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L’État aujourd’hui en Amérique latine : ¿Más o mejor ?
Depuis le début du XIXe siècle, le continent latino-américain a connu plusieurs formes d’État, allant du caciquisme à un État minimaliste durant la période néolibérale. Aujourd’hui, l’État démocratique est de retour un peu partout dans la région, et plusieurs défis se posent à lui pour assurer son renforcement et sa légitimation aux yeux des citoyens.
S’il y a une controverse prolifique en science politique, il s’agit bien de celle qui oppose les tenants d’un État fort aux défenseurs d’un État à la voilure réduite. Depuis plus de deux siècles, en Occident, le pendule a oscillé entre ces deux positions antagonistes. Ainsi, voit-on apparaitre à la fin du XVIIIe siècle ce que les Anglo-Saxons nomment la « société du laisser-faire » en forte réaction à l’engagement des gouvernements dans les « plus petits détails de l’économie », s’appuyant sur l’argument que le marché est le meilleur instrument pour assurer tant la croissance que le bien-être des citoyens. Ce débat gagnera en intensité et au XXe siècle, la révolution russe de 1917 et la crise des années 1930 justifieront une expansion inédite de l’État, de sa taille, de ses fonctions. Cette position se trouvera confirmée par le consensus issu de la Seconde Guerre mondiale, fondé sur trois piliers : l’État a pour rôle d’apporter le bien-être aux plus vulnérables, d’intervenir dans le domaine économique et d’assurer la stabilité macroéconomique, un consensus qui ne sera contesté qu’au moment du premier choc pétrolier au début des années 1970 (World Bank, 1997). Le discours sur le rôle de l’État et les politiques qui en découlent se trouve encadré entre ces deux extrêmes, entre New Deal et Rolling Back the State, entre Keynes et Hayek.
Qu’en est-il de ce débat en Extrême-Occident, pour reprendre l’expression d’Alain Rouquié (1998) ? L’État, concept importé (Bertrand Badie), y a connu une évolution lente depuis les indépendances, s’exprimant sous des formes spécifiques.
Brève histoire de l’État en Amérique latine
Le monde a vu, depuis la Seconde Guerre mondiale, une explosion du nombre d’États indépendants (voir graphique n°1). Cependant, l’Amérique latine et les Caraïbes n’ont participé qu’à la marge à ce phénomène, la région ayant connu sa principale vague d’indépendances dès la première moitié du XIXe. Les guerres civiles, qui secouent alors le continent, entrainent une désorganisation politique, économique et sociale de ces sociétés. À l’exception du Mexique et du Brésil, la consolidation des nations latino-américaines durera tout au long du XIXesiècle, période d’instabilité politique marquée notamment par des conflits territoriaux dont les répercussions se font encore ressentir aujourd’hui (Dabène, 2012).
Graphique n° 1 : Évolution du nombre d’États indépendants en Amérique latine et dans les Caraïbes (ALC) reconnus par les Nations unies depuis la Seconde Guerre mondiale
Depuis le début du XIXe siècle, l’État a connu plusieurs avatars : État militaire, État minimaliste, État autoritaire, clientéliste, cépaliste ou interventionniste, État fort, répressif… État de droit, les qualificatifs ne manquent pas et il convient de distinguer plusieurs temps forts dans le cheminement historique de l’État en Amérique latine. Nous en tentons ici une description succincte. Si l’on se fonde sur les analyses qui ont pu être menées sur ce thème (Bon, 2001 ; Iglesias, 2010 ; Couffignal, 2012), trois formes essentielles d’État s’imposent, depuis un État captateur des ressources nationales à l’État néolibéral apparu dans les années 1980, en passant par des formes d’État plus protectrices, à portée sociale. Chacune d’entre elles intègre cependant des formes de violence, de populisme et de charisme qui font la marque du pouvoir en Amérique latine.
