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L’État présidentiel

Numéro 3 Mars 2009 par Luc Van Campenhoudt

mars 2009

Depuis quelques années, il est cou­rant, du côté fran­co­phone, que des pré­si­dents de par­ti accèdent à d’im­por­tantes fonc­tions minis­té­rielles, au fédé­ral ou à la Région wal­lonne, sans pour autant renon­cer à leur pré­si­dence. Avec une cer­taine gêne, ils avancent tou­jours une fausse bonne rai­son pour jus­ti­fier ce cumul au som­met : “C’est pro­vi­soire et je me reti­re­rai dès que […]

Depuis quelques années, il est cou­rant, du côté fran­co­phone, que des pré­si­dents de par­ti accèdent à d’im­por­tantes fonc­tions minis­té­rielles, au fédé­ral ou à la Région wal­lonne, sans pour autant renon­cer à leur pré­si­dence. Avec une cer­taine gêne, ils avancent tou­jours une fausse bonne rai­son pour jus­ti­fier ce cumul au som­met : “C’est pro­vi­soire et je me reti­re­rai dès que pos­sible”, avait dit Elio Di Rupo qui res­te­ra quand même un peu plus long­temps que pré­vu. “Je suis bien orga­ni­sé et peux faire face”, expli­quait Didier Reyn­ders qui, entre For­tis, Rudy Aer­noudt et tut­ti quan­ti, ne sait plus où don­ner de la tête. “Je ne le sou­hai­tais pas, mais j’ai fina­le­ment cédé à la demande insis­tante de mon par­ti”, s’ex­cuse Joëlle Mil­quet qui n’a jamais su dire “non”.

Au fil de la dérive par­ti­cra­tique qui sévit dura­ble­ment dans notre pays, les prin­cipes et bonnes mœurs d’une saine démo­cra­tie sont appa­rem­ment sacri­fiés aux inté­rêts stra­té­giques et tac­tiques des par­tis et de leurs diri­geants : pla­cer les poids lourds du par­ti au gou­ver­ne­ment et, en par­ti­cu­lier, au kern, don­ner une visi­bi­li­té maxi­male aux pré­si­dents qui res­tent les meilleures loco­mo­tives élec­to­rales, ne pas affai­blir la tête du par­ti en période de crise poli­tique… Mais, ce fai­sant, les par­tis per­sistent dans leur ten­dance à pha­go­cy­ter l’É­tat, c’est-à-dire à l’ab­sor­ber jus­qu’à le détruire.

Certes, un par­ti poli­tique digne de ce nom a pour voca­tion d’être can­di­dat au pou­voir. Certes, s’il par­vient à com­po­ser avec d’autres une majo­ri­té, il cher­che­ra à envoyer au gou­ver­ne­ment quelques-uns de ses meilleurs fusils. Certes, dès le moment où ils en seront, les ministres de ce par­ti auront à cœur d’y faire valoir les pré­oc­cu­pa­tions de leur for­ma­tion et de leur élec­to­rat. Mais, dans une démo­cra­tie par­le­men­taire, l’ac­tion d’un par­ti et celle du gou­ver­ne­ment obéissent en prin­cipe à des logiques dif­fé­rentes, contra­dic­toires même, de sorte qu’une seule et même per­sonne, aus­si douée et cou­ra­geuse soit-elle, est struc­tu­rel­le­ment inca­pable de se com­por­ter comme il le fau­drait à la fois à la tête d’un par­ti et dans les hautes sphères du gouvernement.

Visant à accé­der au pou­voir ou à s’y main­te­nir, les par­tis doivent séduire et convaincre les élec­teurs. Se retrouvent-ils, déçus, dans l’op­po­si­tion, ils doivent per­sua­der, par leurs cri­tiques, que le gou­ver­ne­ment ferait bien mieux s’ils en fai­saient par­tie. Se retrouvent-ils, heu­reux, dans la majo­ri­té, ils doivent faire pres­sion sur le gou­ver­ne­ment, via leurs propres ministres, pour qu’il réa­lise, autant que faire se peut, leurs pro­messes élec­to­rales. En amont de la déci­sion poli­tique donc, les par­tis riva­lisent pour inflé­chir la poli­tique de l’É­tat, mais ils ne sont pas eux-mêmes une com­po­sante de l’É­tat ni même du gou­ver­ne­ment. Ils font “seule­ment” par­tie du sys­tème poli­tique, mar­qué en démo­cra­tie par la diver­si­té et la confron­ta­tion des posi­tions qui s’ex­posent dans les médias, s’a­dressent à l’É­tat et trouvent une forme d’ac­com­plis­se­ment au Parlement.

