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L’État présidentiel
Depuis quelques années, il est courant, du côté francophone, que des présidents de parti accèdent à d’importantes fonctions ministérielles, au fédéral ou à la Région wallonne, sans pour autant renoncer à leur présidence. Avec une certaine gêne, ils avancent toujours une fausse bonne raison pour justifier ce cumul au sommet : “C’est provisoire et je me retirerai dès que […]
Depuis quelques années, il est courant, du côté francophone, que des présidents de parti accèdent à d’importantes fonctions ministérielles, au fédéral ou à la Région wallonne, sans pour autant renoncer à leur présidence. Avec une certaine gêne, ils avancent toujours une fausse bonne raison pour justifier ce cumul au sommet : “C’est provisoire et je me retirerai dès que possible”, avait dit Elio Di Rupo qui restera quand même un peu plus longtemps que prévu. “Je suis bien organisé et peux faire face”, expliquait Didier Reynders qui, entre Fortis, Rudy Aernoudt et tutti quanti, ne sait plus où donner de la tête. “Je ne le souhaitais pas, mais j’ai finalement cédé à la demande insistante de mon parti”, s’excuse Joëlle Milquet qui n’a jamais su dire “non”.
Au fil de la dérive particratique qui sévit durablement dans notre pays, les principes et bonnes mœurs d’une saine démocratie sont apparemment sacrifiés aux intérêts stratégiques et tactiques des partis et de leurs dirigeants : placer les poids lourds du parti au gouvernement et, en particulier, au kern, donner une visibilité maximale aux présidents qui restent les meilleures locomotives électorales, ne pas affaiblir la tête du parti en période de crise politique… Mais, ce faisant, les partis persistent dans leur tendance à phagocyter l’État, c’est-à-dire à l’absorber jusqu’à le détruire.
Certes, un parti politique digne de ce nom a pour vocation d’être candidat au pouvoir. Certes, s’il parvient à composer avec d’autres une majorité, il cherchera à envoyer au gouvernement quelques-uns de ses meilleurs fusils. Certes, dès le moment où ils en seront, les ministres de ce parti auront à cœur d’y faire valoir les préoccupations de leur formation et de leur électorat. Mais, dans une démocratie parlementaire, l’action d’un parti et celle du gouvernement obéissent en principe à des logiques différentes, contradictoires même, de sorte qu’une seule et même personne, aussi douée et courageuse soit-elle, est structurellement incapable de se comporter comme il le faudrait à la fois à la tête d’un parti et dans les hautes sphères du gouvernement.
Visant à accéder au pouvoir ou à s’y maintenir, les partis doivent séduire et convaincre les électeurs. Se retrouvent-ils, déçus, dans l’opposition, ils doivent persuader, par leurs critiques, que le gouvernement ferait bien mieux s’ils en faisaient partie. Se retrouvent-ils, heureux, dans la majorité, ils doivent faire pression sur le gouvernement, via leurs propres ministres, pour qu’il réalise, autant que faire se peut, leurs promesses électorales. En amont de la décision politique donc, les partis rivalisent pour infléchir la politique de l’État, mais ils ne sont pas eux-mêmes une composante de l’État ni même du gouvernement. Ils font “seulement” partie du système politique, marqué en démocratie par la diversité et la confrontation des positions qui s’exposent dans les médias, s’adressent à l’État et trouvent une forme d’accomplissement au Parlement.
Dès que le dirigeant d’un parti devient ministre, de source des pressions politiques, il en devient l’adresse. Auparavant il aura négocié un accord gouvernemental où les différentes composantes de la majorité seront convenues d’un projet commun. Celui-ci n’est plus le programme de son propre parti, mais un compromis pragmatique conclu avec ses partenaires de législature, à l’égard duquel une loyauté est attendue des uns et des autres. Le Parlement et le gouvernement constituent les lieux où la magie démocratique s’opère : de la confrontation organisée des positions divergentes surgit de l’unité, soit des lois et un budget que chacun reste libre de critiquer, mais qui s’imposent à tous et dont nul ne peut contester la validité.
À de rares exceptions près, tout ministre est d’abord militant d’un parti. Cette double casquette est normale et ne pose aucun problème tant que les intéressés savent distinguer leurs différents rôles. Il n’est d’ailleurs pas rare de voir un ministre résister aux pressions de son propre parti par solidarité gouvernementale, par souci de l’intérêt général, par respect de la parole donnée ou encore parce que les rapports de force dans les négociations ne lui laissent guère le choix. Et inversement, on a vu des partis critiquer des actions gouvernementales dans lesquelles la responsabilité de leurs propres ministres était engagée.
