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L’État binational, une promesse infernale ?

Numéro 7 – 2018 - État binational Israël Palestine par Pascal Fenaux

novembre 2018

Alors que s’enracinent l’occupation et la colo­ni­sa­tion israé­lienne de peu­ple­ment dans les ter­ri­toires occu­pés pales­ti­niens, que le pro­ces­sus diplo­ma­tique israé­­lo-pales­­ti­­nien est cli­ni­que­ment mort depuis 2001 et que la bande de Gaza (éva­cuée uni­la­té­ra­le­ment — sur le plan ter­restre — en 2005) et son « enve­loppe » israé­lienne res­tent un foyer actif de bel­li­gé­rance, beau­coup d’observateurs en sont arri­vés à la conclu­sion que […]

Le Mois

Alors que s’enracinent l’occupation et la colo­ni­sa­tion israé­lienne de peu­ple­ment dans les ter­ri­toires occu­pés pales­ti­niens, que le pro­ces­sus diplo­ma­tique israé­lo-pales­ti­nien est cli­ni­que­ment mort depuis 2001 et que la bande de Gaza (éva­cuée uni­la­té­ra­le­ment — sur le plan ter­restre — en 2005) et son « enve­loppe » israé­lienne1 res­tent un foyer actif de bel­li­gé­rance, beau­coup d’observateurs en sont arri­vés à la conclu­sion que le prin­cipe du « deux peuples, deux États » est un hori­zon à jamais inac­ces­sible. En l’absence de pres­sions inter­na­tio­nales déci­sives, la dis­so­cia­tion presque com­plète entre le nord et le sud de la Cis­jor­da­nie (le long d’une cein­ture de colo­ni­sa­tion israé­lienne allant de Jéru­sa­lem au Jour­dain en pas­sant par Jéri­cho) rend en effet de plus en plus illu­soire la créa­tion d’un État de Pales­tine dis­po­sant, outre d’une sou­ve­rai­ne­té totale sur la bande de Gaza, d’une conti­nui­té ter­ri­to­riale en Cis­jor­da­nie et d’une sou­ve­rai­ne­té (par­ta­gée avec Israël) sur tout ou par­tie de Jérusalem.

Dès lors, pour cer­tains intel­lec­tuels et mili­tants (sou­vent pales­ti­niens ou pro-pales­ti­niens, par­fois israé­liens ou pro-israé­liens), la réso­lu­tion alter­na­tive, voire idéale, du conflit cen­te­naire entre Juifs israé­liens et Arabes pales­ti­niens ne peut plus repo­ser que sur le prin­cipe d’un État « bina­tio­nal », c’est-à-dire un État dans lequel Juifs et Arabes dis­po­se­raient de la pleine éga­li­té des droits civiques et poli­tiques et où, dans le meilleur des cas, les deux col­lec­ti­vi­tés natio­nales seraient consti­tu­tion­nel­le­ment recon­nues comme éga­le­ment consti­tu­tives du nou­vel État.

Plus lar­ge­ment, pour de nom­breux acteurs et obser­va­teurs du conflit israé­lo-pales­ti­nien, qu’ils s’en déso­lent (j’en fais par­tie) ou qu’ils s’en féli­citent, cet État bina­tio­nal risque d’advenir « natu­rel­le­ment », lorsque le pro­ces­sus d’appropriation et de colo­ni­sa­tion de peu­ple­ment de ter­ri­toires pales­ti­niens par l’État d’Israël aura atteint un point de non-retour. Pour ces obser­va­teurs, cet État bina­tio­nal de fac­to ne man­que­rait pas d’établir dans un pre­mier temps une dis­tinc­tion entre, d’une part, les citoyens israé­liens (Juifs et Arabes) ori­gi­naires du ter­ri­toire israé­lien recon­nu par le droit et la juris­pru­dence inter­na­tio­naux, et, d’autre part, les non-citoyens pales­ti­niens de Cis­jor­da­nie2, de Jéru­sa­lem-Est et de la bande de Gaza.

Dans un second temps, les Pales­ti­niens des ter­ri­toires annexés s’engageraient dans la lutte pour l’égalité des droits civiques et poli­tiques et trou­ve­raient suf­fi­sam­ment de par­te­naires israé­liens et inter­na­tio­naux, à l’exemple de l’Afrique du Sud sous le régime d’apartheid.

