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L’esprit du terrorisme
Le terrorisme est une forme de violence qui a une longue histoire. Comprendre les fièvres qui l’animent, son « esprit », demande de le contextualiser. Sous la forme que lui confère le jihad islamiste dans le monde contemporain, il associe paradoxalement deux inspirations distinctes sinon contradictoires : celle de la tradition et celle de la modernité. Il s’impose de faire barrage à sa cruauté aveugle. Les politiques sécuritaires qu’on doit lui opposer sont néanmoins, elles aussi, une chose à interroger.
Le terrorisme n’a rien de spécifiquement islamique, oriental ou arabe. Il n’est pas non plus une nouveauté des sociétés contemporaines. Ne répondant à aucune définition qui fasse l’unanimité, il a néanmoins une longue histoire au cours de laquelle son « esprit » a incité des hommes à faire mourir d’autres en acceptant d’avoir éventuellement à en mourir eux-mêmes. Une forme ancienne et durable de la violence, somme toute. Connaissant son enracinement ancestral, ses manifestations actuelles n’auraient donc pas à nous surprendre. Et pourtant si ! Même s’il a accompagné l’histoire humaine depuis longtemps et qu’il y a peu de chance que l’on parvienne à le faire disparaitre définitivement, on ne se résigne pas à son imagination meurtrière semant aveuglément la mort, la douleur et le chaos.
S’il n’a rien d’inédit, le terrorisme est cependant un objet mouvant qui revêt des caractères différents selon les circonstances à partir desquelles il se développe. Avec la mondialisation, nous vivons à l’heure où il a trouvé un nouveau souffle et une dissémination où l’ancienne géographie des rapports entre les territoires, la violence et la terreur se sont transformées.
Mais que savons-nous au juste de son histoire et que retenons-nous du fait qu’il a pu être appréhendé de façons bien différentes selon les moments et les lieux (Challiand et Blin, 2006)? Comme une vengeance légitime au sein de collectifs humains polarisés entre l’honneur et la honte ; comme l’instrument discrétionnaire que le pouvoir s’octroie dans des sociétés totalitaires ; ou au contraire comme une stratégie d’insurrection contre ce pouvoir par ceux qui prennent position en « combattants de la liberté» ; ou enfin comme l’usage d’une violence indiscriminée dont le droit tente de réduire l’incidence. Certes, on y retrouve toujours la stupéfiante relation des êtres humains avec cette sorte de nécessité primaire qu’il y a à détruire. Ce n’est pourtant qu’en regardant lucidement cette face noire de l’action humaine et en la resituant dans les circonstances sociohistoriques où elle s’ancre que l’on parvient à saisir les fièvres qui l’inspirent et ce qui, peut-être, contribuerait à lui faire barrage.
Une longue histoire
Pour comprendre l’esprit du terrorisme, on peut remonter loin. Jusqu’au premier récit explicite qu’on en a et qui n’est pas sans analogie avec notre actualité : celui des Zélotes qui, dans la Palestine du Ier siècle après J.-C., luttèrent contre l’occupant romain. Réaffirmant le caractère sacré de la loi mosaïque, ils installèrent le principe religieux comme moteur de l’action humaine pour en accélérer le rythme à l’aide d’une violence pouvant aller jusqu’au suicide collectif. Plus tard, l’islam de son côté connut la secte des Assassins entre le XIe et le XIIIe siècle. L’histoire controversée de cette scission au sein du chiisme ismaélien lui attribue une logique de dissimulation et de déchainement aveugle reposant sur la maxime « rien n’est vrai, tout est permis ». Il y eut bien d’autres utilisations de la religion pour se mettre à tuer au nom de la vertu. En Europe dans le sillage de la Réforme protestante au XVIe siècle, ce fut le cas, par exemple, avec Thomas Müntzer. Le millénarisme de ce prêtre en fit l’un des chefs religieux de la guerre des Paysans. Dans une mise en scène de l’horreur et une volonté de la montrer au plus grand nombre, d’autres protestants brisèrent les reliques et massacrèrent des prêtres accusés de maintenir le peuple dans l’ignorance. Les catholiques ne demeurèrent pas en reste : la Saint-Barthélémy de son côté fit plusieurs milliers de morts parmi les protestants à Paris en 1572, tandis que le sac de Magdebourg en fit trente mille en 1631.
