illus­trent en quoi la jus­tice de tran­si­tion ne s’oppose pas aux confron­ta­tions avec le pas­sé, mais au contraire les rend pos­sibles : en éta­blis­sant une véri­té juri­dique, et par là même les res­pon­sa­bi­li­tés indi­vi­duelles et de com­man­de­ment, elle per­met aux indi­vi­dus de se libé­rer du poids de la res­pon­sa­bi­li­té col­lec­tive. Elle consti­tue éga­le­ment une base de réfé­rence — néces­saire, mais non suf­fi­sante — sur laquelle s’appuient les diverses ten­ta­tives non juri­diques de confron­ta­tion avec le passé.

  1. Voir notam­ment à ce sujet Vie et mort de la You­go­sla­vie de Paul Garde (1992) consi­dé­ré comme un ouvrage de réfé­rence sur la question.
  2. Le Monde des 8 – 9 novembre 2009.
  3. Comme le sou­li­gnait Han­nah Arendt à pro­pos du pro­cès Eich­mann, il ne faut pas attendre d’un pro­cès plus qu’il ne peut donner. 
  4. Voir à ce sujet les récents tra­vaux anthro­po­lo­giques de Chris Hann, David Kide­ckel et Kathe­rine Verdery.
  5. Voir le livre de l’anthropologue amé­ri­cain John Bor­ne­man, Set­tling Accounts (1997), où il aborde la ques­tion de la res­pon­sa­bi­li­té indi­vi­duelle et de la jus­tice en Europe postcommuniste.
  6. Pour un his­to­rique détaillé du TPIY, voir Hazan (2000) et Williams et Scharf (2002).
  7. Voir Mahieu (2007) sur la com­pa­rai­son entre les pro­cès du mas­sacre de l’hôpital de Vuko­var en 1991 au TPIY et devant la cour spé­ciale pour crimes de guerre de Belgrade.
  8. Wal­leyn (2004).
  9. Voir les articles Dem­bour et Has­lam (2004), où les auteurs se penchent sur le pro­cès Krs­tic au TPIY et sou­ligne le manque de place accor­dé aux vic­times, et Sto­ver (2004).
  10. Selon la for­mule de l’historienne bel­gra­doise Latin­ka Perovic.
  11. Par ailleurs ville natale du prix Nobel de la paix d’Elie Wiesel

Stéphanie Mahieu


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