Dans un troi­sième temps, les évo­lu­tions démo­gra­phiques accor­de­raient aux Arabes pales­ti­niens une majo­ri­té démo­gra­phique qui leur don­ne­rait toute légi­ti­mi­té pour reven­di­quer, soit un État struc­tu­rel­le­ment et consti­tu­tion­nel­le­ment bina­tio­nal, soit la renon­cia­tion de la col­lec­ti­vi­té juive israé­lienne à sa sou­ve­rai­ne­té nationale.

Par­mi les par­ti­sans d’une véri­table paix israé­lo-pales­ti­nienne, d’aucuns espèrent que ce scé­na­rio « natu­rel » enclenche un « cercle ver­tueux » et débouche sur une récon­ci­lia­tion dif­fi­cile, mais réelle entre Juifs israé­liens et Arabes pales­ti­niens. Or, cette espé­rance relève, soit du wish­ful thin­king, soit de l’aveuglement.

Il y a de grandes dif­fé­rences poli­tiques et juri­diques entre ce qu’était la situa­tion sous le régime d’apartheid impo­sé par le Nasio­nale Par­ty afri­ka­ner et ce qu’est la situa­tion poli­tique et juri­dique de l’État d’Israël, d’une part, de la Cis­jor­da­nie, de Jéru­sa­lem-Est et de la bande de Gaza, d’autre part. En Afrique du Sud, les res­sor­tis­sants de la majo­ri­té noire, bien que pri­vés des droits civiques et poli­tiques, étaient léga­le­ment des citoyens sud-africains.

Le régime d’apartheid envi­sa­geait la sur­vie et le main­tien de la domi­na­tion de la mino­ri­té blanche (majo­ri­tai­re­ment afri­ka­ner) par l’imposition d’une poli­tique de « déve­lop­pe­ment sépa­ré » à une écra­sante majo­ri­té noire et métisse, ain­si que l’octroi d’une indé­pen­dance fac­tice à cer­tains « foyers natio­naux » noirs (tuis­lande en afri­kaans, home­lands en anglais), plus cru­ment et luci­de­ment sur­nom­més ban­tous­tans par la majo­ri­té des obser­va­teurs étran­gers. Enfin, la ségré­ga­tion raciale était d’autant plus mani­feste qu’elle s’imposait sur­tout au sein d’agglomérations urbaines arti­fi­ciel­le­ment ségré­guées entre quar­tiers blancs, noirs et métis.

Dans la réa­li­té israé­lo-pales­ti­nienne, la sépa­ra­tion entre zones majo­ri­tai­re­ment arabes et zones majo­ri­tai­re­ment juives est moins « arti­fi­cielle » et plus « évi­dente » que sous l’ancien régime sud-afri­cain. D’autre part, ni la « com­mu­nau­té inter­na­tio­nale » ni jusqu’à pré­sent les gou­ver­ne­ments israé­liens eux-mêmes ni les mou­ve­ments de libé­ra­tion pales­ti­niens natio­na­listes et isla­mo-natio­na­listes ne consi­dèrent les ter­ri­toires occu­pés (Cis­jor­da­nie et Jéru­sa­lem-Est) ou indi­rec­te­ment contrô­lés (bande de Gaza) par Israël comme des ter­ri­toires israé­liens. À for­tio­ri, les Arabes pales­ti­niens de ces ter­ri­toires ne sont pas des citoyens israé­liens pri­vés de leurs droits civiques et poli­tiques et aucun mou­ve­ment poli­tique pales­ti­nien n’émet une telle reven­di­ca­tion, qu’il s’agisse des mou­ve­ments jadis liés par les accords d’Oslo de 1993 ou ceux qui les ont tou­jours dénoncés.

De même, en Israël, si l’on exclut la lourde influence des par­tis d’extrême droite natio­na­listes reli­gieux (dont cer­tains siègent dans le gou­ver­ne­ment actuel), les­quels reven­diquent l’annexion des ter­ri­toires occu­pés (sans octroi de la citoyen­ne­té israé­lienne à ses res­sor­tis­sants arabes pales­ti­niens), seules quelques voix iso­lées3, prin­ci­pa­le­ment issues du Likoud (droite natio­na­liste) caressent le rêve d’une annexion com­plète et démo­cra­tique (c’est-à-dire avec octroi des droits civiques et poli­tiques) des­dits ter­ri­toires, les citoyens d’origine pales­ti­nienne étant « sim­ple­ment » pri­vés du droit d’intégrer les forces armées et tenus de recon­naitre le carac­tère majo­ri­tai­re­ment et intrin­sè­que­ment juif de l’État « binational ».