Le caciquisme et l’État oligarchique clientéliste
Comme le fait remarquer Georges Couffignal (2012), lorsqu’elle se retire de ses colonies, l’Espagne ne laisse derrière elle qu’un embryon de structure administrative. Profitant de ce vide, des caudillos s’imposent par la force et s’emparent de l’ensemble du territoire national, mettant en place un État qualifié d’oligarchique clientéliste, à la tête duquel s’installe le cacique, ou une petite classe dominante, captant les richesses et se maintenant au pouvoir par le biais d’une clientèle, dont le cacique achète les suffrages. Se créent ainsi des régimes dictatoriaux parfois très violents. À l’exception du Brésil, où le processus d’indépendance s’est déroulé sans violence et sans décomposition de l’autorité coloniale, l’ensemble du continent est marqué par cette forme traditionnelle de domination. C’est donc à travers le caudillisme ou caciquisme que se met en place une première forme de pouvoir politique en Amérique latine, forme primitive de démocratie. Cette forme d’action politique et d’État oligarchique a prospéré jusqu’aux années 1930 – 1940, disparaissant tout d’abord là où se développent des sociétés urbaines, comme en Argentine, en Uruguay ou encore au Chili.
Au tournant du siècle apparait dans différents pays latino-américains une vague de réformes libérales, orientées vers la reconnaissance des droits civils et politiques des citoyens, en matière notamment de droit de vote, pour les femmes en particulier. Par ce biais, l’État se met à assumer un rôle plus important que précédemment dans la plupart des pays latino-américains en garantissant des droits de la première et de la deuxième générations. Néanmoins, si certains pays reconnaissent par exemple le suffrage universel masculin (comme le Guatemala, où ce droit est reconnu dès 1865), ce droit ne s’enracinera que bien plus tard, à partir des années 1980, après avoir été subverti à la suite de régressions autoritaires (Sonnleiter et Hvostoff, 2012).
L’État corporatiste, populiste et développementaliste
La Révolution mexicaine de 1917 correspond à un nouvel avatar de l’État en Amérique latine, la Constitution écrite par les successeurs de Lázaro Cárdenas reconnaissant des droits de la troisième génération et le rôle de l’État dans l’économie ainsi que dans divers aspects de la vie du citoyen. Divers mouvements similaires se produisent dans d’autres pays générant des réformes constitutionnelles et permettant l’émergence d’institutions publiques ayant pour objectif de réguler l’économie, à travers par exemple la gestion du système monétaire. Appuyés par la mission Kemmerer, plusieurs États latino-américains mettent en place des banques centrales dans les années 1920 et 1930. C’est le cas au Mexique, au Guatemala, en Colombie, au Chili ou encore au Pérou. D’autres pays approuveront des codes protégeant les droits des travailleurs. Pour financer ces nouvelles fonctions, certains pays vont nationaliser des entreprises pétrolières ou vont entamer des processus de réforme agraire qui produiront des revenus de nature à permettre le financement de ces nouvelles institutions publiques confrontées à des défis de taille en matière d’éducation, de travail, d’agriculture et d’économie. Se met ainsi en place un modèle d’État corporatiste ou protecteur dont la logique tire son origine des rapports de patronage de l’époque antérieure.
L’État corporatiste prospèrera une bonne partie du XXe siècle. L’une des expressions de cette forme d’État est de nature social-bureaucratique. À l’exemple du péronisme, l’appareil bureaucratique est tout entier au service du gouvernant et de la réalisation de ses objectifs. Un syndicaliste, cité par Rouquié (1998), résume bien la situation : « Perón est mon père et l’État est ma mère. » Cependant, à l’exception du Brésil peut-être, la majorité des pays de la région ne dispose à cette époque-là ni des capacités humaines ni des moyens financiers pour assumer ces fonctions. Durant cette période, une autre expression est bureaucratique-militaire, et cela dans les États militaires qui fleurissent dans les années 1960, répercussion de la révolution cubaine, avant de laisser place à des coups d’État dits réformistes (Bon, 2001).
