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L’État et la gestion de la grippe A(H1N1)
En juillet 2009, face aux informations alarmantes diffusées notamment par l’Organisation mondiale de la santé, l’État belge commande à la firme pharmaceutique GSK 12,6 millions de doses de vaccin. Cette crise montre que les autorités publiques confondent les notions de prévention et de précaution, et fournit l’occasion d’élaborer de bonnes pratiques pour le futur.
En avril 2009, une nouvelle forme de grippe dite « A(H1N1)» apparait en Amérique du Nord et au Mexique. Très rapidement, de nombreux pays sont touchés. Le 12 mai 2009, un premier cas est officiellement constaté en Belgique. On dénombre, à ce moment-là, plus de 7.500 cas d’infection, dont 65 ayant entrainé la mort, et ce dans 34 pays. À peine un mois plus tard, le 11 juin 2009, la directrice de l’OMS Margaret Chan annonce que son organisation considère la grippe A(H1N1) comme une épidémie mondiale. Les informations fournies par l’OMS, et très largement répercutées par les médias nationaux, provoquent une panique générale, face à laquelle de nombreux États tentent alors de réagir, parfois dans la précipitation.
Une épidémie aux contours alarmants
C’est dans ce contexte que, le 22 juillet 2009, l’État belge, à l’initiative combinée des ministres de la Santé publique (Laurette Onkelinx) et de l’Intérieur (Guido De Padt), et à la suite de nombreux rapports d’expertise, conclut un contrat avec le groupe pharmaceutique GlaxoSmithKline (GSK), pour l’achat de 12,6 millions de doses de Pandemrix, un vaccin contre la grippe A(H1N1). Vers cette période, de nombreux autres États ont conclu ce type de contrat avec différents groupes pharmaceutiques. Tous ces contrats ont fait l’objet de nombreux débats, et les interrogations qu’ils suscitent sont légions. Peu d’études, toutefois, se sont penchées sur les termes exacts de ces contrats et l’ordre de relations qu’ils établissaient entre les co-contractants : les pouvoirs publics et les firmes pharmaceutiques. Insister sur le contrat en tant qu’objet juridico-politique nous a permis de suivre et de comprendre, de manière approfondie et au plus près de la réalité empirique (Thoreau, Cheneviere et Rossignol, 2012), le régime d’action publique que celui-ci met en œuvre.
Il était prévu, aux termes de ses clauses, que le contrat restât confidentiel. Pourtant, moins d’un an plus tard, le journal Le Soir en révèle la teneur. Il fera l’objet de critiques virulentes de la presse tout entière, notamment au regard du régime de responsabilité qu’il prévoirait, « entièrement à charge de l’État belge ». Il ne fallait pas rater l’opportunité offerte par cette publicité de pouvoir se pencher sur les termes de ce contrat qui, bien qu’ayant été rendu public — parfois partiellement — dans certains autres pays, relève encore largement du secret des alcôves, alors même que ces contrats ont opéré selon des modalités similaires d’un pays à l’autre. De nationale, limitée au cas belge, les leçons que nous tirerons brièvement dans ce qui suit font écho, dans une large mesure, à la gestion européenne de cette menace de pandémie.
La question de la responsabilité, entre équilibre et légalité
La presse a largement commenté le contrat conclu entre l’État belge et le groupe pharmaceutique GSK et, ce faisant, a fréquemment confondu plusieurs concepts et questions pourtant fondamentales, tant en ce qui concerne la légalité de cette disposition qu’au regard de leur effet obligatoire à l’égard des tiers. Il est avant tout important de souligner le fait que le contrat soit parfaitement légal, ne transgressant aucune norme supérieure, ni nationale, ni internationale. Aussi, on a souvent lu, de manière peu nuancée, voire parfois caricaturale, que GSK déclinait toute responsabilité en cas d’effets secondaires du vaccin qui entraineraient des lésions corporelles ou des décès. Sur le plan formel, c’est rigoureusement inexact. En effet, le contrat opère une nette distinction entre la responsabilité entre les parties (l’État belge et GSK) et la responsabilité envers les tiers (d’éventuelles victimes du vaccin par exemple). Ainsi, en aucun cas l’État belge n’endosse-t-il une responsabilité directe, au sens juridique, vis-à-vis des destinataires du vaccin. C’est donc bien GSK qui devrait assumer sa responsabilité juridique en cas de poursuites judiciaires, contrairement à ce que beaucoup ont affirmé et cru dénoncer.