Concrè­te­ment, la majo­ri­té des Juifs israé­liens (qu’ils soient ou non par­ti­sans du « Grand-Israël ») sont hos­tiles à toute solu­tion poli­tique qui aurait pour consé­quence immé­diate l’imposition de res­tric­tions à l’exercice de leur droit à l’autodétermination et à la sou­ve­rai­ne­té natio­nale dans le cadre d’un État nation, un État recon­nu comme tel par la « com­mu­nau­té inter­na­tio­nale » et par la réso­lu­tion du 29 novembre 1947 prô­nant la par­ti­tion de la Pales­tine sous man­dat bri­tan­nique en un État juif et un État arabe.

En Israël et en dia­spo­ra, sauf dans les milieux extré­mistes, le sio­nisme n’est plus tant vécu comme une idéo­lo­gie acti­viste que comme une expé­rience col­lec­tive fon­dée sur une mémoire his­to­rique com­mune et comme une déter­mi­na­tion qui fait consen­sus : l’exigence d’un État indé­pen­dant dans lequel les Juifs sont les seuls maitres de leur des­tin et où ils n’ont plus à craindre de payer phy­si­que­ment les aléas poli­tiques (pour res­ter dans l’euphémisme) de socié­tés non juives, voire anti­sé­mites. Côté pales­ti­nien, la reven­di­ca­tion natio­na­liste cor­res­pond à un vécu et à un désir tout aus­si uni­ver­sel que celui des Juifs ayant choi­si de deve­nir Israé­liens : ne plus vivre sous arbi­traire étranger.

C’est cette déter­mi­na­tion qui donne sa force, sa constance et sa consis­tance au natio­na­lisme et tout sim­ple­ment à l’identité judéo-israé­liennes. Aucun Juif israé­lien n’est prêt à céder ne serait-ce qu’une par­celle de sou­ve­rai­ne­té à une enti­té poli­tique qui le pri­ve­rait de son droit à l’autodéfense et à l’existence nationale.

C’est cette réa­li­té que le mou­ve­ment natio­nal pales­ti­nien, alors majo­ri­tai­re­ment incar­né par l’Organisation de libé­ra­tion de la Pales­tine (OLP), a recon­nue impli­ci­te­ment à par­tir du milieu des années 1970, avant d’en faire la clé de voute de son pro­gramme de libé­ra­tion dans les années 1980 et 1990, sous la pres­sion notoire de la popu­la­tion et des cadres pales­ti­niens des ter­ri­toires occu­pés (ain­si que de Jor­da­nie). Ain­si à par­tir du moment où l’une des deux col­lec­ti­vi­tés natio­nales conviées à coha­bi­ter dans un État bina­tio­nal se montre rétive à pareille pers­pec­tive, l’idée de l’État bina­tio­nal est mort-née.

D’un point de vue pales­ti­nien (du moins, dans les sec­teurs du champ poli­tique et de l’opinion publique qui ne rêvent plus de « ren­voyer les Juifs là d’où ils viennent » ou de « dis­soudre » la sou­ve­rai­ne­té éta­tique juive), l’utopie de l’État bina­tio­nal n’est pas la pana­cée. Dans l’hypothèse « idéale » d’une annexion par Israël de tous les ter­ri­toires pales­ti­niens occu­pés, assor­tie de l’octroi de l’égalité des droits civiques et poli­tiques aux Arabes pales­ti­niens, ces der­niers vont dans un pre­mier temps être confron­tés à la supé­rio­ri­té sécu­ri­taire, sociale et éco­no­mique de leurs « conci­toyens » juifs israéliens.

Au nom de quoi les Arabes pales­ti­niens des anciens ter­ri­toires occu­pés pour­ront-ils dénon­cer le droit des Juifs de s’installer par­tout où ils le dési­rent dans les « nou­veaux » ter­ri­toires israé­liens ? Et par quels moyens (tant finan­ciers que juri­diques)? De même, au nom de quoi les Juifs israé­liens pour­ront-ils dénier aux Arabes pales­ti­niens (en ce com­pris les réfu­giés) le droit de s’installer ou de se réins­tal­ler où ils le dési­rent dans « l’ancien » ter­ri­toire israélien ?

D’autant que se pose­ra imman­qua­ble­ment le sta­tut des terres arabes expro­priées en Israël en 1949 (après l’«exode » pales­ti­nien) et à la fin des années 19704. À cela, cer­tains répon­dront qu’une Cour consti­tu­tion­nelle « bina­tio­nale » ou toute autre ins­tance juri­dique natio­nale ou inter­na­tio­nale mutuel­le­ment agréée veille­ra à assu­rer concrè­te­ment l’exercice de droits égaux entre les res­sor­tis­sants des deux com­mu­nau­tés natio­nales. Voire.