Mais quand c’est le président ou la présidente même du parti qui ne fait qu’un avec un ministre, forcément haut placé de surcroît, le jeu démocratique se trouble et se dégrade au détriment de l’État et de l’intérêt général. Parce qu’il est le porte-parole et l’incarnation de son parti, le chef de parti ne peut que placer au-dessus de tout l’intérêt de la formation qu’il dirige, au détriment de sa fonction ministérielle, surtout en période électorale. Déciderait-il vertueusement de ne pas attaquer directement lui-même les partis rivaux, comme président il ne saurait s’abstenir longtemps de répliquer à leurs attaques. Parce qu’il est super-ministre, il lui est impossible d’animer dans l’espace public la discussion critique sur la politique gouvernementale, comme le devrait un président de parti, fût-il de la majorité. Parce qu’il est un président de parti, il sera d’autant plus tenté d’utiliser son pouvoir ministériel pour favoriser ses collaborateurs dévoués. Parce qu’il est ministre du gouvernement, il aura les coudées moins franches pour conduire la campagne électorale de son parti contre les partis concurrents, mais associés à la même majorité. C’est dans ce contexte que se multiplient les rosseries allusives qui dégradent le climat, développant chez les citoyens un antipolitisme un peu facilement qualifié de primaire.
En exerçant de hautes fonctions ministérielles, les présidents de parti plient plus directement l’État, ses administrations et ses services aux intérêts et au pouvoir des partis politiques, entamant plus encore l’impartialité en principe constitutive des services publics et l’indépendance des fonctionnaires. C’est précisément pour garantir cette indépendance que ces derniers bénéficient d’un statut professionnel sûr, d’une rémunération stable et d’une pension de l’État. En contrepartie, ils sont censés démontrer effectivement impartialité et désintéressement dans l’intérêt de la collectivité. C’est ainsi que les magistrats qui devaient, avant que n’existât le Conseil de la justice, s’affilier à un parti pour avoir une chance d’être nommés, cultivaient, sitôt désignés, ce qu’ils appelaient très justement un “devoir d’ingratitude”. La particratie et la politisation de la fonction publique souillent cette noble conception de l’administration et des institutions de l’État, à laquelle il serait sain de revenir.
Il n’y a pas si longtemps, ce genre de cumul au plus haut niveau était impensable. Nos ténors étaient moins écartelés entre des fonctions inconciliables. Entremêlant moins les registres, les relations entre les adversaires n’étaient sans doute pas moins rudes, mais elles pouvaient être plus claires et moins ambiguës, moins chargées de ressentiments personnels. C’est donc la nouveauté du phénomène qui doit nous interroger.
Puisque rien n’autorise à penser que le sens du bien commun de nos présidents de parti se serait subitement dégradé, les hypothèses doivent être recherchées ailleurs, principalement dans les transformations structurelles du champ politique. La première hypothèse est l’appauvrissement qualitatif du personnel politique : pour diverses raisons (difficulté de recrutement de jeunes militants de valeur, image négative du monde politique, carrières plus attrayantes ailleurs…), les présidents de partis peinent à trouver au sein de leur formation des personnalités d’envergure, à la hauteur des enjeux et problèmes actuels, et se sentent alors contraints d’endosser eux-mêmes un tablier ministériel. La deuxième hypothèse est la tendance des partis à réagir à leur affaiblissement interne en colonisant l’État, pour y puiser les ressources matérielles, humaines et symboliques qui leur manquent. Mais en se mêlant à l’État, en brouillant les frontières, c’est un État déjà fragile qui est davantage affaibli à son tour, mangé de l’intérieur par un corps étranger. Plus conventionnelle, la troisième hypothèse est d’ordre stratégique : en ces temps incertains pour le pays, où les vrais patrons du champ politique sont les présidents de parti, les mettre d’office dans le gouvernement prévient les tensions ultérieures au sein des coalitions.
Les difficultés structurelles appellent des réponses structurelles. Mais le mode d’adaptation des partis à ces difficultés aggrave la situation, de sorte que ses effets pervers surpassent ses incertains bénéfices. C’est bien la preuve que notre système va mal et qu’il faut en changer. Au moment où les cartes vont être redistribuées pour les Régions et Communautés, l’occasion est propice, pour les présidents de parti, de faire un pas important en avant (et de côté) en renonçant à leur portefeuille ou, ce qui revient au même, pour les ministres, de renoncer à leur présidence de parti. De mettre fin, une fois pour toutes, à cette nouvelle et mauvaise habitude.