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L’étiquetage politique des journalistes

Numéro 4 Avril 2011 par Simon Tourol

avril 2011

En annon­çant avec fra­cas, le 16 février der­nier, « La cou­leur poli­tique des jour­na­listes télé », le Soir Maga­zine pen­­sait-il réédi­ter le coup de ton­nerre déclen­ché par Le Soir, vingt-sept ans plus tôt ? Le 14 sep­tembre 1984, le quo­ti­dien consa­crait une page entière à « La RTBF, ses chefs, ses jour­na­listes et leur éti­quette poli­tique ». L’affaire déclen­chait la […]

En annon­çant avec fra­cas, le 16 février der­nier, « La cou­leur poli­tique des jour­na­listes télé », le Soir Maga­zine pen­sait-il réédi­ter le coup de ton­nerre déclen­ché par Le Soir, vingt-sept ans plus tôt ? Le 14 sep­tembre 1984, le quo­ti­dien consa­crait une page entière à « La RTBF, ses chefs, ses jour­na­listes et leur éti­quette poli­tique ». L’affaire déclen­chait la fureur des jour­na­listes, elle sus­ci­tait la créa­tion de leur asso­cia­tion (l’AJ) et envoyait aux oubliettes une détes­table pra­tique jusque-là bien éta­blie : exi­ger des jour­na­listes qu’ils déclarent leur pré­fé­rence poli­tique. Et à ceux qui rechi­gnaient à s’exécuter, on col­lait d’office — voire à leur insu — une cou­leur selon des cri­tères aus­si divers que farfelus.

L’«enquête » du Soir Maga­zine a éga­le­ment mis en colère les jour­na­listes cités et leur direc­tion. Fait sans doute inédit dans l’histoire de l’audiovisuel belge, la RTBF et RTL-TVI se sont fen­dues, ensemble, d’un droit de réponse indi­gné, paru dans l’hebdomadaire le 2 mars. Pour le reste, il n’y a rien de com­mun entre les deux révé­la­tions. La pre­mière dénon­çait l’existence d’un orga­ni­gramme caché. La seconde accole des « ten­dances » (PS/MR/CDH) à quelques jour­na­listes connus des télés pri­vées et publiques, sans même les avoir contac­tés, tout en répé­tant dans le texte de l’article qu’aucun reproche pro­fes­sion­nel ne peut leur être adressé.
L’affaire avait été pré­cé­dée par une autre révé­la­tion, en Flandre cette fois. On appre­nait par De Stan­daard que le dépu­té N‑VA Sieg­fried Bracke avait par­ti­ci­pé voi­ci plu­sieurs années à la rédac­tion d’un mani­feste du… SP.A du temps où il était jour­na­liste à la VRT. Et dans la fou­lée du Soir Maga­zine, le jour­na­liste de la RTBF Eddy Cae­kel­berghs, ani­mant un débat interne au PS, y affir­ma « assu­mer » plei­ne­ment sa carte du par­ti. La presse s’en fit l’écho, ce qui ne man­qua pas de nour­rir le malaise ambiant.

Mais sur quoi, au juste, se fonde le malaise ? Sur le constat que les jour­na­listes ont des pré­fé­rences poli­tiques, des choix idéo­lo­giques, et qu’il leur arrive même de voter ? À ce stade, la confir­ma­tion est plu­tôt ras­su­rante : la pro­fes­sion de jour­na­liste n’interdit ni n’empêche d’avoir des opi­nions et d’être plei­ne­ment citoyen et élec­teur. Peut-être alors est-ce l’affichage public de ces pré­fé­rences qui ferait pro­blème ? Elle ne le fait, en réa­li­té, que dans le chef de celui qui croit tenir un scoop juteux en « révé­lant » les choix poli­tiques, fon­dés ou non, des jour­na­listes. Si Le Soir Maga­zine en a fait tout un plat, avec cou­ver­ture et dos­sier tape-à‑l’œil, c’est qu’il par­ta­geait cette convic­tion que l’affaire était, au mini­mum, sul­fu­reuse. Le malaise — et la fureur des inté­res­sés — vient pré­ci­sé­ment de là : outre une méthode qui colle les éti­quettes sans en véri­fier la per­ti­nence, c’est le non-dit et le sug­gé­ré qui heurtent ici. On mur­mure à l’oreille du public (quitte à écrire l’inverse en guise de dédoua­ne­ment) que les jour­na­listes, puisqu’ils ont une « ten­dance » poli­tique, ne pour­raient être plei­ne­ment jour­na­listes. Que le che­min de l’objectivité leur est fer­mé. Que la RTBF est donc bien socia­liste et RTL-TVI libé­rale comme on s’en dou­tait. Qu’il va fal­loir désor­mais les regar­der d’un autre œil.

