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L’Europe à l’épreuve de l’Allemagne

Numéro 1 janvier 2014 par Geneviève Warland

janvier 2014

Dans son dis­cours de nomi­na­tion du nou­veau gou­ver­ne­ment de la chan­ce­lière Ange­la Mer­kel le 17 décembre 2013, le pré­sident alle­mand, Joa­chim Gauck, a évo­qué en ces mots les défis qui se posent à une Alle­magne qui, pour la deuxième fois depuis 2005, est gou­ver­née par une grande coa­li­tion. Les défis concernent les pro­blèmes aux­quels le pays est […]

Dans son dis­cours de nomi­na­tion du nou­veau gou­ver­ne­ment de la chan­ce­lière Ange­la Mer­kel le 17 décembre 20131, le pré­sident alle­mand, Joa­chim Gauck, a évo­qué en ces mots les défis qui se posent à une Alle­magne qui, pour la deuxième fois depuis 2005, est gou­ver­née par une grande coa­li­tion. Les défis concernent les pro­blèmes aux­quels le pays est confron­té à l’intérieur : le déclin démo­gra­phique, l’équilibre entre crois­sance éco­no­mique et bien-être social pour tous, une for­ma­tion de qua­li­té pour le plus grand nombre. Ils concernent aus­si la place de l’Allemagne en Europe : « Trou­ve­rons-nous avec nos par­te­naires euro­péens les moyens de sor­tir ensemble de la crise finan­cière et de la dette publique, pour ame­ner notre pays, l’Union euro­péenne et la zone euro sur la voie d’un ave­nir serein ? ». Et Gauck de conclure sur le rôle euro­péen de l’Allemagne par ces mots : « Son his­toire [celle dont on fête des anni­ver­saires en 2014 : l’entrée dans la Pre­mière Guerre mon­diale il y a cent ans, le début de la Seconde Guerre il y a sep­tante-cinq ans et la chute du mur de Ber­lin il y a vingt-cinq ans] et son rôle his­to­rique imposent à l’Allemagne une res­pon­sa­bi­li­té par­ti­cu­lière, celle de construire l’Europe avec ses par­te­naires — une Union euro­péenne qui défend les valeurs de la paix et de la liber­té, les droits de l’homme et l’égalité des chances. »

Ce n’est pas la pre­mière fois que le pré­sident alle­mand prend l’Europe comme thème : en effet, le 22 février 2013, il a tenu un dis­cours sur les pers­pec­tives de l’idée euro­péenne dans sa rési­dence ber­li­noise, le châ­teau Bel­le­vue, inti­tu­lé : « L’Europe : renou­ve­ler la confiance, ren­for­cer les liens2 ». Ce dis­cours par­tait du constat d’insatisfaction géné­rale à l’égard de l’Europe : en ce qui concerne les Alle­mands, ils redoutent notam­ment d’avoir à payer la fac­ture de la crise finan­cière et, comme nombre de citoyens d’autres pays euro­péens, voient d’un œil méfiant ce qui a trait à la tech­no­cra­tie euro­péenne. Cela dit, Gauck estime l’approfondissement de l’UE néces­saire : d’un côté, elle apporte de nom­breux avan­tages éco­no­miques et sociaux ; de l’autre, elle est l’expression, au-delà de la diver­si­té, d’une uni­té cultu­relle, liée à son his­toire faite d’échanges (et mal­heu­reu­se­ment aus­si de conflits) et à son « canon de valeurs essen­tiel­le­ment intem­po­rel qui nous unit à deux niveaux, en tant qu’attachement et en tant que pro­gramme3. » Ce dis­cours se pré­sente d’ailleurs comme une croi­sade pour la défense de ces valeurs de liber­té et de tolé­rance, les­quelles ouvrent la voie, selon lui, vers une res publi­ca euro­péenne. C’est à cette der­nière que s’adresse prin­ci­pa­le­ment le dis­cours de Gauck sou­hai­tant davan­tage de com­mu­ni­ca­tion (entre autres grâce à des médias tels que Arte) entre les espaces publics natio­naux, la pro­mo­tion du mul­ti­lin­guisme dans de larges groupes de popu­la­tion, la créa­tion d’une « ago­ra euro­péenne, un espace com­mun pour le vivre ensemble démo­cra­tique4 ».
Ce dis­cours est-il repré­sen­ta­tif de l’opinion géné­rale dans la socié­té alle­mande, du pay­sage des par­tis alle­mands lors de la der­nière cam­pagne élec­to­rale et de l’orientation poli­tique esquis­sée par le nou­veau gou­ver­ne­ment dans son accord de coa­li­tion ? C’est à cette ques­tion com­por­tant trois volets que les articles de ce dos­sier apportent une réponse. À par­tir notam­ment de l’analyse de l’argumentaire de la Cour consti­tu­tion­nelle de Karls­ruhe, Chris­tophe Majastre, poli­to­logue au Cres­po de l’université Saint-Louis Bruxelles, montre com­ment la cri­tique du manque de démo­cra­tie au sein des ins­ti­tu­tions euro­péennes conduit à une forme de relé­gi­ti­ma­tion de la réfé­rence natio­nale iden­ti­taire. En tant que poli­to­logue, direc­trice du pro­gramme « rela­tions fran­co-alle­mandes » dans le think thank DGAP (Deutsche Gesell­schaft für Auswär­tige Poli­tik), Claire Demes­may oppose le consen­sus des grands par­tis alle­mands autour de la ques­tion euro­péenne au défi repré­sen­té par le nou­veau par­ti alle­mand anti-euro­péen Alter­na­tive für Deut­schland (AFD). Elle revient éga­le­ment sur le peu d’attention accor­dée à l’Europe dans la cam­pagne élec­to­rale de même que sur l’approche tech­nique, menée par la chan­ce­lière, de la crise en Europe. Enfin, Benoît Lechat, fami­lier de la poli­tique euro­péenne par son acti­vi­té de rédac­teur en chef du Green Euro­pean Jour­nal, met en contraste, d’un côté, la fri­lo­si­té des poli­tiques alle­mands à l’égard d’une Europe davan­tage soli­daire sur le plan éco­no­mique et finan­cier — notam­ment l’Union ban­caire — et, de l’autre, l’europhilie d’intellectuels alle­mands majeurs tels qu’Ulrich Beck et Jür­gen Haber­mas prô­nant plus de fédé­ra­lisme démo­cra­tique au sein de l’UE.