Car c’est ici qu’à nou­veau le bât blesse. Pour que cet État bina­tio­nal garan­tisse bel et bien la pro­tec­tion des droits indi­vi­duels et col­lec­tifs des col­lec­ti­vi­tés natio­nales, il ne peut être la simple résul­tante d’une annexion israé­lienne de fac­to ou de jure. Il doit repo­ser sur l’assentiment d’une nette majo­ri­té au sein de cha­cune des deux col­lec­ti­vi­tés natio­nales, tant dans le champ poli­tique que dans l’opinion publique. Dans cette hypo­thèse (hau­te­ment impro­bable), il fau­drait avant toute chose que la struc­ture et le carac­tère bina­tio­naux de cet État soient ins­crits dans une Consti­tu­tion. Cette Consti­tu­tion devrait bien enten­du être éla­bo­rée par des repré­sen­tants démo­cra­ti­que­ment élus.

Côté israé­lien, il s’agirait tout natu­rel­le­ment des dépu­tés (juifs et arabes?) de la Knes­set, le Par­le­ment israé­lien. Or, même dans l’hypothèse inouïe d’une inver­sion à moyen terme des ten­dances idéo­lo­giques dans le champ poli­tique israé­lien, jamais une majo­ri­té juive ne se des­si­ne­ra en faveur d’un par­tage de sou­ve­rai­ne­té natio­nale avec la col­lec­ti­vi­té natio­nale arabe pales­ti­nienne, ni d’un trans­fert par­tiel de sou­ve­rai­ne­té vers quelque enti­té supra­na­tio­nale que ce soit.

Côté pales­ti­nien, de quels repré­sen­tants élus s’agirait-il ? Des dépu­tés du Conseil légis­la­tif pales­ti­nien (CLP, organe légis­la­tif de l’Autorité pales­ti­nienne)? Il fau­drait pour cela que le CLP puisse sié­ger en pré­sence de tous ses dépu­tés, en ce com­pris les dépu­tés du Hamas rayés du cadre par­le­men­taire ou empri­son­nés depuis 2007, que les Auto­ri­tés pales­ti­niennes concur­rentes de Gaza et de Cis­jor­da­nie fusionnent et que des élec­tions soient orga­ni­sées (ce qui n’est plus le cas depuis 2006). Les dépu­tés du Hamas seraient-ils prêts à s’engager dans une consti­tuante dont l’un des objec­tifs serait concrè­te­ment la recon­nais­sance de droits natio­naux et sou­ve­rains aux Juifs ? S’agirait-il enfin du Conseil natio­nal pales­ti­nien (CNP, Par­le­ment en exil de l’OLP et dont ne fait pas par­tie le Hamas)? Dans pareille hypo­thèse, com­ment pro­cè­de­rait-on à des élec­tions démo­cra­tiques impli­quant la dia­spo­ra des réfu­giés pales­ti­niens prin­ci­pa­le­ment pré­sents au Liban, en Syrie (!) et en Jor­da­nie ? Et le Hamas y pren­drait-il part, lui qui ne fait pas par­tie de l’OLP ?

Dans l’hypothèse où toutes les condi­tions seraient néan­moins réunies pour enclen­cher ce cercle « ver­tueux », encore fau­drait-il que les « Consti­tuants » s’entendent sur les garde-fous consti­tu­tion­nels cen­sés pro­té­ger leurs inté­rêts et leurs reven­di­ca­tions natio­nales res­pec­tives, ain­si que sur une défi­ni­tion com­mune de la « bina­tio­na­li­té » et de la citoyen­ne­té. La ques­tion de la liber­té de rési­dence a déjà été évo­quée ci-des­sus. Pour pro­té­ger cha­cune des col­lec­ti­vi­tés natio­nales d’un ren­ver­se­ment démo­gra­phique là où elle est majo­ri­taire, il fau­drait défi­nir des ter­ri­toires, des « can­tons à la suisse », fixes et béné­fi­ciant de la garan­tie de l’intégrité natio­nale ou eth­nique. Autre­ment dit, l’État bina­tio­nal devrait se consti­tuer comme État fédéral.

