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L’Europe et l’histoire

Numéro 12 Décembre 2004 par Jean-Marie Lacrosse

décembre 2004

Négli­ger l’ap­port du chris­tia­nisme dans le Trai­té consti­tu­tion­nel revient à un déni de l’his­toire. Ce fai­sant, on induit une vision schi­zo­phré­nique de l’Eu­rope : d’un côté, une Europe du mar­ché, sans âme et, de l’autre, une Europe cultu­relle riche de valeurs.

C’est deve­nu une obser­va­tion banale à force d’être répé­tée : l’u­sage des titres tapa­geurs était autre­fois réser­vé aux seuls « tabloïdes ». Il s’est éten­du aujourd’­hui aux quo­ti­diens répu­tés sérieux. Quand je lis dans un de ceux-ci « L’ab­sence de Dieu irrite et réjouit », cela ne m’ir­rite ni ne me réjouit, l’ha­bi­tude ayant émous­sé mes réac­tions. Lorsque, par contre, dans une revue comme la vôtre, qui n’a pas les mêmes pro­blèmes de mar­ke­ting ni de concur­rence (si, ce qui est très dis­cu­table, on impute cette évo­lu­tion aux « lois du mar­ché »), je retrouve un titre de fac­ture iden­tique1, je me pose la ques­tion : pour­quoi ajou­ter encore à la confu­sion struc­tu­relle dans laquelle baigne aujourd’­hui l’es­pace public euro­péen ? Qu’est-ce que Dieu vient faire dans cette affaire ? Comme dans d’autres affaires récem­ment conclues, n’est-il pas navrant que cette « contro­verse » oppose des pays répu­tés « croyants », comme la Pologne, et d’autres sup­po­sés « non croyants » dont les motifs semblent d’ailleurs à pre­mière vue assez hété­ro­gènes, rele­vant avant tout de la poli­tique à courte vue : pour les uns, ne pas déses­pé­rer la Tur­quie, en pre­mière ligne face à la menace de l’is­la­misme radi­cal ou, dans le cas de la France, réaf­fir­mer héroï­que­ment son apport sin­gu­lier à la moder­ni­té, un prin­cipe de laï­ci­té de l’É­tat que plus per­sonne ne conteste aujourd’hui.

Le pro­blème est-il donc : Dieu et l’Eu­rope ou, ce qui est très dif­fé­rent, l’Eu­rope et l’his­toire. Médi­tons ce para­doxe : confondre Dieu et une réa­li­té his­to­rique, c’est enfreindre le prin­cipe même que l’on pré­tend défendre. C’est confondre ce qui ne peut rele­ver, selon le prin­cipe en ques­tion, que d’une convic­tion per­son­nelle et pri­vée et ce qui devrait ou ne devrait pas — la dis­cus­sion est légi­time — figu­rer dans un texte qui se veut fon­da­teur d’un espace public. Le pape, lui-même, a‑t-il enfreint ce prin­cipe ? Je n’ai pas trou­vé de réponse à cette ques­tion bien qu’ayant par­cou­ru mon google en tous sens. Les seules cita­tions que j’ai rele­vées fai­saient toutes réfé­rence aux « racines chré­tiennes de l’Eu­rope » ou au refus de « fal­si­fier l’his­toire ». L’i­dée même d’une « réuni­fi­ca­tion » du conti­nent euro­péen est, si elle est bien com­prise, par­fai­te­ment accep­table, j’y revien­drai à la fin de ce texte. On mesure le che­min par­cou­ru depuis Vati­can I et le dépla­ce­ment des cli­vages qui ont pré­va­lu pen­dant plu­sieurs siècles. L’his­toire et tout ce qui va avec : la cri­tique des sources, le sou­ci du récit véri­dique, le musée, l’im­por­tance don­née aux archives sont de purs pro­duits des Lumières euro­péennes qui figurent ou devraient figu­rer à la proue du com­bat pour la laï­ci­té. Le com­bat laïc n’a pas empê­ché Jean Sten­gers, hélas dis­pa­ru, de noter l’en­ra­ci­ne­ment du sen­ti­ment natio­nal belge2 dans la reli­gion catho­lique et d’ex­pri­mer sa colère « devant le nombre et l’é­nor­mi­té des bêtises qui s’é­crivent sur le sujet » (le sen­ti­ment natio­nal belge et ses racines)3.