Pour autant, l’État belge a pris un risque financier conséquent en acceptant d’indemniser GSK des conséquences d’une éventuelle mise en cause judiciaire de sa responsabilité. En effet, les dédommagements consécutifs à une éventuelle condamnation de GSK, au cas où des effets secondaires catastrophiques se seraient produits, auraient été remboursés par l’État belge, et à ce titre portés à sa charge. Le contrat précise qu’en cas de condamnation de GSK sur la base de la législation relative aux produits défectueux, le groupe pharmaceutique indemnisera les victimes puis se retournera vers l’État belge pour réclamer le remboursement d’une série de frais qu’il aura encourus (frais de procédure, honoraires, indemnités aux victimes…), et ce, sans plafond. Sur le plan financier, donc, les conséquences peuvent potentiellement être très lourdes pour les pouvoirs publics.
Ce risque est d’autant plus plausible, à cette époque, qu’une relative incertitude flotte autour du Pandemrix, ce vaccin dit « prototype » qui n’a pas suivi la procédure classique d’autorisation de mise sur le marché prévue par la Commission européenne1 — bien que normalement enregistré par l’Agence européenne des médicaments (EMEA). À la lueur de l’analyse rigoureuse du contrat, il apparait donc que, si la responsabilité de l’État belge n’est pas directement engagée, ses termes sont déséquilibrés en la défaveur de l’État belge2. Nous voudrions insister sur l’importance de cette distinction, qui n’est pas que sémantique. La responsabilité juridique de l’État belge n’était pas engagée. Ce qui l’était, en revanche, c’est sa responsabilité politique, en ce qu’elle découle du régime d’action publique dans lequel les autorités belges ont situé leur décision de se fournir en vaccins pour lutter contre la menace pandémique. Reste à voir dans quelle mesure…
Responsabilité politique, prévention et précaution
Durant l’été 2009, l’État belge se trouve face à une situation épidémique extrêmement délicate à gérer. Les informations données par l’OMS sont alarmantes et les médias relaient l’inquiétude ambiante. De plus, il faut agir vite ! Afin de caractériser précisément les ressorts de l’action publique, il est ici utile de se référer à la distinction classique entre la « prévention », et la « précaution » (Godard, Henry, Lagadec et Michel-Kerjan, 2002), qui permet de saisir avec nuance la logique guidant l’État belge au moment de commander ces vaccins à la firme GSK.
La prévention s’apparente traditionnellement à la logique assurantielle. Elle propose une mise en commun d’un risque connu et reconnu par une communauté, qui s’en prémunit pour chacun de ses membres, via un mécanisme de solidarité. La prévention repose donc sur l’hypothèse que le risque encouru est connu et calculé avec une précision raisonnable, par les instruments de la connaissance scientifique. La prévention est une attitude liée à des risques « avérés ». Néanmoins, comme l’affirme le sociologue allemand Ulrich Beck (2008), la modernité est caractérisée par l’émergence de nouveaux risques. À nouveaux risques, nouvelle logique d’action.
La logique de la précaution, quant à elle, caractérise une autre manière d’envisager l’action publique, dans un contexte marqué, non plus par une connaissance stable et bien délimitée du risque, mais plutôt par un état d’incertitude. Bref, un doute radical marque la question de l’existence, ou non, d’un risque. Notons que le terme « précaution » et le principe qui s’y réfère, le fameux « principe de précaution », sont utilisés à tort et à travers, souvent sans connaitre leur signification. À ce titre, la nuance entre prévention et précaution nous paraît toujours éclairante dans des cas comme celui de la grippe A(H1N1).
Prévenir la catastrophe
En l’occurrence, lorsque l’État belge conclut le contrat avec le groupe pharmaceutique GSK, il déclare le faire en application du « principe de précaution3 ». Or, cette affirmation ne résiste pas à l’analyse et constitue, à notre sens, un abus de langage. La question, ici, est de savoir quelle est l’option politique qui, à l’été 2009, s’offre aux autorités belges. En effet, le cas de la grippe A(H1N1) met en jeu respectivement un phénomène (une pandémie de grippe) et un produit (le vaccin Pandemrix), au confluent desquels le gouvernement est amené à trancher : se fournir en vaccins ou ne pas se fournir, telle est la question. Or, comme nous le verrons, le choix de procéder à une campagne de vaccination relève typiquement d’une logique de prévention. Ce qui se trouve ainsi questionné, en dernière ligne, c’est donc bien la responsabilité politique du gouvernement, autrement dit sa légitimité à agir comme il le fait.