C’est par l’interventionnisme de l’État que doit surgir le développement. La Cepal (Comisión Económica para América Latina y el Caribe) joue un rôle central dans ce modèle, ce qui fera naitre d’ailleurs l’expression d’« État cépaliste ». Celui-ci amplifie la fonction protectrice de l’État par la généralisation du modèle de développement économique autocentré, consistant en une industrialisation par substitution aux importations. Apparaissent alors de nouvelles fonctions, assumées par l’État au travers d’institutions comme les bureaux de planification ou les banques de développement dont le rôle est de concevoir et financer des programmes de développement. Le renforcement de l’appareil étatique constitue le fondement de la politique économique. Comme le note Enrique V. Iglesias (2010), l’État est, durant cette période, omniprésent, centralisateur et capte la plupart des intérêts économiques nationaux. Mais par contre, dans peu de pays se développe un État démocratique solide, condition indispensable pour en assurer l’autonomie face aux intérêts privés et pour instaurer la confiance dans la primauté du droit.
Le retrait brutal de l’État : la période néolibérale
La crise économique qui surgit en Amérique latine à la fin des années 1970 révèle les niveaux élevés de corruption de l’État développementaliste ou cépaliste. S’ensuit un nouveau mouvement de balancier, et c’est dès les années 1970 qu’apparaissent les premiers signes d’une remise en cause de ce modèle d’État. Le Chili de Pinochet, aidé en cela par les Chicago Boys de Milton Friedman, libère les prix, ouvre les frontières, réduit la taille du secteur public, supprime les subventions. Émerge alors au début des années 1980 l’État néolibéral, qui installe son discours et ses mesures à la faveur de l’échec économique des dictatures militaires et les contraintes externes très lourdes du fait de la crise de la dette. L’Amérique latine devient le laboratoire du Consensus de Washington, qui incite les États à ramener leurs comptes à l’équilibre, à dompter l’inflation et leurs déficits. En Occident, Ronald Reagan arrive à la présidence des États-Unis. De son côté, Margaret Thatcher envoie dès son entrée à Downing Street une lettre révérencieuse à son maitre à penser en matière économique, Friedrich Hayek, à l’occasion du quatre-vingtième anniversaire de l’économiste autrichien, l’assurant qu’elle appliquerait à la lettre les préceptes de la Route de la servitude. Elle ne devait pas mentir.
C’est ainsi que cette période a entrainé une série de réformes structurelles orientées vers la réduction de l’intervention de l’État dans la société. Même si certains pays ont réussi à maitriser une inflation galopante générée par des dépenses publiques élevées ainsi qu’à réduire leur taux de pauvreté, l’inégalité a augmenté dans la plupart d’entre eux. Durant cette période, le désengagement de l’État s’est fait particulièrement sentir dans certains secteurs comme la protection sociale ou le système des retraites (Compagnon, 2010). De plus, la privatisation de services publics dans les secteurs de l’eau ou de la sécurité a nourri un fort mécontentement social.
Ce retrait soudain et brutal de l’État devait laisser des traces profondes sur le continent, et encore aujourd’hui, bon nombre de discours sont marqués par la nécessité d’une récupération par rapport à cette cure néolibérale. Au Pérou, par exemple, Ollanta Humala se fera élire en 2011 sur la base d’un programme de gouvernement proposant un « grand mouvement de changement contre le néolibéralisme excluant qui domine aujourd’hui l’Amérique latine » (Lavrard-Meyer, 2012).
Ces différentes formes de pouvoir que nous venons de parcourir trouvent aujourd’hui encore un écho dans la manière de gouverner de certains États latino-américains, et ce serait une erreur que de les mettre au placard comme autant de figures du passé.
