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L’Europe et l’histoire
Négliger l’apport du christianisme dans le Traité constitutionnel revient à un déni de l’histoire. Ce faisant, on induit une vision schizophrénique de l’Europe : d’un côté, une Europe du marché, sans âme et, de l’autre, une Europe culturelle riche de valeurs.
C’est devenu une observation banale à force d’être répétée : l’usage des titres tapageurs était autrefois réservé aux seuls « tabloïdes ». Il s’est étendu aujourd’hui aux quotidiens réputés sérieux. Quand je lis dans un de ceux-ci « L’absence de Dieu irrite et réjouit », cela ne m’irrite ni ne me réjouit, l’habitude ayant émoussé mes réactions. Lorsque, par contre, dans une revue comme la vôtre, qui n’a pas les mêmes problèmes de marketing ni de concurrence (si, ce qui est très discutable, on impute cette évolution aux « lois du marché »), je retrouve un titre de facture identique1, je me pose la question : pourquoi ajouter encore à la confusion structurelle dans laquelle baigne aujourd’hui l’espace public européen ? Qu’est-ce que Dieu vient faire dans cette affaire ? Comme dans d’autres affaires récemment conclues, n’est-il pas navrant que cette « controverse » oppose des pays réputés « croyants », comme la Pologne, et d’autres supposés « non croyants » dont les motifs semblent d’ailleurs à première vue assez hétérogènes, relevant avant tout de la politique à courte vue : pour les uns, ne pas désespérer la Turquie, en première ligne face à la menace de l’islamisme radical ou, dans le cas de la France, réaffirmer héroïquement son apport singulier à la modernité, un principe de laïcité de l’État que plus personne ne conteste aujourd’hui.
Le problème est-il donc : Dieu et l’Europe ou, ce qui est très différent, l’Europe et l’histoire. Méditons ce paradoxe : confondre Dieu et une réalité historique, c’est enfreindre le principe même que l’on prétend défendre. C’est confondre ce qui ne peut relever, selon le principe en question, que d’une conviction personnelle et privée et ce qui devrait ou ne devrait pas — la discussion est légitime — figurer dans un texte qui se veut fondateur d’un espace public. Le pape, lui-même, a‑t-il enfreint ce principe ? Je n’ai pas trouvé de réponse à cette question bien qu’ayant parcouru mon google en tous sens. Les seules citations que j’ai relevées faisaient toutes référence aux « racines chrétiennes de l’Europe » ou au refus de « falsifier l’histoire ». L’idée même d’une « réunification » du continent européen est, si elle est bien comprise, parfaitement acceptable, j’y reviendrai à la fin de ce texte. On mesure le chemin parcouru depuis Vatican I et le déplacement des clivages qui ont prévalu pendant plusieurs siècles. L’histoire et tout ce qui va avec : la critique des sources, le souci du récit véridique, le musée, l’importance donnée aux archives sont de purs produits des Lumières européennes qui figurent ou devraient figurer à la proue du combat pour la laïcité. Le combat laïc n’a pas empêché Jean Stengers, hélas disparu, de noter l’enracinement du sentiment national belge2 dans la religion catholique et d’exprimer sa colère « devant le nombre et l’énormité des bêtises qui s’écrivent sur le sujet » (le sentiment national belge et ses racines)3.
Oublions donc ce titre qui n’a d’autre vertu que celle d’une accroche publicitaire. Les médias sont devenus cyniques et incultes. Ne leur emboitons pas le pas. On ne voit également poindre aucun argument théologique dans le texte de Muriel Ruol et Olivier Servais « Dieu et l’Europe : les vertus d’une omission ». Sur l’omission, on ne peut qu’être d’accord : l’ère du théologico-politique est révolue et il est temps que nous en prenions acte. Ce qui est en jeu ici, ce n’est pas d’abord le rapport des Églises et de l’État ni la reconnaissance institutionnelle des Églises précédemment évoquée par Georges Liénard4. Cette reconnaissance est acquise, en tout cas dans son principe, exactement au même titre et sur le même pied que celle des cultes bouddhistes ou musulmans, par exemple. Ce qui est en jeu, c’est la place à donner à l’histoire et l’importance de l’histoire, et c’est bien sur ce plan que se situe en réalité le débat.
L’esprit de Monnet
Est-ce par hasard que le problème se pose maintenant ? Je ne pense pas. L’émergence de la question signale les limites de ce qu’ont été l’esprit et la méthode des pères fondateurs de l’Europe. Il ne s’agit pas de renier leur héritage. Il est brillant. Qui aurait pu imaginer, il y a cinquante ans, une situation comme la nôtre en termes de paix, de prospérité et d’ouverture réciproque des nations les unes sur les autres ?
