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L’État fédéral en proie à l’État-service : sociologie d’un séparatisme

Numéro 3 Mars 2011 par Jacques Wels

mars 2011

En 1989, la Région bruxel­loise nais­sait. À peine majeure, l’herbe cou­pée sous le pied, voi­là son exis­tence contre­dite, réduite pour cer­tains à une enti­té n’ayant pas valeur de Région. Rien n’est encore acté, certes, mais les bribes d’un débat sur la refonte des com­pé­tences et la capa­ci­té des Régions donnent à pen­ser le pire — ou le meilleur, pour certains. […]

En 1989, la Région bruxel­loise nais­sait. À peine majeure, l’herbe cou­pée sous le pied, voi­là son exis­tence contre­dite, réduite pour cer­tains à une enti­té n’ayant pas valeur de Région. Rien n’est encore acté, certes, mais les bribes d’un débat sur la refonte des com­pé­tences et la capa­ci­té des Régions donnent à pen­ser le pire — ou le meilleur, pour cer­tains. On ne revien­dra pas ici sur le nombre de jours qui séparent les élec­tions de la for­ma­tion d’un éven­tuel gou­ver­ne­ment, pas non plus sur le champ d’action de plus en plus large d’un gou­ver­ne­ment tran­si­toire qui ne s’est jamais sen­ti aus­si bien dans son rôle.

Reste que les faits sont là, à peine cari­ca­tu­rés : les élec­tions ont mis au pre­mier rang un par­ti socia­liste (pre­mière for­ma­tion du pays, comme aime à le rap­pe­ler son pré­sident) pour le Sud et le centre du pays et une NV‑A, sur­pre­nant les urnes, au Nord. Le pre­mier, mis à part quelques tru­blions, se fera l’apôtre du fédé­ra­lisme « de papa », quelques évo­lu­tions com­prises, la seconde, par contre, sor­ti­ra de son cha­peau un fédé­ra­lisme de coopé­ra­tion enten­du comme une auto­no­mi­sa­tion des Régions sur des matières naguère natio­nales. L’histoire de notre pays connait pour coro­laire ces pré­oc­cu­pa­tions : à une ligne du temps poli­tique, la Bel­gique doit s’adjoindre, en paral­lèle, une ligne du temps ins­ti­tu­tion­nel. De Com­mu­nau­tés en Régions, tous les par­tis des dif­fé­rentes majo­ri­tés et tous les peuples de notre pays se sont vus un jour confron­tés à de telles redé­fi­ni­tions. Mais com­ment expli­quer qu’aujourd’hui un par­ti de droite s’en prenne aux com­pé­tences de l’entité fédé­rale alors que la majo­ri­té des par­tis fran­co­phones, en ce com­pris le PS, n’y ont accor­dé avant les tumultes que peu d’attention ?

L’État social actif

Notre réponse à cette inter­ro­ga­tion, somme toute banale, ne pré­tend pas à l’exhaustivité, mais davan­tage à don­ner un cadre concep­tuel dif­fé­rent. Il faut pour cela reve­nir sur les pré­ceptes de l’État social actif. Dans cette nou­velle confi­gu­ra­tion du social, appa­rue à la fin des années quatre-vingt et essen­tiel­le­ment impul­sée par des par­tis de gauche (Clin­ton, Blair, Mit­ter­rand et une coa­li­tion arc-en-ciel, ici), la proxi­mi­té d’avec le citoyen était deve­nue chose essen­tielle, il fal­lait être proche de lui et, par là, il fal­lait que lui aus­si se rap­proche de l’État : plus ques­tion de lais­ser qui­conque en dehors de sa sphère (c’était le prin­cipe du reve­nu mini­mum d’insertion — RMI), de conser­ver des inac­tifs (c’est le prin­cipe du reve­nu de soli­da­ri­té active-RSA, récent suc­ces­seur du RMI et d’Actiris, suc­ces­seur de l’Orbem). Mais si la nais­sance de la troi­sième voix s’inscrit dans le sillage des par­tis socia­listes euro­péens, ses outils ont été les car­bu­rants des par­tis de la droite fla­mande à ten­dance régio­na­liste, voire sépa­ra­tiste (de coopé­ra­tion, certes). Pour creu­ser cela, réflé­chis­sons seule­ment à deux axes : le chô­mage et les poli­tiques « sida ».