Le retour de l’État aux commandes
Après la période néolibérale, le continent connait une phase dite de « récupération », à savoir un rôle prépondérant de l’État dans le champ social, mais aussi économique, notamment pour réguler les défaillances du marché. Le continent a donc vécu à partir de 1998 — année de l’arrivée de Hugo Chávez à la présidence du Venezuela — un nouveau mouvement de pendule, avec l’accession de gouvernements progressistes à la tête de nombreux États. Entre 1998 et aujourd’hui, la gauche a remporté vingt-cinq élections présidentielles dans treize pays différents1.
Plusieurs explications peuvent être avancées pour expliquer ce phénomène : l’accroissement des inégalités sociales et de la pauvreté, produit des politiques néolibérales appliquées dans la région dans les années 1980 et 1990, génère un mécontentement dans la population et provoque une crise au sein des partis traditionnels. Des figures charismatiques émergent, faisant apparaitre une nouvelle élite à la tête des États. Il faut aussi relever l’apprentissage de la démocratie, avec la fin des dictatures et des régimes autoritaires.
La récupération de l’État évoquée plus haut s’accompagne d’un indéniable accroissement de sa taille, même si à comparer avec les États européens, les États en Amérique latine demeurent d’une taille assez modeste. Dans les pays de l’OCDE, les dépenses publiques (en % du PIB) ont quadruplé entre la fin du XIXe et le début du XXIe siècle, passant de 10,5 % en 1870 à plus de 45 % en 2009. Si la dimension de l’État, en Amérique latine, a évolué rapidement, triplant ses volumes de dépenses publiques entre 1950 (12 %) et aujourd’hui (30 % environ en 2009), cela demeure en deçà de la moyenne observée dans les pays industriels. Il faut noter néanmoins les écarts qui existent entre les États de la région. Si les dépenses publiques représentent 40 % du PIB au Brésil, elles n’atteignent que 15 à 20 % au Guatemala et au Pérou.
Graphique n° 2 : Les dépenses publiques en Amérique latine (2009)
[/Source : OCDE, Latin America Economic Outlook 2 012/]
Schématiquement, cet État se caractérise par une culture démocratique de plus en plus mature (qui s’exprime par des alternances démocratiques, la mise en place de systèmes de contrôle citoyens ou le rôle d’instances supranationales — Organisation des États américains ou l’Unasur, par exemple — dans la condamnation de coups d’État, comme dans le cas du Honduras ou du Paraguay ou dans la recherche de solution aux conflits territoriaux entre États de la région), par une vision plus sociale du développement, par l’émergence d’une classe moyenne, même si celle-ci reste fragile, par une définition du pouvoir encadrée par de nouvelles Constitutions et par un rôle régulateur plus qu’interventionniste en matière économique.
Le nouveau constitutionnalisme
Depuis les années 1990, la région a connu d’importantes transformations constitutionnelles qui se sont accélérées ces dernières années, redéfinissant en profondeur le fonctionnement de l’État et sa relation avec la société. Comme le signale Rodrigo Uprimny (2011), les nouvelles Constitutions dans les différents pays de la région (voir tableau n° 1) ont produit des changements normatifs importants, avec l’introduction de droits et de garanties plus amples, le développement d’institutions nouvelles, l’incorporation d’acteurs sociaux ou ethniques marginalisés, l’établissement de règles économiques particulières. Au point que l’on parle de plus en plus d’un nouveau constitutionnalisme latino-américain pour rendre compte de ce phénomène forcément complexe.