Si on peut sou­hai­ter au nou­veau gou­ver­ne­ment, for­mé après quatre-vingt-cinq jours que « vogue le navire », il est cer­tain que sans une Europe forte et soli­daire, il cou­le­ra à terme. Et ce n’est pas l’excédent bud­gé­taire alle­mand, cri­ti­qué tant par l’UE que par le Tré­sor amé­ri­cain, qui le sau­ve­ra, aus­si en rai­son du fait de l’anémie de la demande inté­rieure liée, entre autres, à la rigueur sala­riale et à l’accroissement de la pau­vre­té5.

D’où une der­nière ques­tion au-delà des admo­nes­ta­tions à davan­tage d’austérité : l’Allemagne fait-elle encore rêver ? Non, si, pour la Bel­gique, on consi­dère les flux tou­ris­tiques vers le voi­sin d’outre-Rhin, la ville de Ber­lin mise à part. Mais n’en est-il jamais allé autre­ment ? Une carte pos­tale datée du 31 juillet 1959, décou­verte dans la cor­res­pon­dance de feu mon père et illus­trant la mai­son natale de Goethe à Franc­fort-sur-le-Main, exprime l’expérience alle­mande d’un alloch­tone belge de la façon sui­vante : « À part cela [Franc­fort comme centre d’occupation de l’armée amé­ri­caine], les Alle­mands sont les Alle­mands, langue hor­ri­ble­ment dif­fi­cile et cui­sine… Il vaut mieux ne pas la qua­li­fier. » Certes, les cli­chés peuvent avoir la vie dure, et entre-temps les rela­tions bel­go-alle­mandes s’être for­te­ment inten­si­fiées de façon à être pré­sen­tées comme « une his­toire à suc­cès6 », force est de consta­ter néan­moins que les échanges sont plus intenses au nord qu’au sud du pays : cela s’explique prin­ci­pa­le­ment pour des motifs éco­no­miques, mais aus­si par des rai­sons lin­guis­tiques. Non, l’Allemagne ne fait pas rêver si, pour les dis­counts ali­men­taires comme Lidl ou Aldi, on s’interroge sur les condi­tions de tra­vail des employés et ouvriers, en par­ti­cu­lier chez leurs sous-trai­tants. Le bilan est rare­ment posi­tif pour la plu­part d’entre eux. La richesse de quelques-uns a donc un cout pour des mil­liers d’autres sans par­ler des effets sur l’environnement ou sur la qua­li­té des ali­ments au point d’ailleurs que, selon le témoi­gnage du célèbre jour­na­liste alle­mand d’investigation, Gün­ther Wal­raff, cer­tains ouvriers d’une usine de fabri­ca­tion de petits pains pour les super­mar­chés Lidl dans le Hunsrück ne sou­haitent point en man­ger eux-mêmes7.