L’objectif qu’ils visaient semble en vue : plus jamais, en Europe du moins, d’affrontement fratricide comme celui qu’ils venaient de connaitre. Seulement, le doux despotisme des technocrates du droit et du marché, auquel cet art subtil de l’évitement — la fameuse méthode Monnet — nous a conduits bute sur un problème : il dit ce que l’Europe ne doit plus être et ce qu’elle ne veut plus être, il ne dit rien de ce qu’elle est ni de ce qu’elle pourrait être. Le problème qui se pose à nous maintenant est de donner un sens à ce que nous faisons et il devient clair que ni le droit ni le marché ne peuvent répondre à ce problème. Voilà fondamentalement pourquoi les bases et la méthode de la construction européenne sont appelées à se transformer en profondeur dans les prochaines décennies.
Pourquoi l’histoire ?
Pourquoi l’histoire plutôt que le droit ou l’économie ? Là est le coeur du problème que l’on esquive en évoquant une logique patrimoniale. Le culte des sites et des monuments a bien quelque chose d’étrange pour des esprits comme ceux de ma génération entièrement tournés vers l’avenir et l’émancipation de l’humanité. Le tout est de percer le sens de cet amour immodéré du patrimoine qui semble s’être emparé de nos contemporains : s’agit-il d’une rémanence d’attitudes archaïques ou au contraire d’un symptôme signalant un déplacement en profondeur de notre manière d’habiter le temps et d’y inscrire les entreprises humaines ? On ne peut manquer de remarquer que l’apparition de cette excentrique « logique patrimoniale » dans les sociétés du futur coïncide chronologiquement avec une disparition : la disparition de la fin de l’histoire. Nous vivons en réalité la fin de la fin de l’histoire et c’est ce décès inopiné qui transforme de part en part l’ensemble des données de notre situation. Une fois que nous avons pris entièrement en charge la production de l’espèce humaine, la question n’est plus tant de rompre avec le passé que de nous donner une capacité supérieure de réflexivité sur les parts respectives de la coutume et de la rupture dans l’aventure humaine. Relativiser les appellations d’origine contrôlée des vins français ? Pourquoi pas ? Vider de tout sens l’institution du mariage comme nous sommes en train de le faire ? La question est plus délicate…
Il y va en fait d’une structure de réflexivité que la référence à Hegel peut éclairer : nous pouvons aisément nous passer de l’horizon hégélien d’une fin de l’histoire, d’une réconciliation définitive ou d’un savoir absolu, mais cela n’efface pas le noyau rationnel de la philosophie hégélienne : l’élément récapitulatif comme vecteur obligé et de plus en plus crucial de la réflexion. En l’absence de cet élément récapitulatif, c’est le naturalisme qui s’empare des esprits, transformant les institutions démocratiques en données naturelles de l’existence humaine. On commence à voir les dégâts d’une telle attitude pour la démocratie elle-même supposée marcher toute seule, comme si nous étions naturellement libres et égaux et naturellement citoyens.
Mais, plus profondément encore, c’est l’identité même de l’Europe qui a à voir avec le surgissement de l’élément historique. L’évacuation des transcendances religieuses a coïncidé avec l’invention d’une nouvelle forme de transcendance : la transcendance des collectivités humaines vis-àvis de leurs membres individuels qui viennent y faire « trois petits tours et puis s’en vont ». La modernité européenne instaure en quelque sorte un palier intermédiaire : elle s’institue hors du cosmos des anciens, laissant aux individus la question du sens de l’au-delà du monde humain. Elle organise ce monde-ci sur la base d’une temporalité proprement humaine : le temps de la permanence et de la pérennité des entreprises humaines qui n’est ni celui de l’éternité ni celui de l’éphémère, mais qui est apte à nous rassurer sur le fait que ce que nous faisons individuellement ne se perd pas dans le néant. Or, de fait, une telle organisation de l’espace et du temps humain n’était concevable que dans un monde marqué par le dogme chrétien de l’incarnation5. C’est en fonction de ce dogme initial que s’est peu à peu mise en place à partir de l’an mil cette organisation inédite du temps et de l’espace. Comme la dimension temporelle de la permanence, la dimension spatiale de la « terre » est intimement liée à l’invention de l’Europe. Celle-ci n’est pas seulement le produit de l’histoire et de la géographie, c’est en quelque sorte ontologiquement qu’elle a exhaussé l’histoire et la géographie. Voilà ce qui, me semble-t-il, d’une manière ou d’une autre, devrait figurer quelque part dans nos textes fondateurs et non les fameux « courants, traditions, valeurs » qui ont façonné l’Europe. C’est vrai, à ce compte-là, pourquoi ne pas mentionner nos ancêtres les Gaulois, les walkyries et le walhalla !