Pays | Changements constitutionnels |
Réformes constitutionnelles |
Argentine | 1994 | |
Bolivie | 2009 | |
Brésil | 1988 | |
Colombie | 1991 | |
Costa Rica | 1989 | |
Équateur | 1998 et 2008 | |
Mexique | 1992 | |
Paraguay | 1992 | |
Pérou | 1993 | |
Venezuela | 1999 |
[/Source : élaboré par les auteurs sur la base de R. Uprimny (2011)/]
Si ces changements constitutionnels, parfois annoncés dans les programmes de gouvernement des candidats à la présidence (Venezuela, Équateur) présentent des différences importantes, des points communs peuvent être relevés : tout d’abord, ces Constitutions visent à réaliser l’unité nationale à travers une reconnaissance accrue du pluralisme sous toutes ses formes (ethnique, culturelle, etc.) ; la Bolivie allant jusqu’à établir l’existence d’un État plurinational et à intégrer des concepts provenant de la tradition indigène, dépassant ainsi le simple cadre du constitutionnalisme libéral pour avancer, comme l’écrit Uprimny, vers des « formes constitutionnelles plurinationales, interculturelles et expérimentales. » Il y a également dans ces nouvelles Constitutions une recherche de protection des droits individuels et collectifs pour les catégories de la population qui jusque-là en étaient exclues ; intégrant parfois des innovations (comme les droits de la nature). Il existe également une volonté de renforcer la démocratie par la création notamment d’instances citoyennes de contrôle de la gestion publique. Si la plupart de ces Constitutions tentent aussi de réduire les attributions présidentielles, dans les faits, le pouvoir présidentiel reste prépondérant, bien au-delà du modèle nord-américain (la seule tentative d’opter pour une formule parlementaire s’est produite au Brésil, mais cette proposition fut rejetée par référendum) (Moderne, 2001).
Cependant, pour reprendre les termes de Rodrigo Uprimny, si ces Constitutions ont une vocation normative et sont remplies d’aspirations à une société plus juste, la distance entre ce qui est proclamé par les textes constitutionnels et la réalité sociale et politique des pays de la région est grande. L’Amérique latine conserve cette tradition d’adhérer théoriquement aux formes constitutionnelles (el dicho), mais d’avoir les plus grandes difficultés à les mettre en pratique (el hecho). Néanmoins, elles expriment un « effort non négligeable de créativité démocratique ».
Répondre aux aspirations d’une société en mouvement
Plusieurs phénomènes se sont produits au cours des dernières décennies qui tendent à démontrer le caractère émergent des sociétés latino-américaines : la transition démographique, la réduction profonde de la pauvreté (mais pas pour autant des inégalités), l’émergence (voire dans certains cas la réémergence) d’une classe moyenne, une santé économique que traduit le taux moyen de croissance pour la région au cours de la décennie écoulée (5 %). Ces phénomènes présentent autant d’opportunités que de défis pour le continent.
Au-delà du poids de l’État, évoqué ci-dessus, l’analyse de l’évolution des dépenses sociales permet de mesurer le volontarisme de l’État dans la région la plus inégalitaire au monde.
Selon la Cepal (2012), les États latino-américains consacrent en moyenne près de 15 % de leurs ressources aux dépenses sociales (elles sont aujourd’hui d’environ 22 % dans les pays de l’OCDE), en constante augmentation depuis la fin des années 1990. Les pays latino-américains connaissent de grandes disparités en la matière, entre Cuba, qui consacre environ 40 % de son PIB aux dépenses sociales, l’Argentine et le Brésil (plus de 25 %), et le Pérou, le Paraguay et le Guatemala qui n’y consacrent que 8 %. Mesurées par tête d’habitant, les dépenses sociales sont ainsi de 201 dollars au Pérou alors qu’elles sont, avec 2 387 dollars, dix fois supérieures en Argentine (Lavrard-Meyer, 2012).
On peut se demander quel a été l’impact de cette augmentation des dépenses sociales sur la pauvreté, la mobilité sociale et les inégalités dans la région.