La ques­tion des convic­tions poli­tiques des pro­fes­sion­nels des médias, et même leur affi­lia­tion à un par­ti, n’a de per­ti­nence que rame­née à un seul exa­men : ce choix per­son­nel et pri­vé a‑t-il ou non une inci­dence sur leur tra­vail jour­na­lis­tique et donc sur ce qu’ils doivent au public ? Il l’a s’il réduit l’indépendance, le recul cri­tique et l’honnêteté dans la recherche de la véri­té. Il l’a s’il conduit le jour­na­liste à une pos­ture idéo­lo­gique reven­di­quée. Il l’a si le jour­na­liste poli­tique cesse un jour men­ta­le­ment d’être un obser­va­teur au sein d’un par­ti pour deve­nir un mili­tant au sein d’un média.

Hors de ces ques­tion­ne­ments légi­times et des réponses étayées qu’ils devraient sus­ci­ter, l’étiquetage poli­tique des jour­na­listes n’a ni sens ni uti­li­té publique. Mais il n’est pas non plus infa­mant par nature que la convic­tion d’un jour­na­liste soit connue ! À cet égard, le droit de réponse des chaines de télé­vi­sion sur­prend lorsqu’il écrit que l’étiquetage « porte atteinte à l’honneur pro­fes­sion­nel de cha­cun des jour­na­listes ». L’honneur?! On com­prend mieux qu’il puisse por­ter atteinte à « la cré­di­bi­li­té pro­fes­sion­nelle », comme le même texte le dira plus loin. Patri­moine fon­da­men­tal des jour­na­listes, cette cré­di­bi­li­té doit en réa­li­té être pré­ser­vée deux fois. Dans sa réa­li­té opé­ra­tion­nelle d’abord. Dans son appa­rence ensuite. Lorsque cette seconde condi­tion est com­pro­mise à leur insu, des jour­na­listes ruent dans les bran­cards avec rai­son. En France, Alain Duha­mel avait assez peu appré­cié la mise en ligne de la confi­dence qu’il fai­sait à un audi­toire d’étudiants fin 2006, selon laquelle il vote­rait pour Bay­rou. Et lorsque, en Bel­gique, un jour­na­liste pro­fes­sion­nel bran­dit (par bra­vade ? pro­vo­ca­tion ? défi?) sa carte de par­ti, il joue très impru­dem­ment avec l’apparence d’indépendance.

Dans ce débat, au par­fum de scan­dale, autour de l’étiquetage, on ne peut faire l’économie de quelques autres hypo­thèses plus sou­ter­raines. Ain­si, la dis­pa­ri­tion de la presse enga­gée, où la « ten­dance » cette fois était reven­di­quée, a peut-être for­gé chez d’aucuns une nou­velle concep­tion du jour­na­liste et de son rôle dans la socié­té. Un rôle condam­né poli­ti­que­ment au neu­tra­lisme, qui ne peut admettre ni hié­rar­chi­sa­tion des valeurs ni la moindre empa­thie idéo­lo­gique. L’effet per­vers serait effrayant : la mise à éga­li­té de tous les points de vue, de tous les par­tis, de tous les pro­grammes, sous peine de paraitre « enga­gé ». Quelqu’un a dit un jour à ce sujet que l’objectivité radi­cale aurait impo­sé en 1939 aux médias de don­ner « cinq minutes pour les Juifs, cinq minutes pour Hitler»… 

Autre hypo­thèse, un anti­po­li­tisme pré­gnant rend sus­pect jusqu’à la convic­tion poli­tique des acteurs non poli­tiques de la socié­té. Vibrer ensemble au nom d’une émo­tion par­ta­gée, oui. Avoir une pré­fé­rence poli­tique, non ! Ce n’est donc pas demain qu’on ver­ra un heb­do­ma­daire dres­ser la liste des jour­na­listes qui arborent — ou arbo­raient — au revers de la veste un sou­tien au « mou­ve­ment blanc » ou un ruban rouge d’une jour­née antisida…

Simon Tourol


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