Dans le cas du chô­mage, il faut rap­pe­ler que le paie­ment d’allocations (Onem) est une com­pé­tence fédé­rale, mais que la mise à l’emploi relève des com­pé­tences régio­nales d’organismes ter­ri­to­ria­li­sés (Acti­ris à Bruxelles, le BVBA en Flandre et le Forem en Wal­lo­nie). Dès lors, le ciblage des indi­vi­dus devant être « acti­vés » et, plus encore, l’évaluation des dis­po­si­tifs locaux contri­buent à des­si­ner des visages de chô­meurs dif­fé­rents entre les Régions. Com­ment, dans cette confi­gu­ra­tion, ima­gi­ner des pres­ta­tions égales lors même que la créa­tion poli­tique du chô­mage comme caté­go­rie est dis­tincte ? Dit autre­ment, com­ment des réa­li­tés d’emploi prises en compte dans des cadres ins­ti­tu­tion­nels dif­fé­rents peuvent-elles lais­ser trans­pa­raitre la figure d’un chô­meur belge ? Le chô­meur sera wal­lon, bruxel­lois ou fla­mand. Sa mise à l’emploi se fera par des pro­ces­sus dif­fé­rents, certes conver­gents, via ce que Lips­ky appelle les street level bureau­crats, en contact direct avec les usa­gers. Lors même qu’une majo­ri­té (pas toutes!) d’informations est trans­mise à l’Onem dans le cas, par exemple, des sanc­tions, que les trois orga­nismes se concertent dans leur action, l’État social actif, dans ses pro­cé­dures, scinde la Bel­gique en trois. Et, si tant est que la fina­li­té soit le sui­vi davan­tage indi­vi­dua­li­sé des deman­deurs d’emploi, si tant est que le but soit d’adapter les pro­cé­dures au ter­rain, il reste que des réa­li­tés dif­fé­rentes se sont creu­sées, que des visages dif­fé­rents du chô­mage, mais aus­si de la pré­ca­ri­té ont été trans­mis aux ins­ti­tu­tions fédérales.

Des visages différents

Dans un social émiet­té, il est déjà dif­fi­cile de faire tenir une Région : chaque antenne a son public, chaque public est dia­mé­tra­le­ment oppo­sé. N’est-il pas, dès lors, plus dif­fi­cile de faire tenir un pays ? Aux grands maux, les grands remèdes : il ne faut plus faire tenir le pays. Devant des réa­li­tés poli­tiques diverses, la conclu­sion ne peut être que la diver­gence d’opinion. Com­ment com­prendre une réa­li­té que l’action sociale ne sai­sit plus dans son ensemble ? Il en va de même dans le cas des poli­tiques sida. Si tant est que, pour le dire vite, le finan­ce­ment du cura­tif reste une matière fédé­rale, com­ment pen­ser le sec­teur pré­ven­tif délé­gué aux Com­mu­nau­tés ? Quelles confron­ta­tions, quelles col­la­bo­ra­tions peuvent être mises en place dans un tel contexte, mais sur­tout, quel public se des­sine en fili­grane à tra­vers le tra­vail de ter­rain ? La bureau­cra­tie semble ici un prisme de lec­ture inté­res­sant. À une bureau­cra­tie wébé­rienne for­te­ment nor­mée et garante de la sta­bi­li­té de l’État a suc­cé­dé, à la suite des nom­breuses cri­tiques, un État de ser­vice. Le bureau­crate ou par­fois même les tra­vailleurs sociaux ont vu dans le même temps leur tra­vail se seg­men­ter, se spé­cia­li­ser, bref, se pro­fes­sion­na­li­ser davan­tage en même temps qu’il cou­vrait des réa­li­tés de plus en plus com­plexes, par­ti­cu­lières et des usa­gers aux pro­blé­ma­tiques de plus en plus diverses1.