Il est indéniable que le taux de pauvreté a baissé dans la région, où aujourd’hui 28,8 % (2012) de la population vivent sous le seuil de pauvreté (et 11,4 % sous le seuil d’extrême pauvreté), ce qui représente une baisse de 15 points par rapport à 2002, la croissance ayant bénéficié en partie aux couches les plus modestes de la population. Cependant, derrière ce taux moyen se cachent d’autres réalités, les populations rurales et indigènes demeurant les plus touchées par ce phénomène. Bien évidemment, en matière de pauvreté aussi, les disparités sont importantes, entre le Chili (11 % en 2011) et le Paraguay (49,6 %).
En matière de mobilité sociale, les politiques menées ont eu des résultats contrastés, alors qu’elles sont de nature à préserver une certaine cohésion sociale dans un contexte inégalitaire. La mobilité sociale est un facteur clé de légitimation de la croissance, dans la mesure où chacun peut croire en sa capacité de profiter de celle-ci. Dans la région, si plusieurs pays (Argentine, Brésil, Chili, Équateur) ont vu leur mobilité sociale progresser de manière sensible au cours de la décennie écoulée, d’autres pays, comme le Pérou ou la Bolivie, ont vu leur mobilité sociale stagner voire régresser entre 2000 et 2010 (Lavrard-Meyer, 2012).
Concernant les inégalités, une étude menée par Nora Lustig tend à montrer qu’en Amérique latine, elles ont diminué de près de 10 % au cours de la dernière décennie (Lustig et al, 2011). Selon cette même étude, la réduction des inégalités et de la pauvreté est due à deux facteurs : la croissance économique de la région et son impact sur le marché du travail, à savoir la création d’emplois, et l’augmentation des investissements sociaux. Cela semble être particulièrement vrai dans les pays qui ont réussi à augmenter non seulement la présence de l’État, mais où cette présence a mis l’accent sur la création d’opportunités grâce à des dépenses sociales (programmes de transferts d’argent conditionnés). La région demeure l’une des plus inégalitaires au monde (sur les quinze pays les plus inégalitaires au monde, dix sont latino-américains), avec un coefficient moyen de 0,50 contre 0,30 en Europe.
Selon la Banque mondiale, la classe moyenne a connu une augmentation de 50 % en moins d’une décennie, représentant une population de 152 millions de personnes (2009) à comparer avec les 103 millions de 2003 (Ferreira et alii, 2013), un indicateur clair de l’émergence du continent. Mais comme l’écrit Sébastien Velut, cette émergence ne procède pas seulement d’une élévation des revenus moyens, mais aussi de l’intégration d’une frange croissante de la population dans des dispositifs formels d’accès au logement, à la santé, au crédit, à l’éducation et à la consommation. Il demeure néanmoins chez elles une crainte du déclassement, comme ce fut le cas en Argentine au début des années 2000 du fait de la crise financière et par la faiblesse actuelle des systèmes de protection sociale. Des aspirations qui se sont exprimées récemment dans la rue au Brésil, au Mexique et au Chili.