Dès que le diri­geant d’un par­ti devient ministre, de source des pres­sions poli­tiques, il en devient l’a­dresse. Aupa­ra­vant il aura négo­cié un accord gou­ver­ne­men­tal où les dif­fé­rentes com­po­santes de la majo­ri­té seront conve­nues d’un pro­jet com­mun. Celui-ci n’est plus le pro­gramme de son propre par­ti, mais un com­pro­mis prag­ma­tique conclu avec ses par­te­naires de légis­la­ture, à l’é­gard duquel une loyau­té est atten­due des uns et des autres. Le Par­le­ment et le gou­ver­ne­ment consti­tuent les lieux où la magie démo­cra­tique s’o­père : de la confron­ta­tion orga­ni­sée des posi­tions diver­gentes sur­git de l’u­ni­té, soit des lois et un bud­get que cha­cun reste libre de cri­ti­quer, mais qui s’im­posent à tous et dont nul ne peut contes­ter la validité.

À de rares excep­tions près, tout ministre est d’a­bord mili­tant d’un par­ti. Cette double cas­quette est nor­male et ne pose aucun pro­blème tant que les inté­res­sés savent dis­tin­guer leurs dif­fé­rents rôles. Il n’est d’ailleurs pas rare de voir un ministre résis­ter aux pres­sions de son propre par­ti par soli­da­ri­té gou­ver­ne­men­tale, par sou­ci de l’in­té­rêt géné­ral, par res­pect de la parole don­née ou encore parce que les rap­ports de force dans les négo­cia­tions ne lui laissent guère le choix. Et inver­se­ment, on a vu des par­tis cri­ti­quer des actions gou­ver­ne­men­tales dans les­quelles la res­pon­sa­bi­li­té de leurs propres ministres était engagée.

Mais quand c’est le pré­sident ou la pré­si­dente même du par­ti qui ne fait qu’un avec un ministre, for­cé­ment haut pla­cé de sur­croît, le jeu démo­cra­tique se trouble et se dégrade au détri­ment de l’É­tat et de l’in­té­rêt géné­ral. Parce qu’il est le porte-parole et l’in­car­na­tion de son par­ti, le chef de par­ti ne peut que pla­cer au-des­sus de tout l’in­té­rêt de la for­ma­tion qu’il dirige, au détri­ment de sa fonc­tion minis­té­rielle, sur­tout en période élec­to­rale. Déci­de­rait-il ver­tueu­se­ment de ne pas atta­quer direc­te­ment lui-même les par­tis rivaux, comme pré­sident il ne sau­rait s’abs­te­nir long­temps de répli­quer à leurs attaques. Parce qu’il est super-ministre, il lui est impos­sible d’a­ni­mer dans l’es­pace public la dis­cus­sion cri­tique sur la poli­tique gou­ver­ne­men­tale, comme le devrait un pré­sident de par­ti, fût-il de la majo­ri­té. Parce qu’il est un pré­sident de par­ti, il sera d’au­tant plus ten­té d’u­ti­li­ser son pou­voir minis­té­riel pour favo­ri­ser ses col­la­bo­ra­teurs dévoués. Parce qu’il est ministre du gou­ver­ne­ment, il aura les cou­dées moins franches pour conduire la cam­pagne élec­to­rale de son par­ti contre les par­tis concur­rents, mais asso­ciés à la même majo­ri­té. C’est dans ce contexte que se mul­ti­plient les ros­se­ries allu­sives qui dégradent le cli­mat, déve­lop­pant chez les citoyens un anti­po­li­tisme un peu faci­le­ment qua­li­fié de primaire.

En exer­çant de hautes fonc­tions minis­té­rielles, les pré­si­dents de par­ti plient plus direc­te­ment l’É­tat, ses admi­nis­tra­tions et ses ser­vices aux inté­rêts et au pou­voir des par­tis poli­tiques, enta­mant plus encore l’im­par­tia­li­té en prin­cipe consti­tu­tive des ser­vices publics et l’in­dé­pen­dance des fonc­tion­naires. C’est pré­ci­sé­ment pour garan­tir cette indé­pen­dance que ces der­niers béné­fi­cient d’un sta­tut pro­fes­sion­nel sûr, d’une rému­né­ra­tion stable et d’une pen­sion de l’É­tat. En contre­par­tie, ils sont cen­sés démon­trer effec­ti­ve­ment impar­tia­li­té et dés­in­té­res­se­ment dans l’in­té­rêt de la col­lec­ti­vi­té. C’est ain­si que les magis­trats qui devaient, avant que n’exis­tât le Conseil de la jus­tice, s’af­fi­lier à un par­ti pour avoir une chance d’être nom­més, culti­vaient, sitôt dési­gnés, ce qu’ils appe­laient très jus­te­ment un “devoir d’in­gra­ti­tude”. La par­ti­cra­tie et la poli­ti­sa­tion de la fonc­tion publique souillent cette noble concep­tion de l’ad­mi­nis­tra­tion et des ins­ti­tu­tions de l’É­tat, à laquelle il serait sain de revenir.