Des visions du monde discordantes

On le voit, dans un État social actif aux actions ter­ri­to­ria­li­sées, mais aux com­pé­tences variables, la car­to­gra­phie du social ne révèle pas seule­ment une com­plexi­té des ins­ti­tu­tions : ce sont toutes les « visions du monde » éla­bo­rées par les enti­tés fédé­rées qui se trouvent en poten­tiel désac­cord. Nous avons noté ici trois strates des diver­gences : au niveau déci­sion­nel d’abord, la marge de manœuvre s’est accrue pour les Régions, au niveau pro­cé­du­ral, ensuite, des réa­li­tés dif­fé­rentes ont été construites, au niveau inter­ac­tion­nel, enfin, des rela­tions de ser­vice ont pris le pas sur des rela­tions plus « tra­di­tion­nelles » entre usa­gers et street level bureau­crats. Ces trois strates ont, mêlées, véhi­cu­lé un ensemble d’imaginaires autour de la ques­tion sociale. Cette der­nière, de fait, s’est scin­dée et c’est là jus­te­ment que l’on peut affir­mer sans trop de crainte que ces réa­li­tés, sai­sies dans leur diver­si­té par des acteurs de plus en plus en contact avec la popu­la­tion et de moins en moins avec l’État fédé­ral, ont per­mis aux par­tis natio­na­listes de trou­ver un argu­men­taire propice.

Ce point de vue n’est pour autant pas déter­mi­niste. Il ne doit pas lais­ser pen­ser qu’une ter­ri­to­ria­li­té de l’action entraine de fac­to un mor­cè­le­ment du pays. Ce même pro­pos a été tenu, avec un autre argu­men­taire, au sujet de la mon­dia­li­sa­tion. Un monde glo­ba­li­sé aurait, à terme, dilué la fonc­tion de l’État et lais­sé plus de champ aux enti­tés supra­na­tio­nales. Tel ne fut pas le cas, en tout cas, pas de façon aus­si pes­si­miste. On remarque, par exemple, un dif­fé­ren­tiel dans la façon que les pays ont d’appliquer les direc­tives euro­péennes. Ce même pes­si­misme ne doit pas guet­ter la frag­men­ta­tion du pays : une action sociale située n’entraine pas non plus une dis­lo­ca­tion de fait de l’État.

Autre argu­ment, on remarque que ces poli­tiques sociales récentes ont nour­ri le natio­na­lisme fla­mand et net­te­ment moins le sépa­ra­tisme wal­lon ou bruxel­lois. D’autres élé­ments sont à tenir en compte tel que, notam­ment, le déve­lop­pe­ment éco­no­mique des Régions. Mais il n’empêche que der­rière ces constats se loge une pro­blé­ma­tique bien plus alar­mante : plus que les situa­tions actuelles, ce sont aujourd’hui les façons de trai­ter le social qui divisent. Pour le dire autre­ment, ce ne sont plus seule­ment des constats démo­gra­phiques, éco­no­miques ou sociaux qui servent de ferment aux sépa­ra­tismes, mais bien l’action sociale dans son volet éva­lua­tion, dans ce qu’elle trans­met d’informations et par­fois d’alarme, l’action sociale loca­li­sée, délo­ca­li­sée et ter­ri­to­ria­li­sée qui pro­duit aujourd’hui des mondes qui, si l’on n’y prend pas garde, n’auront un jour plus rien de commun.

  1. Le concept de « pau­vre­té dis­qua­li­fiante » défi­ni par Serge Pau­gam illustre à mer­veille le cumul des han­di­caps qui marque les pres­ta­taires du RMI en France.

Jacques Wels


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