Renforcer la durabilité des moyens de l’État
La moyenne des prélèvements obligatoires en Amérique latine est faible à comparer avec les pays de l’OCDE, qui sont d’environ 16 à 17 % pour les pays latino-américains et d’environ 36 % pour les pays de l’OCDE. Si plusieurs pays du continent atteignent des niveaux similaires aux pays industriels (Brésil, Argentine, Uruguay), d’autres pays ont des taux de prélèvement très faibles, aux alentours de 10 % (Paraguay, Colombie, Mexique, Guatemala, etc.). Ces taux expriment la faiblesse structurelle de certains États. De plus, les ressources dégagées par certains États ont pour origine les royalties qu’octroient l’exploitation de matières premières et les revenus de la fiscalité indirecte (la TVA, notamment), l’impôt sur le revenu restant assez marginal dans la région, et impliquant un emploi dans l’économie formelle (alors que l’économie informelle représente 40 % des richesses produites dans la région). Georges Couffignal (2012) dégage trois conséquences de cette faiblesse des politiques fiscales : tout d’abord, les États continuent à manquer de moyens humains, formés et stables, pour constituer un appareil d’État solide et assurer la continuité dans l’exécution des politiques publiques ; ensuite, l’impôt sur le revenu étant peu perçu, la fiscalité ne peut avoir une fonction redistributive ; enfin, le taux d’évasion fiscale dans la région est très élevé. G. Couffignal de conclure : « Pour construire des États forts et efficients en termes de développement, de justice et de cohésion sociale, [les pays d’Amérique latine] devront s’engager dans une “longue pédagogie de l’impôt”. »
Graphiques n° 4 : Moyenne des prélèvements obligatoires en Amérique latine (en % du PIB)
[/Source : Cepal (2008 – 2009). Évolution des prélèvements obligatoires (1990, 2000, 2010) (en % du PIB)
/]
Évolution des prélèvements obligatoires en Amérique latine (1990, 2000, 2010) (en % du PIB)
[/Source : OCDE/CEPAL/CIAT (2 012), Estadísticas tributarias en América Latina/]
Les défis de l’État en Amérique latine aujourd’hui
Nous l’avons vu : malgré le retour remarqué de l’État au cours des quinze dernières années, de nombreux défis restent à relever. L’Amérique latine voit ainsi sa population vieillir, alors que seuls 40 % des personnes de plus de soixante ans touchent une pension de retraite. Les jeunes aussi (20 % de la population a entre quinze et vingt-quatre ans) demandent que l’État réponde à leurs aspirations. Sans compter l’apparition d’une classe moyenne importante, en demande de services de qualité et d’un État démocratique et efficient.
Si l’on se penche sur l’évolution de la confiance dans les institutions de l’État entre 1996 et 2004 (voir graphique ci-dessous), il apparait clairement qu’après avoir connu un creux à la fin des années 1990, cette confiance se remet à croitre (Calderon, 2010). (GRAPH 3)
Cependant, seuls 39 % des citoyens latino-américains se montrent satisfaits de leur démocratie. À comparer avec l’Europe, l’écart se ressert, mais le pessimisme reste de mise, malgré les avancées démocratiques qu’a connues le continent depuis une quinzaine d’années.
En matière de corruption, notons que, selon le Global Corruption Barometer 2013, si ce sont les partis politiques qui, dans les pays latino-américains, sont perçus comme les plus corrompus, ils sont suivis de près par les parlementaires et les fonctionnaires de l’administration, ces derniers obtenant un score moyen de 3,9 (sur une échelle de 1 à 5, 5 signifiant une institution perçue comme hautement corrompue). C’est au Mexique (4,5), au Venezuela et au Salvador (avec un score de 4,3 tous les deux) que les fonctionnaires sont perçus comme étant les plus corrompus.
Au vu de la situation analysée ci-dessus, nous considérons, qu’en résumé, l’État en Amérique latine devra faire face à quatre défis principaux.
L’État inclusif
Nous l’avons vu : si l’État a été un moteur de la réduction de la pauvreté en Amérique latine au cours de la dernière décennie, les inégalités demeurent un défi majeur de la région.
Une enquête sur les perceptions de la justice sociale a été menée en 2010 dans dix pays, dont le Brésil. Il ressort ainsi des résultats que les citoyens brésiliens considèrent majoritairement que les inégalités ont augmenté au cours des dix dernières années, surtout en matière d’accès aux soins, d’éducation et de salaires (Brookings Institution, 2010).
Ainsi, la vulnérabilité persistante de la classe moyenne (Banque mondiale, 2013) nécessite de la part de l’État des politiques adéquates orientées vers cette frange de la population. Les attentes de cette partie de la société à l’égard de services de meilleure qualité se sont d’ailleurs affirmées avec vigueur ces derniers mois au Chili, au Mexique et au Brésil. Ainsi, un million de Brésiliens se sont mobilisés pour demander de meilleurs services publics dans les secteurs de l’éducation, de la santé et du transport et protester contre la corruption. D’ailleurs, 75 % de la population au Brésil dit appuyer ces protestations.