Il n’y a pas si long­temps, ce genre de cumul au plus haut niveau était impen­sable. Nos ténors étaient moins écar­te­lés entre des fonc­tions incon­ci­liables. Entre­mê­lant moins les registres, les rela­tions entre les adver­saires n’é­taient sans doute pas moins rudes, mais elles pou­vaient être plus claires et moins ambi­guës, moins char­gées de res­sen­ti­ments per­son­nels. C’est donc la nou­veau­té du phé­no­mène qui doit nous interroger.

Puisque rien n’au­to­rise à pen­ser que le sens du bien com­mun de nos pré­si­dents de par­ti se serait subi­te­ment dégra­dé, les hypo­thèses doivent être recher­chées ailleurs, prin­ci­pa­le­ment dans les trans­for­ma­tions struc­tu­relles du champ poli­tique. La pre­mière hypo­thèse est l’ap­pau­vris­se­ment qua­li­ta­tif du per­son­nel poli­tique : pour diverses rai­sons (dif­fi­cul­té de recru­te­ment de jeunes mili­tants de valeur, image néga­tive du monde poli­tique, car­rières plus attrayantes ailleurs…), les pré­si­dents de par­tis peinent à trou­ver au sein de leur for­ma­tion des per­son­na­li­tés d’en­ver­gure, à la hau­teur des enjeux et pro­blèmes actuels, et se sentent alors contraints d’en­dos­ser eux-mêmes un tablier minis­té­riel. La deuxième hypo­thèse est la ten­dance des par­tis à réagir à leur affai­blis­se­ment interne en colo­ni­sant l’É­tat, pour y pui­ser les res­sources maté­rielles, humaines et sym­bo­liques qui leur manquent. Mais en se mêlant à l’É­tat, en brouillant les fron­tières, c’est un État déjà fra­gile qui est davan­tage affai­bli à son tour, man­gé de l’in­té­rieur par un corps étran­ger. Plus conven­tion­nelle, la troi­sième hypo­thèse est d’ordre stra­té­gique : en ces temps incer­tains pour le pays, où les vrais patrons du champ poli­tique sont les pré­si­dents de par­ti, les mettre d’of­fice dans le gou­ver­ne­ment pré­vient les ten­sions ulté­rieures au sein des coalitions.

Les dif­fi­cul­tés struc­tu­relles appellent des réponses struc­tu­relles. Mais le mode d’a­dap­ta­tion des par­tis à ces dif­fi­cul­tés aggrave la situa­tion, de sorte que ses effets per­vers sur­passent ses incer­tains béné­fices. C’est bien la preuve que notre sys­tème va mal et qu’il faut en chan­ger. Au moment où les cartes vont être redis­tri­buées pour les Régions et Com­mu­nau­tés, l’oc­ca­sion est pro­pice, pour les pré­si­dents de par­ti, de faire un pas impor­tant en avant (et de côté) en renon­çant à leur por­te­feuille ou, ce qui revient au même, pour les ministres, de renon­cer à leur pré­si­dence de par­ti. De mettre fin, une fois pour toutes, à cette nou­velle et mau­vaise habitude.

Luc Van Campenhoudt


Auteur

Docteur en sociologie. Professeur émérite de l’Université Saint-Louis – Bruxelles et de l’Université catholique de Louvain. Principaux enseignements : sociologie générale, sociologie politique et méthodologie. Directeur du Centre d’études sociologiques de l’Université Saint-Louis durant une quinzaine d’années, jusqu’en 2006, il a dirigé ou codirigé une quarantaine de recherches, notamment sur l’enseignement, les effets des politiques sécuritaires, les comportements face au risque de contamination par le VIH et les transformations des frontières de la Justice pénale. Ces travaux ont fait l’objet de plusieurs dizaines d’articles publiés dans des revues scientifiques, de nombreux ouvrages, et de plusieurs invitations et chaires dans des universités belges et étrangères. À travers ces travaux, il s’est intéressé plus particulièrement ces dernières années aux problématiques des relations entre champs (par exemple la justice et la médecine), du pouvoir dans un système d’action dit « en réseau » et du malentendu. Dans le cadre de ces recherches il a notamment développé la « méthode d’analyse en groupe » (MAG) exposée dans son ouvrage La méthode d’analyse en groupe. Applications aux phénomènes sociaux, coécrit avec J.-M. Chaumont J. et A. Franssen (Paris, Dunod, 2005). Le plus connu de ses ouvrages, traduit en plusieurs langues, est le Manuel de recherche en sciences sociales, avec Jacques Marquet et Raymond Quivy (Paris, Dunod, 2017, 5e édition). De 2007 à 2013, il a été directeur de La Revue Nouvelle.