Oublions donc ce titre qui n’a d’autre ver­tu que celle d’une accroche publi­ci­taire. Les médias sont deve­nus cyniques et incultes. Ne leur emboi­tons pas le pas. On ne voit éga­le­ment poindre aucun argu­ment théo­lo­gique dans le texte de Muriel Ruol et Oli­vier Ser­vais « Dieu et l’Eu­rope : les ver­tus d’une omis­sion ». Sur l’o­mis­sion, on ne peut qu’être d’ac­cord : l’ère du théo­lo­gi­co-poli­tique est révo­lue et il est temps que nous en pre­nions acte. Ce qui est en jeu ici, ce n’est pas d’a­bord le rap­port des Églises et de l’É­tat ni la recon­nais­sance ins­ti­tu­tion­nelle des Églises pré­cé­dem­ment évo­quée par Georges Lié­nard4. Cette recon­nais­sance est acquise, en tout cas dans son prin­cipe, exac­te­ment au même titre et sur le même pied que celle des cultes boud­dhistes ou musul­mans, par exemple. Ce qui est en jeu, c’est la place à don­ner à l’his­toire et l’im­por­tance de l’his­toire, et c’est bien sur ce plan que se situe en réa­li­té le débat.

L’esprit de Monnet

Est-ce par hasard que le pro­blème se pose main­te­nant ? Je ne pense pas. L’é­mer­gence de la ques­tion signale les limites de ce qu’ont été l’es­prit et la méthode des pères fon­da­teurs de l’Eu­rope. Il ne s’a­git pas de renier leur héri­tage. Il est brillant. Qui aurait pu ima­gi­ner, il y a cin­quante ans, une situa­tion comme la nôtre en termes de paix, de pros­pé­ri­té et d’ou­ver­ture réci­proque des nations les unes sur les autres ?

L’ob­jec­tif qu’ils visaient semble en vue : plus jamais, en Europe du moins, d’af­fron­te­ment fra­tri­cide comme celui qu’ils venaient de connaitre. Seule­ment, le doux des­po­tisme des tech­no­crates du droit et du mar­ché, auquel cet art sub­til de l’é­vi­te­ment — la fameuse méthode Mon­net — nous a conduits bute sur un pro­blème : il dit ce que l’Eu­rope ne doit plus être et ce qu’elle ne veut plus être, il ne dit rien de ce qu’elle est ni de ce qu’elle pour­rait être. Le pro­blème qui se pose à nous main­te­nant est de don­ner un sens à ce que nous fai­sons et il devient clair que ni le droit ni le mar­ché ne peuvent répondre à ce pro­blème. Voi­là fon­da­men­ta­le­ment pour­quoi les bases et la méthode de la construc­tion euro­péenne sont appe­lées à se trans­for­mer en pro­fon­deur dans les pro­chaines décennies.

Pourquoi l’histoire ?

Pour­quoi l’his­toire plu­tôt que le droit ou l’é­co­no­mie ? Là est le coeur du pro­blème que l’on esquive en évo­quant une logique patri­mo­niale. Le culte des sites et des monu­ments a bien quelque chose d’é­trange pour des esprits comme ceux de ma géné­ra­tion entiè­re­ment tour­nés vers l’a­ve­nir et l’é­man­ci­pa­tion de l’hu­ma­ni­té. Le tout est de per­cer le sens de cet amour immo­dé­ré du patri­moine qui semble s’être empa­ré de nos contem­po­rains : s’a­git-il d’une réma­nence d’at­ti­tudes archaïques ou au contraire d’un symp­tôme signa­lant un dépla­ce­ment en pro­fon­deur de notre manière d’ha­bi­ter le temps et d’y ins­crire les entre­prises humaines ? On ne peut man­quer de remar­quer que l’ap­pa­ri­tion de cette excen­trique « logique patri­mo­niale » dans les socié­tés du futur coïn­cide chro­no­lo­gi­que­ment avec une dis­pa­ri­tion : la dis­pa­ri­tion de la fin de l’his­toire. Nous vivons en réa­li­té la fin de la fin de l’his­toire et c’est ce décès inopi­né qui trans­forme de part en part l’en­semble des don­nées de notre situa­tion. Une fois que nous avons pris entiè­re­ment en charge la pro­duc­tion de l’es­pèce humaine, la ques­tion n’est plus tant de rompre avec le pas­sé que de nous don­ner une capa­ci­té supé­rieure de réflexi­vi­té sur les parts res­pec­tives de la cou­tume et de la rup­ture dans l’a­ven­ture humaine. Rela­ti­vi­ser les appel­la­tions d’o­ri­gine contrô­lée des vins fran­çais ? Pour­quoi pas ? Vider de tout sens l’ins­ti­tu­tion du mariage comme nous sommes en train de le faire ? La ques­tion est plus délicate…