Car il n’existe nulle part au monde d’État fédé­ral démo­cra­tique mul­ti­na­tio­nal ou plu­rieth­nique qui ne repose sur la garan­tie de l’intégrité ter­ri­to­riale de ses enti­tés fédé­rées et de l’intangibilité de leurs fron­tières admi­nis­tra­tives. Le cas suisse est par­fois évo­qué, mais il repose sur un mal­en­ten­du. La Suisse n’a jamais été tra­vaillée ni struc­tu­rée autour d’un conflit eth­nique ou lin­guis­tique, tan­dis que les mul­tiples can­tons (enti­tés fédé­rées) qui la com­posent sont fon­dés sur une intan­gi­bi­li­té abso­lue des fron­tières lin­guis­tiques entre Suisses alé­ma­nique, romande et ita­lienne. Quant au cas belge, il est n’est pas inutile de rap­pe­ler qu’il s’agit d’un contrexemple, celui d’un fédé­ra­lisme orga­ni­sant, sous la pres­sion de la majo­ri­té cultu­relle de sa popu­la­tion, les Fla­mands, la dés­union paci­fique et négo­ciée d’une ancienne Bel­gique uni­taire jadis domi­née par les élites fran­co­phones de Bruxelles, de Flandre et de Wallonie.

Autre pierre d’achoppement, et non des moindres puisqu’il s’agit du cœur du conflit, l’exercice du droit au retour, qu’il s’agisse du droit au retour des réfu­giés pales­ti­niens des guerres de 1948 et 1967 ou du droit incon­di­tion­nel accor­dé par la loi israé­lienne dite « du Retour » à tout Juif de la dia­spo­ra d’immigrer en Israël et d’en deve­nir immé­dia­te­ment un citoyen. L’État bina­tio­nal rêvé per­met­trait-il à ces deux reven­di­ca­tions de s’exprimer et de se concré­ti­ser sans se neu­tra­li­ser, par le droit ou par la violence ?

Aucune majo­ri­té poli­tique juive israé­lienne n’acceptera ce qui est au cœur de l’éthos natio­nal pales­ti­nien : l’autodétermination et l’exercice du droit au retour par les réfu­giés arabes pales­ti­niens et leur libé­ra­tion par rap­port à l’arbitraire des pays « d’accueil », États arabes et occu­pant israé­lien. De même, aucune majo­ri­té poli­tique arabe pales­ti­nienne n’acceptera d’accéder à la reven­di­ca­tion qui est au cœur de l’éthos israé­lien (ou « sio­niste »): Israël est à la fois un État nation et un État refuge contre l’arbitraire de régimes non juifs, donc un État d’immigration juive.

Dans l’hypothèse où, mal­gré tout, de telles majo­ri­tés se des­si­naient, peut-être serait-ce sur la base de la défi­ni­tion de quo­tas et dans le cadre de can­tons « assi­gnés ». Peut-on rai­son­na­ble­ment ima­gi­ner que prennent forme des doubles majo­ri­tés en faveur de cri­tères qui ne feraient que trans­for­mer l’État israé­lo-pales­ti­nien en puzzle et les pièces dudit puzzle en « ban­tous­tans » juifs contre « ban­tous­tans » arabes ?

Ici, l’on voit bien qu’il ne s’agit pas d’abstraction, mais de concré­ti­sa­tion. Les deux col­lec­ti­vi­tés natio­nales sont le pro­duit et sont tou­jours ani­mées par deux reven­di­ca­tions natio­nales fortes, légi­times et irré­duc­tibles en faveur de leur droit res­pec­tif à l’autodétermination et de la garan­tie de ne pas être gou­ver­né, en tout ou en par­tie, par leur enne­mi irré­duc­tible respectif.

La socio­lo­gie des deux col­lec­ti­vi­tés natio­nales est un autre obs­tacle, et de taille, à la consti­tu­tion d’un État bina­tio­nal. Aucun par­ti poli­tique juif israé­lien ne dis­pose d’un par­te­naire phi­lo­so­phi­que­ment proche au sein de la socié­té arabe pales­ti­nienne, tout comme aucun par­ti poli­tique arabe pales­ti­nien ne dis­pose d’un par­te­naire phi­lo­so­phi­que­ment proche au sein de la socié­té juive israélienne.