Oui, l’Allemagne peut encore faire rêver ses voi­sins de l’Ouest, qu’ils soient Belges ou Fran­çais, par sa capa­ci­té, tel un Phœ­nix, à renaitre de ses cendres. Certes, ce rêve n’évoque pas tant aujourd’hui le miracle éco­no­mique alle­mand qui a sui­vi la Seconde Guerre mon­diale que sa force de résis­tance face aux tour­ments de la zone euro. Der Stan­dort Deut­schland, l’Allemagne comme un pôle de pro­duc­tion indus­trielle, qui a frei­né la ter­tia­ri­sa­tion de son éco­no­mie, et comme un tis­su dyna­mique et décen­tra­li­sé de PME, tel est le motif qui ins­pire8. Il ins­pire encore ses deux voi­sins, moins tou­chés par le recul des nais­sances, par un élé­ment clé qui concerne la jeu­nesse : la for­ma­tion duale, die duale Aus­bil­dung. Cette for­ma­tion pro­fes­sion­nelle, qui asso­cie har­mo­nieu­se­ment appren­tis­sage en entre­prise et acqui­si­tion de savoirs théo­riques à l’école, devient presque le nou­veau « sésame » de la lutte contre le chô­mage des jeunes9. La rubrique « Le livre du mois », dans ce même numé­ro de La Revue nou­velle, consa­crée à l’ouvrage de Guillaume Duval, Made in Ger­ma­ny, revient sur ce thème, et d’autres, sous la forme d’un bilan ins­truc­tif. Ce livre sort, en effet, des sen­tiers bat­tus dans l’analyse des rai­sons de la puis­sance du voi­sin allemand.

Donc, au plan euro­péen, l’Allemagne a encore bien des atouts, qui se situent éga­le­ment dans son avance en matière d’énergies renou­ve­lables, pour autant qu’elle veuille coopé­rer avec ses par­te­naires en vue d’une Europe forte éco­no­mi­que­ment et socialement.

  1. Voir « Bun­des­prä­sident Joa­chim Gauck bei der Ernen­nung des Bun­des­ka­bi­netts am 17. Dezem­ber 2013 » in Schloss Bel­le­vue sur http://bit.ly/1l0nyfQ (consul­té le 18décembre 2013).
  2. http://bit.ly/1esvmcH (consul­té le 1er sep­tembre 2013). Il ne s’agit pas du seul dis­cours por­tant sur l’Europe au cours des douze der­niers mois, comme on peut le lire sur le site du pré­sident de la Répu­blique fédé­rale d’Allemagne repre­nant l’ensemble de ses allocutions.
  3. Ibid., p.6.
  4. Ibid., p.12.
  5. Voir notam­ment M. Char­bel et A. de Tri­cor­not, « Les excé­dents alle­mands sont-ils un pro­blème ? », Le Monde, 16 novembre 2013.
  6. La bro­chure Les rap­ports éco­no­miques bel­go-alle­mands — une his­toire à suc­cès (2011), publiée par l’ambassade d’Allemagne à Bruxelles, pré­sente les échanges de manière glo­bale, abs­trac­tion faite des régions et des com­mu­nau­tés. Voir http://bit.ly/1l0ptB3.
  7. Voir Gün­ther Wal­raff, Par­mi les per­dants du meilleur des mondes, La Décou­verte, 2010 (tra­duit de l’allemand).
  8. Voir notam­ment Guillaume Duval, Made in Ger­ma­ny. Le modèle alle­mand au-delà des mythes, Seuil, 2013. Un compte ren­du de ce livre se trouve dans ce numéro.
  9. Voir, par exemple, Emma­nuel Mar­tin, Appren­tis­sage des jeunes en Alle­magne – l’exemple ver­tueux d’une ges­tion par les entre­prises et non l’État, Ins­ti­tut de recherches éco­no­miques et fis­cales, 15novembre 2013 (http://bit.ly/1dqyzUS).

Geneviève Warland


Auteur

Geneviève Warland est historienne, philosophe et philologue de formation, une combinaison un peu insolite mais porteuse quand on veut introduire des concepts en histoire et réfléchir à la manière de l’écrire. De 1991 à 2003, elle a enseigné en Allemagne sous des statuts divers, principalement à l’université : Aix-la-Chapelle, Brême, et aussi, par la suite, Francfort/Main et Paderborn. Cette vie un peu aventurière l’a tout de même ramenée en Belgique où elle a travaillé comme assistante en philosophie à l’USL-B et y a soutenu en 2011 une thèse intégrant une approche historique et une approche philosophique sur les usages publics de l’histoire dans la construction des identités nationales et européennes aux tournants des XXè et XXIè siècles. Depuis 2012, elle est professeure invitée à l’UCLouvain pour différents enseignements en relation avec ses domaines de spécialisation : historiographie, communication scientifique et épistémologie de l’histoire, médiation culturelle des savoirs en histoire. De 2014 à 2018, elle a participé à un projet de recherche Brain.be, à la fois interdisciplinaire et interuniversitaire, sur Reconnaissance et ressentiment : expériences et mémoires de la Grande Guerre en Belgique coordonné par Laurence van Ypersele. Elle en a édité les résultats scientifiques dans un livre paru chez Waxmann en 2018 : Experience and Memory of the First World War in Belgium. Comparative and Interdisciplinary Insights.