Le « terrorisme sacré » constitue l’une des plus anciennes manifestations de ce registre de la violence. On ne sait que trop bien que ce fut le cas lors de l’appel aux Croisades dans l’histoire du christianisme. Et encore lors de l’Inquisition catholique qui entendait réduire l’hérésie. À une moindre échelle certes, mais de manière bien réelle, cela reste le cas aujourd’hui avec les milices chrétiennes qui s’opposent avec violence à l’IVG. Ou lors de l’attentat au gaz sarin mené par la secte Aum dans le métro de Tokyo en 1995. La violence de certains groupes bouddhistes au Sri Lanka et en Birmanie, celle des sikhs, du Hezbollah ou de la droite du judaïsme, établit enfin que si sur le plan du terrorisme toutes les religions ne sont pas équivalentes, dans toutes les traditions religieuses se retrouvent les expressions d’un activisme extrême menant une sorte de guerre cosmique entre le bien et le mal (Juergensmeyer, 2003). Ce qui fait dire à Peter Sloterdijk (2007) que se manifeste encore et toujours une utilisation de la religion comme « banque de vengeance métaphysique ».
Le mot « terrorisme » lui-même n’est toutefois apparu qu’avec le régime imaginé par Robespierre dans la France du XVIIIe siècle. À partir de l’ivresse que procure l’idée d’une société purifiée et capable de refondre autoritairement la vie de ses membres, on se mit à emprisonner et envoyer à la mort toutes les personnes considérées comme contrerévolutionnaires (Ozouf, 1989). Là, il s’est agi d’un « terrorisme d’État », un mode d’exercice du pouvoir non encore complètement institué, mais où s’annonçait ce qu’il allait être ensuite : celui du bolchévisme et du nazisme qui reprirent à leur compte le projet de régénérer l’humanité en exterminant les fractions de population ne correspondant pas à leurs vues. Il fallut la Seconde Guerre mondiale pour défaire la barbarie de l’Allemagne hitlérienne. Quant au régime soviétique qui, avec ses purges, procès truqués, déportations, goulag et famines quasi organisées, avait donné l’un de ses visages au totalitarisme du XXe siècle, il ne résista finalement pas au mensonge de la terreur sur lequel il prenait appui. Il disparut par implosion et/ou en perdant la guerre froide avant d’avoir épuisé les espérances de ses partisans (Furet, 1995).
Avant cela, l’esprit du terrorisme s’était manifesté également dans le nihilisme de l’intelligentsia émergente de la Russie du XIXe siècle. D’abord sous la forme d’une interrogation philosophique, avec Tourgueniev qui craignait l’apparition d’un « ordre nouveau ». Avec Dostoïevski aussi qui se demandait si « tout est permis » lorsque l’existence humaine se trouve privée de sens. Ce courant d’idées inspira des anarchistes radicaux qui n’admettaient aucune hiérarchie sociale. Ils se rallièrent bientôt aux thèses de Bakounine qui, émettant l’idée que « le besoin de détruire est aussi un besoin créateur », théorisait en fait l’un des fondements de la violence extrême (L’Heuillet, 2009). Avec une inconstance intellectuelle qu’on lui a reprochée, Bakounine prôna aussi par moments la « propagande par le fait », une stratégie politique sortant du terrain légal pour faire advenir la révolution. Il s’agissait non seulement de tuer Dieu, mais aussi son substitut séculier, l’État. Dénoncée par la majorité des anarchistes qui se voulaient pacifistes, cette orientation fut néanmoins adoptée par certains au travers d’une violence dans la ligne du tyrannicide qui les conduisit vers l’assassinat du tsar Alexandre II.