Or, cette condi­tion est essen­tielle. Pour reprendre l’exemple du fédé­ra­lisme belge de « dés­in­té­gra­tion paci­fique », il existe certes encore suf­fi­sam­ment de « pas­se­relles » phi­lo­so­phiques entre les par­tis poli­tiques tra­di­tion­nels, même scin­dés lin­guis­ti­que­ment depuis quatre décen­nies. Pour­tant, à l’approche des élec­tions géné­rales du prin­temps 2019, la plu­part des ana­lystes belges s’interrogent déjà sur le risque d’impossibilité de mise sur pied d’un gou­ver­ne­ment fédé­ral, vu l’éloignement crois­sant entre les ten­dances élec­to­rales qui animent les « deux démo­cra­ties » belges… Que dire alors d’un État israélo-palestinien ?

Enfin, un der­nier obs­tacle vient dis­qua­li­fier l’idée de l’État bina­tio­nal : la « mobi­li­té iden­ti­taire » ou, pour le dire autre­ment, le libre choix de la langue et de l’appartenance natio­nale et/ou confes­sion­nelle. Si les élites israé­liennes se plaisent à consi­dé­rer Israël comme une enti­té exté­rieure à la « jungle » moyen-orien­tale (et si nombre d’élites arabes le leur rendent bien), il est un domaine dans lequel l’État d’Israël est comme un pois­son dans l’eau dans l’Orient arabe : l’ethno-confessionnalisme.

Comme dans tous les États arabes voi­sins (et comme dans les ter­ri­toires admi­nis­trés par l’AP en Cis­jor­da­nie), le droit israé­lien ne recon­nait pas le mariage civil, mais le mariage reli­gieux, plus pré­ci­sé­ment, le mariage conclu entre adultes issus de la même confes­sion reli­gieuse. Certes, des deux côtés, il existe des mariages mixtes. Mais, soit ils sont contrac­tés dans un pays étran­ger au Moyen-Orient et, droit inter­na­tio­nal oblige, recon­nus par les auto­ri­tés natio­nales, soit ils reposent sur la conver­sion (réelle ou fac­tice) d’un des deux conjoints à la reli­gion domi­nante : en Israël au judaïsme et dans les États arabes à l’une des branches de l’islam. Pour être de bon compte, en Israël, les rab­bi­nats acceptent moins dif­fi­ci­le­ment les conver­sions de non-Arabes que d’Arabes, par crainte du che­val de Troie. Et, en règle géné­rale, les unions mixtes « passent » dif­fi­ci­le­ment dans toutes les opi­nions publiques. On peut s’en déso­ler, mais c’est une réa­li­té com­mune à l’ensemble du Moyen-Orient, dont Israël fait partie.

Les États mul­ti­na­tio­naux et démo­cra­tiques ne sont pas légion en ce bas monde et il n’existe nulle part d’État bina­tio­nal, pas même en Bel­gique. Com­ment ima­gi­ner qu’un tel « État de rêve » puisse unir deux col­lec­ti­vi­tés mutuel­le­ment struc­tu­rées depuis un siècle par deux reven­di­ca­tions natio­nales abso­lu­ment et mar­tia­le­ment anti­no­miques ? Pour ce qui concerne les États mul­ti­na­tio­naux, pour ne prendre que des exemples euro­péens (et à l’exception de la Suisse, cf. supra), ils ont le plus sou­vent repo­sé sur la domi­na­tion d’une eth­nie ou d’une eth­no­cra­tie sur les autres ou sur un régime mili­taire, donc non démocratique.

Ce fut le cas de la Rus­sie impé­riale et de son suc­ces­seur sovié­tique. Dans le cas de la You­go­sla­vie, elle fut créée après la Pre­mière Guerre mon­diale et vécut deux périodes : après une courte période démo­cra­tique, le bas­cu­le­ment vers un régime auto­ri­taire faus­se­ment décen­tra­li­sé et domi­né par des élites se recru­tant majo­ri­tai­re­ment au sein de la nation serbe ; après la Seconde Guerre mon­diale, un régime fédé­ral orien­té contre tout revan­chisme serbe et diri­gé par une dic­ta­ture com­mu­niste. Enfin, dans l’entre-deux-guerres, la Deuxième Répu­blique de Pologne fut un régime inter­na­tio­na­le­ment contraint de res­pec­ter les droits cultu­rels et natio­naux de mino­ri­tés consti­tu­tives repré­sen­tant le tiers de sa popu­la­tion (Juifs, Béla­russes, Ukrai­niens, etc.), mais elle n’en fit rien et ne fut jamais sanc­tion­née par les « par­rains » inter­na­tio­naux de sa Constitution.