Il s’avère dès lors indispensable pour l’État de créer, en étroite coordination avec les organisations sociales, les entreprises et le secteur académique, des institutions et de mettre en place des politiques publiques qui, sans oublier les plus pauvres, génèreront des services publics universels et de qualité dirigés vers ce segment de la population.
Cette inclusion devra aussi concerner les groupes ethniques marginalisés (indigènes, afrodescendants, etc.), souffrant d’un manque d’accès aux services de l’État, dans le domaine de l’éducation par exemple, et cela dans l’objectif de mettre en place des sociétés plus équitables et inclusives.
L’État innovateur
Plusieurs articles de ce dossier mettent l’accent sur cet aspect (voir l’article d’André Devaux et celui d’Arnaud Zacharie) : il est essentiel pour l’Amérique latine d’investir dans l’innovation pour sortir du modèle exportateur de biens primaires (50 % des biens exportés à ce jour), dépendant de marchés oligopolistiques, et ainsi offrir des produits à plus forte valeur ajoutée. Cependant, les investissements en R&D dans la région demeurent terriblement faibles, à une exception près (le Brésil), à comparer avec les pays de l’OCDE. Ainsi, la plupart des pays latino-américains consacrent moins de 0,5 % de leur PIB à l’innovation, alors que les pays de l’OCDE atteignent des niveaux cinq fois supérieurs. Si des institutions ont été créées pour soutenir l’innovation dans de nombreux pays (Argentine, Chili, Brésil), ces efforts restent insuffisants au regard des retards de compétitivité et de productivité de la région.
Le financement durable des États
Comme le note G. Couffignal, un État fort doit pouvoir s’appuyer non seulement sur des institutions fortes, mais aussi se doter de moyens suffisants pour mettre en œuvre ses politiques publiques. Les politiques sociales mises en œuvre ces dernières années ont principalement été financées par les ressources que l’État tire de certaines activités extractives (pétrole, minerais), non durables par nature. Il faut donc aux États latino-américains des réformes fiscales qui leur permettent de générer les ressources nécessaires à leurs politiques. Cela passera par un pacte fiscal et une éducation du citoyen à l’impôt, en lui démontrant les impacts des politiques menées grâce à ses contributions. Ces systèmes fiscaux nécessitent également des structures administratives solides, constituées d’agents bien formés et non corrompus, ce qui nous amène à notre dernier défi.
¿ MÁs o mejor estado ?
Comme nous l’avons vu plus haut, si la taille de l’État a augmenté ces dernières années en Amérique latine, elle reste bien inférieure aux États des pays industriels. Pour être efficace, il est nécessaire que les États se dotent d’outils adéquats en matière de planification, de coordination des politiques et renforcent leurs ressources humaines (OCDE/Cepal, 2011). Ainsi, l’État en Amérique latine demeure en matière d’e‑government, selon le Global Information Technology Report (2013), à la traine dans l’utilisation des nouvelles technologies pour faciliter ses relations avec le citoyen, et cela même si certains pays font figure de pionniers dans la région (Colombie, Uruguay ou Panama).
La fonction publique, qui subit encore les répercussions de la nouvelle gestion publique mise en place durant la période néolibérale, demeure « sous-administrée, sous-gérée » (Edgar Montiel). En matière d’emplois publics, la région reste loin de la taille des administrations dans les pays de l’OCDE et quelques pays ont entamé des réformes pour se doter de hauts fonctionnaires (Pérou, Mexique, Chili). La professionnalisation de l’administration est un enjeu crucial pour que l’État en Amérique latine améliore les services qu’il rend au citoyen.
- Au moment où nous écrivons ces lignes, la gauche s’apprête à gagner une nouvelle élection avec, au Chili, le retour de Michelle Bachelet à la Moneda.