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L’étiquetage politique des journalistes
En annonçant avec fracas, le 16 février dernier, « La couleur politique des journalistes télé », le Soir Magazine pensait-il rééditer le coup de tonnerre déclenché par Le Soir, vingt-sept ans plus tôt ? Le 14 septembre 1984, le quotidien consacrait une page entière à « La RTBF, ses chefs, ses journalistes et leur étiquette politique ». L’affaire déclenchait la […]
En annonçant avec fracas, le 16 février dernier, « La couleur politique des journalistes télé », le Soir Magazine pensait-il rééditer le coup de tonnerre déclenché par Le Soir, vingt-sept ans plus tôt ? Le 14 septembre 1984, le quotidien consacrait une page entière à « La RTBF, ses chefs, ses journalistes et leur étiquette politique ». L’affaire déclenchait la fureur des journalistes, elle suscitait la création de leur association (l’AJ) et envoyait aux oubliettes une détestable pratique jusque-là bien établie : exiger des journalistes qu’ils déclarent leur préférence politique. Et à ceux qui rechignaient à s’exécuter, on collait d’office — voire à leur insu — une couleur selon des critères aussi divers que farfelus.
L’«enquête » du Soir Magazine a également mis en colère les journalistes cités et leur direction. Fait sans doute inédit dans l’histoire de l’audiovisuel belge, la RTBF et RTL-TVI se sont fendues, ensemble, d’un droit de réponse indigné, paru dans l’hebdomadaire le 2 mars. Pour le reste, il n’y a rien de commun entre les deux révélations. La première dénonçait l’existence d’un organigramme caché. La seconde accole des « tendances » (PS/MR/CDH) à quelques journalistes connus des télés privées et publiques, sans même les avoir contactés, tout en répétant dans le texte de l’article qu’aucun reproche professionnel ne peut leur être adressé.
L’affaire avait été précédée par une autre révélation, en Flandre cette fois. On apprenait par De Standaard que le député N‑VA Siegfried Bracke avait participé voici plusieurs années à la rédaction d’un manifeste du… SP.A du temps où il était journaliste à la VRT. Et dans la foulée du Soir Magazine, le journaliste de la RTBF Eddy Caekelberghs, animant un débat interne au PS, y affirma « assumer » pleinement sa carte du parti. La presse s’en fit l’écho, ce qui ne manqua pas de nourrir le malaise ambiant.
Mais sur quoi, au juste, se fonde le malaise ? Sur le constat que les journalistes ont des préférences politiques, des choix idéologiques, et qu’il leur arrive même de voter ? À ce stade, la confirmation est plutôt rassurante : la profession de journaliste n’interdit ni n’empêche d’avoir des opinions et d’être pleinement citoyen et électeur. Peut-être alors est-ce l’affichage public de ces préférences qui ferait problème ? Elle ne le fait, en réalité, que dans le chef de celui qui croit tenir un scoop juteux en « révélant » les choix politiques, fondés ou non, des journalistes. Si Le Soir Magazine en a fait tout un plat, avec couverture et dossier tape-à‑l’œil, c’est qu’il partageait cette conviction que l’affaire était, au minimum, sulfureuse. Le malaise — et la fureur des intéressés — vient précisément de là : outre une méthode qui colle les étiquettes sans en vérifier la pertinence, c’est le non-dit et le suggéré qui heurtent ici. On murmure à l’oreille du public (quitte à écrire l’inverse en guise de dédouanement) que les journalistes, puisqu’ils ont une « tendance » politique, ne pourraient être pleinement journalistes. Que le chemin de l’objectivité leur est fermé. Que la RTBF est donc bien socialiste et RTL-TVI libérale comme on s’en doutait. Qu’il va falloir désormais les regarder d’un autre œil.
La question des convictions politiques des professionnels des médias, et même leur affiliation à un parti, n’a de pertinence que ramenée à un seul examen : ce choix personnel et privé a‑t-il ou non une incidence sur leur travail journalistique et donc sur ce qu’ils doivent au public ? Il l’a s’il réduit l’indépendance, le recul critique et l’honnêteté dans la recherche de la vérité. Il l’a s’il conduit le journaliste à une posture idéologique revendiquée. Il l’a si le journaliste politique cesse un jour mentalement d’être un observateur au sein d’un parti pour devenir un militant au sein d’un média.
Hors de ces questionnements légitimes et des réponses étayées qu’ils devraient susciter, l’étiquetage politique des journalistes n’a ni sens ni utilité publique. Mais il n’est pas non plus infamant par nature que la conviction d’un journaliste soit connue ! À cet égard, le droit de réponse des chaines de télévision surprend lorsqu’il écrit que l’étiquetage « porte atteinte à l’honneur professionnel de chacun des journalistes ». L’honneur?! On comprend mieux qu’il puisse porter atteinte à « la crédibilité professionnelle », comme le même texte le dira plus loin. Patrimoine fondamental des journalistes, cette crédibilité doit en réalité être préservée deux fois. Dans sa réalité opérationnelle d’abord. Dans son apparence ensuite. Lorsque cette seconde condition est compromise à leur insu, des journalistes ruent dans les brancards avec raison. En France, Alain Duhamel avait assez peu apprécié la mise en ligne de la confidence qu’il faisait à un auditoire d’étudiants fin 2006, selon laquelle il voterait pour Bayrou. Et lorsque, en Belgique, un journaliste professionnel brandit (par bravade ? provocation ? défi?) sa carte de parti, il joue très imprudemment avec l’apparence d’indépendance.
Dans ce débat, au parfum de scandale, autour de l’étiquetage, on ne peut faire l’économie de quelques autres hypothèses plus souterraines. Ainsi, la disparition de la presse engagée, où la « tendance » cette fois était revendiquée, a peut-être forgé chez d’aucuns une nouvelle conception du journaliste et de son rôle dans la société. Un rôle condamné politiquement au neutralisme, qui ne peut admettre ni hiérarchisation des valeurs ni la moindre empathie idéologique. L’effet pervers serait effrayant : la mise à égalité de tous les points de vue, de tous les partis, de tous les programmes, sous peine de paraitre « engagé ». Quelqu’un a dit un jour à ce sujet que l’objectivité radicale aurait imposé en 1939 aux médias de donner « cinq minutes pour les Juifs, cinq minutes pour Hitler»…
Autre hypothèse, un antipolitisme prégnant rend suspect jusqu’à la conviction politique des acteurs non politiques de la société. Vibrer ensemble au nom d’une émotion partagée, oui. Avoir une préférence politique, non ! Ce n’est donc pas demain qu’on verra un hebdomadaire dresser la liste des journalistes qui arborent — ou arboraient — au revers de la veste un soutien au « mouvement blanc » ou un ruban rouge d’une journée antisida…