En Israël-Pales­tine, un État bina­tio­nal ne pour­rait être créé que contre le consen­te­ment d’un ou des deux peuples consti­tu­tifs de l’espace israé­lo-pales­ti­nien. Dans un scé­na­rio cynique, cet État pour­rait repo­ser sur une junte fon­dée par des appa­reils mili­taires israé­liens et pales­ti­niens, ces der­niers étant en quelque sorte coop­tés par les pre­miers, comme ce fut le cas durant la période des accords d’Oslo (1993 – 2001) dans les ter­ri­toires occu­pés. Mais ce régime mili­taire, comme sa ver­sion « démo­cra­tique », devrait cepen­dant s’entendre sur une défi­ni­tion com­mune des menaces exté­rieures, les­quelles sont, c’est le moins que l’on puisse dire, diver­se­ment appré­ciées. En outre, un tel État ne par­vien­drait pas long­temps à répondre sans vio­lence ou sans implo­sion aux doubles reven­di­ca­tions énu­mé­rées dans les para­graphes pré­cé­dents. Dans un scé­na­rio iré­nique, l’État bina­tio­nal pour­rait être impo­sé par la « com­mu­nau­té inter­na­tio­nale ». Mais le pré­cé­dent you­go­slave (et sur­tout bos­nien) a de quoi refroidir.

En dépit de l’impasse actuelle, la base la plus réa­liste, pra­tique et équi­table de réso­lu­tion du conflit israé­lo-pales­ti­nien se fonde tou­jours sur les prin­cipes de la réso­lu­tion 181 de l’ONU de novembre 1947 : deux États nations plei­ne­ment indé­pen­dants, démo­cra­tiques et recon­nais­sant mutuel­le­ment la plé­ni­tude de leurs droits natio­naux res­pec­tifs. Pour n’insulter ni la mémoire, ni l’avenir, ni les droits des deux col­lec­ti­vi­tés natio­nales, cha­cun de ces États devrait en outre ins­crire dans sa Consti­tu­tion la recon­nais­sance de ses mino­ri­tés natio­nales res­pec­tives comme consti­tu­tives, fon­der leurs rela­tions inter­éta­tiques sur ces bases éga­li­taires et, on peut rêver, auto­ri­ser la mise sur pied d’un ins­tru­ment juri­dique inter­na­tio­nal contraignant.

Dans la confi­gu­ra­tion israé­lo-pales­ti­nienne et inter­na­tio­nale actuelle (les erre­ments amé­ri­cains et euro­péens, un gou­ver­ne­ment israé­lien de droite et d’extrême droite, une Pales­tine vir­tuelle scin­dée en deux camps irré­con­ci­liables, la guerre civile intra-arabe, etc.), il est vrai que l’option bi-éta­tique5 (non vidée de son essence, la libre auto­dé­ter­mi­na­tion) semble hors de por­tée. Il n’en reste pas moins qu’elle reste la moins mau­vaise des solu­tions6, face aux hypo­thèques que ferait poser sur chaque per­sonne phy­sique juive et arabe un État bina­tio­nal dont la vie ne pour­rait être que brève et sa mort plus san­glante et défi­ni­tive que la situa­tion actuelle.