Tout d’abord, en ce qui concerne le vaccin Pandemrix, il existe en effet un double risque qui aurait pu justifier que l’État belge choisisse de ne pas passer de commande de vaccins. D’abord, on l’a évoqué, un risque financier non négligeable plane au-dessus de l’État belge. Soit. De manière plus problématique, cependant, le vaccin comporte des risques en ce qu’il est susceptible d’engendrer d’éventuels effets secondaires sur le métabolisme des personnes vaccinées, soulevant d’ailleurs des questions au Parlement européen4 et dans les médias. Plus encore, l’Institut national pour la santé et le bien-être de Finlande lancera une enquête afin d’explorer un éventuel lien de causalité entre la prise du vaccin Pandemrix et des cas suspects de narcolepsie5. Notons d’ailleurs que les résultats finaux de cette enquête, communiqués bien après la période de crise, en septembre 2011, suggèrent un accroissement du risque de narcolepsie dans le cadre d’interactions avec d’autres facteurs, notamment de nature génétique ou environnementale. Quoi qu’il en soit, à l’époque de la conclusion du contrat par l’État belge, celui-ci a estimé pouvoir facilement identifier et circonscrire ces risques. Il fait de ceux-ci des risques connus, ou en tout cas susceptibles d’être délimités avec plus ou moins de précision, alors qu’au moment de la conclusion du contrat, de nombreuses inconnues grèvent encore les risques liés au vaccin.
Ensuite, l’État belge fait face à un risque qui sera caractérisé comme « avéré » : l’épidémie mondiale de grippe A(H1N1). Quatre facteurs conduisent alors les autorités à agir, autrement dit, à prévenir l’éventuelle propagation de la grippe A(H1N1) à sa population : l’urgence de la situation, relayée aussi bien dans le discours scientifique que politique ; le fait que les autorités belges ne disposent que d’une information lacunaire et provenant majoritairement d’une seule source : l’OMS ; le nombre limité de fournisseurs de vaccins et les menaces de pénurie sur les stocks ; et, enfin, l’extraordinaire écho médiatique qui a été donné au risque de pandémie. Sur la base de ces facteurs qui accréditaient la plausibilité du risque, l’État belge a choisi de considérer que le risque qu’il encourait n’était pas « potentiel », auquel cas il aurait admis une forme d’incertitude qui est la condition d’une démarche de précaution, mais devait être caractérisé comme « avéré », ce qui conduit typiquement à une logique de prévention.
L’État belge a alors agi selon la logique de la prévention, en décidant rapidement, sur foi de l’expertise disponible, de mettre en œuvre une campagne de vaccination aux conséquences qu’il peut approximativement prévoir et délimiter. Il choisit le confort de la décision aux vertus immédiatement rassurantes, moyennant des conséquences sonnantes et trébuchantes, plutôt que l’inconfort — réel — de l’incertitude sur un terme plus long. À un prix dont il ne nous appartient pas de juger s’il est trop élevé, il opte pour une « omnium » en se prémunissant contre le reproche prévisible qui aurait pu leur être formulé au cas où la pandémie se serait déclenchée : « Vous saviez et vous n’avez rien fait. » Ce faisant, toutefois, il utilise les outils les plus classiques d’une approche préventive, au premier rang desquels figure la campagne de vaccination (Fressoz, 2011). Le ministre de la Santé et les autorités compétentes n’agissent donc pas en vertu du « principe de précaution », ne leur en déplaise.
L’État belge, en bref, a géré le cas de la grippe A(H1N1) en accord avec la conception qu’il se fait de sa propre responsabilité, et du rôle de protecteur de la population qu’il estime être le sien. Sa responsabilité politique s’est jouée dans ce choix.
Transparence et impartialité ?