Il y va en fait d’une struc­ture de réflexi­vi­té que la réfé­rence à Hegel peut éclai­rer : nous pou­vons aisé­ment nous pas­ser de l’ho­ri­zon hégé­lien d’une fin de l’his­toire, d’une récon­ci­lia­tion défi­ni­tive ou d’un savoir abso­lu, mais cela n’ef­face pas le noyau ration­nel de la phi­lo­so­phie hégé­lienne : l’élé­ment réca­pi­tu­la­tif comme vec­teur obli­gé et de plus en plus cru­cial de la réflexion. En l’ab­sence de cet élé­ment réca­pi­tu­la­tif, c’est le natu­ra­lisme qui s’empare des esprits, trans­for­mant les ins­ti­tu­tions démo­cra­tiques en don­nées natu­relles de l’exis­tence humaine. On com­mence à voir les dégâts d’une telle atti­tude pour la démo­cra­tie elle-même sup­po­sée mar­cher toute seule, comme si nous étions natu­rel­le­ment libres et égaux et natu­rel­le­ment citoyens.

Mais, plus pro­fon­dé­ment encore, c’est l’i­den­ti­té même de l’Eu­rope qui a à voir avec le sur­gis­se­ment de l’élé­ment his­to­rique. L’é­va­cua­tion des trans­cen­dances reli­gieuses a coïn­ci­dé avec l’in­ven­tion d’une nou­velle forme de trans­cen­dance : la trans­cen­dance des col­lec­ti­vi­tés humaines vis-àvis de leurs membres indi­vi­duels qui viennent y faire « trois petits tours et puis s’en vont ». La moder­ni­té euro­péenne ins­taure en quelque sorte un palier inter­mé­diaire : elle s’ins­ti­tue hors du cos­mos des anciens, lais­sant aux indi­vi­dus la ques­tion du sens de l’au-delà du monde humain. Elle orga­nise ce monde-ci sur la base d’une tem­po­ra­li­té pro­pre­ment humaine : le temps de la per­ma­nence et de la péren­ni­té des entre­prises humaines qui n’est ni celui de l’é­ter­ni­té ni celui de l’é­phé­mère, mais qui est apte à nous ras­su­rer sur le fait que ce que nous fai­sons indi­vi­duel­le­ment ne se perd pas dans le néant. Or, de fait, une telle orga­ni­sa­tion de l’es­pace et du temps humain n’é­tait conce­vable que dans un monde mar­qué par le dogme chré­tien de l’in­car­na­tion5. C’est en fonc­tion de ce dogme ini­tial que s’est peu à peu mise en place à par­tir de l’an mil cette orga­ni­sa­tion inédite du temps et de l’es­pace. Comme la dimen­sion tem­po­relle de la per­ma­nence, la dimen­sion spa­tiale de la « terre » est inti­me­ment liée à l’in­ven­tion de l’Eu­rope. Celle-ci n’est pas seule­ment le pro­duit de l’his­toire et de la géo­gra­phie, c’est en quelque sorte onto­lo­gi­que­ment qu’elle a exhaus­sé l’his­toire et la géo­gra­phie. Voi­là ce qui, me semble-t-il, d’une manière ou d’une autre, devrait figu­rer quelque part dans nos textes fon­da­teurs et non les fameux « cou­rants, tra­di­tions, valeurs » qui ont façon­né l’Eu­rope. C’est vrai, à ce compte-là, pour­quoi ne pas men­tion­ner nos ancêtres les Gau­lois, les wal­ky­ries et le walhalla !

Une totalisation ouverte

Car jus­te­ment, s’il est un acquis que l’on peut croire défi­ni­tif de la dis­ci­pline his­to­rique, en lien direct avec l’i­den­ti­té euro­péenne, c’est que l’his­toire s’é­crit à l’en­droit et non à l’en­vers. Elle se fait en pro­gres­sant de l’ar­rière vers l’a­vant. Elle enre­gistre des nais­sances et des morts. Elle ne dit pas seule­ment comme les mythes et les légendes ce qu’il y avait avant et au-dehors. Elle dit aus­si et sur­tout ce qu’il y a après et aude­dans. Cette manière d’é­crire l’his­toire est insé­pa­rable d’un schème de pen­sée, impli­cite à l’o­ri­gine mais deve­nu expli­cite et entiè­re­ment réflé­chi vers 1820, au moment où pré­ci­sé­ment l’his­toire se consti­tue comme dis­ci­pline : c’est le schème des indi­vi­dua­li­tés ou mieux des per­son­na­li­tés col­lec­tives four­nis­sant au récit his­to­rique le prin­cipe de tota­li­sa­tion dont il ne peut se pas­ser. Une tota­li­sa­tion, pré­ci­sons-le bien, entiè­re­ment ouverte sur son propre deve­nir et avec la mort pour hori­zon, ultime mais impen­sable. On peut ratio­ci­ner sans fin sur la naï­ve­té de ce schème de pen­sée. Ou bien on peut, et cela me semble bien plus inté­res­sant, y voir la pos­si­bi­li­té même de conce­voir les pro­prié­tés de base que le lan­gage cou­rant prête aux êtres col­lec­tifs que nous occu­pons en loca­taires plus ou moins dili­gents : l’u­ni­té, la liber­té col­lec­tive, la réflexi­vi­té, cette ver­sion moderne de l’âme qui, à l’é­cart de toute trans­cen­dance divine, « donne vie et mou­ve­ment au corps tout entier » (Le Lévia­than, introduction).