Une totalisation ouverte
Car justement, s’il est un acquis que l’on peut croire définitif de la discipline historique, en lien direct avec l’identité européenne, c’est que l’histoire s’écrit à l’endroit et non à l’envers. Elle se fait en progressant de l’arrière vers l’avant. Elle enregistre des naissances et des morts. Elle ne dit pas seulement comme les mythes et les légendes ce qu’il y avait avant et au-dehors. Elle dit aussi et surtout ce qu’il y a après et audedans. Cette manière d’écrire l’histoire est inséparable d’un schème de pensée, implicite à l’origine mais devenu explicite et entièrement réfléchi vers 1820, au moment où précisément l’histoire se constitue comme discipline : c’est le schème des individualités ou mieux des personnalités collectives fournissant au récit historique le principe de totalisation dont il ne peut se passer. Une totalisation, précisons-le bien, entièrement ouverte sur son propre devenir et avec la mort pour horizon, ultime mais impensable. On peut ratiociner sans fin sur la naïveté de ce schème de pensée. Ou bien on peut, et cela me semble bien plus intéressant, y voir la possibilité même de concevoir les propriétés de base que le langage courant prête aux êtres collectifs que nous occupons en locataires plus ou moins diligents : l’unité, la liberté collective, la réflexivité, cette version moderne de l’âme qui, à l’écart de toute transcendance divine, « donne vie et mouvement au corps tout entier » (Le Léviathan, introduction).
Faut-il finalement s’offusquer outre mesure qu’un problème de philosophie politique se traite à peu près comme un contrat industriel à coup de lobbyings et de marchandages ? Peut-être mais à condition seulement que nous nous donnions une philosophie politique consistante du triomphe absolu du marché, dans tous les domaines. Sinon, ce serait manifester un mépris déplacé pour le monde industriel qui reste, lui, arrimé à un solide principe de réalité. La victoire industrielle d’Airbus n’est pas une simple affaire de marketing ni de lobbying : il y a derrière elle des faits objectivables et, heureusement, ce sont presque toujours eux qui l’emportent.
Il est ainsi, à mon sens, très significatif que le musée de l’Europe qui ouvrira ses portes à Bruxelles au printemps 2007 ne semble éprouver aucune difficulté à se doter d’une définition simple et claire de son objet : l’Europe. L’exposition, explique Krysztof Pomian, directeur scientifique du musée, repose sur un schème d’ensemble très simple et très facile à mémoriser. « La partie centrale [de l’exposition], la plus longue et la plus détaillée, donne à voir mille ans d’histoire européenne, d’unifications et de ruptures. Elle est divisée à son tour en trois périodes d’unité — unité par la foi, unité par les Lumières, unité par le projet — et en deux périodes de guerres : guerres de Religion entre les deux premières périodes d’unité ; guerres d’idéologies entre la deuxième et la troisième6 ». L’ouverture du musée a été précédée de dix ans de travaux préparatoires et l’idée de l’histoire de l’Europe sur laquelle il repose a été débattue lors d’un séminaire qui a réuni à Bruxelles, en octobre 2003, une cinquantaine d’historiens, issus non seulement de la plupart des pays européens, mais aussi de la Russie et des États- Unis.
Il y aurait ainsi une logique qui s’impose pour le musée de l’Europe et une autre pour la constitution européenne, l’une donnant à voir ce que l’autre ignore. Pitié pour nos enfants que nous exposons sans discontinuer à cette paisible schizophrénie !
- « Controverse : Dieu et l’Europe », couverture de La Revue nouvelle, juin-juillet 2004, n° 6 – 7.
- Voir à cet égard, Les racines de la Belgique,Tome 1, Racine 2000, spécialement les p. 101 – 120.
- ibidem, p. 5.
- Face au désir institutionnel des Églises », La Revue nouvelle, n° 1, janvier-février 2003, p. 56 – 61.
- Il m’est impossible d’expliciter cette question en quelques lignes. Je ne peux que renvoyer à l’ouvrage de
Kantorowicz et au long commentaire qu’y consacre Marcel Gauchet sous le titre « Des deux corps du roi au pouvoir
sans corps. Christianisme et politique », Le débat, n° 14, juillet-aout 1981, et n° 15, septembre-octobre 1981.