Plus tard, durant la première moitié du XXe siècle, face au raidissement autoritaire de la société capitaliste qui s’industrialisait rapidement, des idées analogues pénétrèrent la variante révolutionnaire de la nébuleuse anarchiste en Italie, en Espagne et en France. Dans son opposition à l’État vu comme la structure englobante des institutions qui enferment les individus, cette version du terrorisme pratiqua des attentats visant des personnages symbolisant le pouvoir et la bourgeoisie. C’est dans une perspective analogue que, dans l’Europe du XXe siècle finissant, on peut comprendre le terrorisme des « années de plomb ». Inséparable de l’assèchement des mobilisations ouvrières, il s’illustra dans une mise à l’épreuve de l’État par des groupes d’extrême gauche comme les Brigades rouges en Italie et la bande Baader-Meinhof en Allemagne.
Contextualiser le terrorisme
Les ruptures et les continuités du terrorisme montrent que les justifications qu’il se donne et les filiations dont il s’inspire ne sont pas nécessairement homogènes. Ce qui demande de souligner la complexité des liens qui l’associent à la violence propre aux multiples conflits de la décolonisation. Dans ce contexte, une terminologie opportuniste a qualifié de terroristes ceux dont, du côté des pouvoirs en place, on voulait se débarrasser, tandis qu’eux-mêmes se voyaient comme les combattants de la libération nationale. Mais pour l’ensemble de cette dernière période, c’est cependant l’usage que les Palestiniens de l’OLP en firent avec l’organisation Septembre noir après avoir été spoliés de leurs droits locaux par l’installation de l’État d’Israël (notamment à l’aide du terrorisme de l’Irgoun) qui fut le plus stigmatisé. Il est vrai que les pratiques de l’IRA en Irlande du Nord, de l’ETA au Pays Basque ou du FLNC en Corse, ont parfois été rapprochées de celles de l’OLP. Pourtant, à peu près à la même période, il y eut aussi le terrorisme d’État mené durant de longues années par la CIA au Nicaragua et ailleurs en Amérique latine en appui à la vaste entreprise contrerévolutionnaire transnationale que fut l’opération Condor. Inspirée par la « doctrine de la sécurité nationale » et mise en œuvre par les dictatures militaires latino-américaines à partir des années 1970, elle fit au moins trente-mille morts. Ces exemples mettent en lumière que, contrairement à ce que l’on dit trop vite, le terrorisme n’est pas un instrument de lutte exclusivement utilisé par les faibles ou les minorités dépourvues d’autres moyens pour se faire entendre.
Toutes ces pratiques font apparaitre aussi que l’histoire de la liberté elle-même n’est pas sans liens paradoxaux avec l’histoire de la violence. Ce qui a fait dire à Jacques Derrida (2004) que l’on ne peut demeurer dans un « sommeil dogmatique » à propos de la notion de terrorisme, qu’il faut l’historiciser. Il paraît bien difficile d’en parler, ajoutait-il, en dehors du développement du cadre étatique qui, le plus souvent, précède la violence qui se déchaine sous ce vocable. Pour l’historien, la question est dès lors celle des formes que prend la notion de révolte selon les contextes où elle restitue une capacité d’action à ceux qui estiment n’en avoir aucune autre, tandis que pour le juriste, elle est celle du droit des individus et des minorités de recourir à cette ressource face aux États dominateurs qui se posent comme les dépositaires exclusifs et légaux de la violence (Delmas-Marty et Laurens, 2010).