Faut-il fina­le­ment s’of­fus­quer outre mesure qu’un pro­blème de phi­lo­so­phie poli­tique se traite à peu près comme un contrat indus­triel à coup de lob­byings et de mar­chan­dages ? Peut-être mais à condi­tion seule­ment que nous nous don­nions une phi­lo­so­phie poli­tique consis­tante du triomphe abso­lu du mar­ché, dans tous les domaines. Sinon, ce serait mani­fes­ter un mépris dépla­cé pour le monde indus­triel qui reste, lui, arri­mé à un solide prin­cipe de réa­li­té. La vic­toire indus­trielle d’Air­bus n’est pas une simple affaire de mar­ke­ting ni de lob­bying : il y a der­rière elle des faits objec­ti­vables et, heu­reu­se­ment, ce sont presque tou­jours eux qui l’emportent.

Il est ain­si, à mon sens, très signi­fi­ca­tif que le musée de l’Eu­rope qui ouvri­ra ses portes à Bruxelles au prin­temps 2007 ne semble éprou­ver aucune dif­fi­cul­té à se doter d’une défi­ni­tion simple et claire de son objet : l’Eu­rope. L’ex­po­si­tion, explique Krysz­tof Pomian, direc­teur scien­ti­fique du musée, repose sur un schème d’en­semble très simple et très facile à mémo­ri­ser. « La par­tie cen­trale [de l’ex­po­si­tion], la plus longue et la plus détaillée, donne à voir mille ans d’his­toire euro­péenne, d’u­ni­fi­ca­tions et de rup­tures. Elle est divi­sée à son tour en trois périodes d’u­ni­té — uni­té par la foi, uni­té par les Lumières, uni­té par le pro­jet — et en deux périodes de guerres : guerres de Reli­gion entre les deux pre­mières périodes d’u­ni­té ; guerres d’i­déo­lo­gies entre la deuxième et la troisième6 ». L’ou­ver­ture du musée a été pré­cé­dée de dix ans de tra­vaux pré­pa­ra­toires et l’i­dée de l’his­toire de l’Eu­rope sur laquelle il repose a été débat­tue lors d’un sémi­naire qui a réuni à Bruxelles, en octobre 2003, une cin­quan­taine d’his­to­riens, issus non seule­ment de la plu­part des pays euro­péens, mais aus­si de la Rus­sie et des États- Unis.

Il y aurait ain­si une logique qui s’im­pose pour le musée de l’Eu­rope et une autre pour la consti­tu­tion euro­péenne, l’une don­nant à voir ce que l’autre ignore. Pitié pour nos enfants que nous expo­sons sans dis­con­ti­nuer à cette pai­sible schizophrénie !

  1. « Contro­verse : Dieu et l’Eu­rope », cou­ver­ture de La Revue nou­velle, juin-juillet 2004, n° 6 – 7.
  2. Voir à cet égard, Les racines de la Belgique,Tome 1, Racine 2000, spé­cia­le­ment les p. 101 – 120.
  3. ibi­dem, p. 5.
  4. Face au désir ins­ti­tu­tion­nel des Églises », La Revue nou­velle, n° 1, jan­vier-février 2003, p. 56 – 61.
  5. Il m’est impos­sible d’ex­pli­ci­ter cette ques­tion en quelques lignes. Je ne peux que ren­voyer à l’ou­vrage de
    Kan­to­ro­wicz et au long com­men­taire qu’y consacre Mar­cel Gau­chet sous le titre « Des deux corps du roi au pouvoir
    sans corps. Chris­tia­nisme et poli­tique », Le débat, n° 14, juillet-aout 1981, et n° 15, sep­tembre-octobre 1981.

Jean-Marie Lacrosse


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