Au vu de l’énormité du scandale qui attendait sans doute les autorités, si elles avaient été prises en défaut d’action (même dans l’hypothèse où la pandémie s’avérait nulle et non avenue, mais par simple comparaison avec l’action des États avoisinants), il semble assez clair, au regard des développements qui précèdent, que l’État belge aurait difficilement pu agir autrement. Cependant, il semble fondamental de continuer à interroger la situation sur un mode critique, en dépit même d’une certaine empathie vis-à-vis de la logique, somme toute compréhensible, de la réponse de l’État belge au risque de pandémie. En effet, les questions de l’indépendance et de l’impartialité doivent être posées dans ce cas, tant les liens entre l’OMS, les firmes pharmaceutiques et certains groupes d’experts posent question. À fortiori lorsque la collecte et la sélection des faits censés guider la prise de décision politique résultent de ces proximités peu transparentes. C’est donc bien la production de l’expertise et sa mobilisation à des fins d’aide à la décision qui doivent être ici problématisées. En Belgique, notamment, cinq cas potentiels de conflits d’intérêts sur les quinze experts du Commissariat interministériel Influenza ont pu être détectés par le journaliste d’investigation David Leloup (2010), alors même que, aussi ubuesque que cela puisse paraitre, la composition de cet organe est longtemps demeurée confidentielle, en tout cas jusqu’après l’orage…
À cet égard donc, il semble nécessaire d’adopter, quelques « bonnes pratiques », dans le cadre de la gestion des crises à venir. Celles-ci auraient pour mérite d’offrir des garanties plus étendues d’indépendance et d’autonomie du processus décisionnel. Tout d’abord, l’esprit général de la démarche devrait être celui d’une plus grande transparence. Ainsi, la composition des différents organes consultatifs mis en place devrait être rendue publique, et les déclarations d’intérêt devenir la pratique usuelle. Ensuite, au moins au niveau belge, la qualité de la concertation à l’œuvre entre les autorités et les médecins pourrait être renforcée. On constate en effet que certains désaccords ont eu lieu entre les autorités et les professionnels de la santé (Ordre des médecins et Association belge des syndicats médicaux, cercles de médecins généralistes et médecins des hôpitaux), notamment en ce qui concerne l’enregistrement des patients sur la plateforme eHealth, dont l’utilisation pose des questions aussi bien éthiques que pratiques. Enfin, même si cette suggestion peut sembler moins réaliste, il serait utile que les pouvoirs publics fassent l’effort de présenter les choix qui s’offrent à eux et les critères qui conduisent à leur décision, fût-ce à titre rétrospectif. Par exemple, dans la circonstance exceptionnelle d’une pandémie, serait-il possible pour les gouvernements, et à quelles conditions, de tempérer les règles actuelles du régime des brevets ? Les questions de l’indépendance de l’expertise, de la concertation, ainsi que de la temporalité et de l’autonomie de la prise de décision politique, méritent donc de plus amples investigations. Au-delà de ces questions, prolonger la réflexion aboutira rapidement à s’interroger sur le sens de la démarche de prévention et le rôle de l’État dans la protection des populations, soit une question de philosophie politique d’actualité pour La Revue nouvelle.
- Il s’agissait d’une autorisation de mise sur le marché conditionnelle (datée du 20 mai 2008), justifiée par des « circonstances exceptionnelles », lesquelles ont pris fin le 12 aout 2010.
- Il est d’autant plus piquant de noter ce déséquilibre sachant que, par ailleurs, GSK a échappé au paiement de 320 millions d’euros de taxations à l’État belge sur les ventes du Pandemrix, en raison de mesures fiscales controversées (principalement la déduction sur les revenus de brevets et les intérêts notionnels), comme l’a révélé le journaliste d’investigation David Leloup dans une enquête parue cet été dans Le Vif/L’Express.
- Chambre des représentants, commission de la Santé publique, de l’Environnement et du Renouveau de la société, compte rendu intégral, CRIV 52 COM 629, 14 juillet 2009, p. 7.
- Parlement européen, Questions parlementaires, Question écrite P‑5208/09 de R. Romeva i Reueda à la Commission concernant les responsabilités découlant d’éventuels effets secondaires du vaccin contre la grippe A(H1N1), 21 octobre 2009.
- Terveyden ja hyvinvoinnin laitos (THL, Institut finnois pour la santé et le bien-être), « Association between Pandemrix and narcolepsy confirmed among Finnish children and adolescents », communiqué de presse du 1er septembre 2011, disponible en ligne : www.thl.fi.