  1. En hébreu, l’Enveloppe de Gaza (Ma‘atefet ‘Azza) désigne le ter­ri­toire israé­lien fron­ta­lier de la bande de Gaza et qui englobe les villes juives d’Ashkelon, Neti­vot et Sde­rot et une ving­taine de vil­lages juifs.
  2. Le 24 avril 1950, un après que le roi Abdal­lah I ait été pro­cla­mé « roi de Pales­tine » (le 24 jan­vier 1949) par une assem­blée de notables pales­ti­niens, le Royaume haché­mite de Trans­jor­da­nie avait annexé la Cis­jor­da­nie et Jéru­sa­lem-Est, don­nant nais­sance à la Jor­da­nie et accor­dant la citoyen­ne­té jor­da­nienne aux Pales­ti­niens de la « Rive Ouest ». En 1970, mal­gré la conquête de cette « Rive Ouest » et l’annexion de Jéru­sa­lem-Est par Israël, la Jor­da­nie avait non seule­ment main­te­nu cette citoyen­ne­té pour les Pales­ti­niens de Cis­jor­da­nie et de Jéru­sa­lem-Est, mais elle l’avait éga­le­ment élar­gie aux Pales­ti­niens de la bande de Gaza, ter­ri­toire admi­nis­tré par l’Égypte de 1949 à 1967. En 1988, au plus fort du pre­mier sou­lè­ve­ment pales­ti­nien (Inti­fa­da, 1987 – 1991) et en confor­mi­té avec les réso­lu­tions du Par­le­ment pales­ti­nien en exil et de la Ligue arabe, le régime haché­mite avait recon­nu la pro­cla­ma­tion par l’OLP d’un État pales­ti­nien sur l’ensemble des ter­ri­toires occu­pés depuis 1967 et, par voie de consé­quence, avait rom­pu ses liens admi­nis­tra­tifs avec les­dits ter­ri­toires (sauf Jéru­sa­lem-Est). Concrè­te­ment, les Pales­ti­niens des ter­ri­toires occu­pés per­daient leur citoyen­ne­té jor­da­nienne, sans pour autant deve­nir les citoyens d’un État de Pales­tine non recon­nu par Israël et n’exerçant aucune sou­ve­rai­ne­té, ni deve­nir des citoyens de l’État d’Israël, ce der­nier ayant tou­jours répu­gné à annexer de jure les ter­ri­toires occu­pés, pour des rai­sons démo­gra­phiques et dans la crainte d’une réac­tion forte et concer­tée des États-Unis et de l’URSS.
  3. Outre Moshe Arens (92 ans), ancien diplo­mate israé­lien reti­ré de la vie poli­tique depuis 2003, l’actuel pré­sident de l’État d’Israël, Reu­ven Riv­lin (79 ans), est un par­ti­san de cette annexion « démocratique ».
  4. Qu’est-ce qui empê­che­ra un Arabe pales­ti­nien dont les ancêtres ont fui ou ont été chas­sés de Lûbiâ (Gali­lée) de reven­di­quer ses droits sur le vil­lage juif de Lavi, un Pales­ti­nien dont les ancêtres sont ori­gi­naires de Dâr al-Beiḍâ de reven­di­quer ses droits sur la ville juive de Kiryat Ḥayim (Ḥai­fa), un Pales­ti­nien dont les ancêtres sont ori­gi­naires de Jam­mâ­sîn ou de Sala­meh de reven­di­quer ses droits sur Tel-Aviv ? Ces droits sont impos­sibles à reven­di­quer pour les Juifs israé­liens dont les ancêtres sont ori­gi­naires de villes juives exter­mi­nées ou vidées de leurs popu­la­tions juives comme Brześć (Brest, Béla­rus actuel), Czar­no­byl (Čor­no­byĺ, c’est-à-dire Tcher­no­byl, Ukraine actuelle), Czer­now­cie (Čer­nivt­si, Buko­vine ukrai­nienne actuelle), Częs­to­cho­wa (Pologne actuelle), Kis­zy­niów (Chișinău, Mol­da­vie actuelle), Lwów (Ĺviv, Ukraine actuelle), Mek­nès (Maroc actuel), Mińsk (Minsk, Béla­rus actuel), Moga­dor (Essaoui­ra, Maroc actuel), Oświę­cim (Pologne actuelle), etc. Et que dire des mil­lions de Polo­nais et d’Allemands, expul­sés res­pec­ti­ve­ment d’Ukraine et du Béla­ruś, et de Pologne, de Rou­ma­nie et de Tché­co­slo­va­quie, à la fin de la Seconde Guerre mondiale ?
  5. Dans un scé­na­rio encore plus « idéal », une Jor­da­nie « jor­das­ti­nienne » démo­cra­ti­sée devrait pou­voir faire par­tie d’une solu­tion « tri-éta­tique », à condi­tion que cette solu­tion n’ait pas pour objec­tif le seul contrôle sécu­ri­taire du peuple pales­ti­nien. Mais c’est déjà une autre histoire…
  6. Raz-Kra­kotz­kin A., « Les condi­tions de toute solu­tion », La Revue nou­velle, mai 1998 (tra­duit de l’hébreu par P. Fenaux).

Pascal Fenaux


Auteur

Pascal Fenaux est membre du comité de rédaction de La Revue nouvelle depuis 1992. Sociologue, il a poursuivi des études en langues orientales (arabe et hébreu). Il est spécialiste de la question israélo-palestinienne, ainsi que de la question linguistique et communautaire en Belgique. Journaliste indépendant, il est également «vigie» (veille presse, sélection et traduction) à l’hebdomadaire Courrier international (Paris) depuis 2000. Il y traite et y traduit la presse «régionale» juive (hébréophone et anglophone) et arabe (anglophone), ainsi que la presse «hors-zone» (anglophone, yiddishophone, néerlandophone et afrikaansophone).