La théorie politique classique, issue des Lumières et du « contrat social », avait forgé l’image d’une humanité rationnelle, séculière, volontaire, bonne en son fond et en voie d’émancipation dès lors qu’elle ne se soumettrait plus à la dictature de la religion et de ses prêtres. Une réduction du potentiel polémogène dont sont porteurs les monothéismes devait en principe en découler. Or, il faut bien constater que, à partir du XIXe siècle, il y eut paradoxalement un nouveau développement du terrorisme lié à l’ensemble des forces contenues dans les idées nouvelles et, notamment, au « droit de se révolter » contre toutes les dominations. Certes, l’expérience des sociétés occidentales avait commencé à montrer que l’humanité parvient à vivre tout aussi bien — ou tout aussi mal, mais c’est la même chose — sans Dieu qu’avec lui. La démonstration en train de se faire indiquait sans doute que sans la couverture divine n’advenaient pas les catastrophes que certains associaient à son ignorance ou son oubli. Mais n’étaient pas advenues pour autant la nouvelle maturité et l’émancipation pacifique du genre humain que les chantres de la raison moderne associaient à la sortie de l’«obscurantisme » religieux.
Ainsi, la devise « ni Dieu ni maitre » n’a manifestement pas suffi pour engendrer un humanisme alternatif expurgé du terrorisme. Après des décennies de rationalité laïcisée, il faut bien constater que les conceptions qu’elle a mises en œuvre sont elles aussi problématiques. Que leur force s’est rapidement transformée en faiblesse et que la modernité offre un autre tableau que celui espéré. Si l’on peut en conclure que l’universalisme issu des Lumières n’a pas été capable de faire baisser le niveau de la violence humaine, peut-être y a‑t-il à s’interroger sur sa rationalité propre qui ne voit pas ce qu’il continue de partager avec la religion : l’ambition de se placer en surplomb de l’humanité. L’idéologie de l’Un qui continue de l’inspirer ne tolère rien ni personne à côté de lui et sa structure mentale reste identique. Elle veut occuper, fût-ce dans l’immanence, la position transcendante d’une instance indiscutable. La religion organisait le monde à partir de la seule distinction morale ou philosophique entre le vrai et le faux dont elle se prétendait la gardienne sévère mais autorisée. Le rationalisme moderne exige pour sa part qu’un seul type de vérité divise le monde entre ceux qui demeurent sous le joug de l’ignorance et ceux qui s’en sont libérés par la raison scientifique (Latour, 2012). Or, ce que la permanence des actes de violence montre, c’est que l’Un au nom duquel se commettent les massacres n’existe pas. Ou, tout au moins, qu’il ne nous est pas accessible. La fabrication d’un « monohumanisme » qui permettrait de dépasser les tares du monothéisme (Assmann, 2007) et son esprit combattant, a à ce point échoué que certains vont jusqu’à prétendre que c’est dans la modernité elle-même que se trouve la source des pires barbaries du XXe siècle.
Un nouveau terrorisme ?
En Amérique et en Europe, les réflexions qui au cours des années récentes ont cherché à comprendre ou à prévenir l’action terroriste se sont, compréhensiblement, plutôt consacrées au « terrorisme islamique ». Cela toutefois comme s’il s’y agissait de quelque chose d’entièrement spécifique. Le retour réflexif sur l’histoire longue du passé occidental n’a certes pas été absent, mais il est resté relativement marginal. Depuis les attentats du 11 septembre 2001 et ceux qui ont suivi, l’intérêt immédiat des gouvernements pour les problèmes de sécurité et l’intérêt des marchands de l’édition ne sont, bien entendu, pas dissociables de ce fait.
Il n’est évidemment pas faux que le terrorisme actuel a trouvé une autre dimension et que son esprit puise dans de nouvelles sources qui sont dorénavant culturelles autant que politiques. Même si on ne partage pas l’ensemble de leurs vues, il faut admettre que ce sont des analystes comme Samuel Huntington (1997) et Arjun Appadurai (2001) qui les premiers ont souligné l’importance du choc entre des ensembles culturels différents au moment de l’entrée dans l’ère postcoloniale et de la mondialisation. Parce qu’en un instant avec la destruction des Twin Towers, Al-Qaïda a montré qu’il pouvait faire basculer la quotidienneté mondiale dans un cauchemar médiatique à grande échelle, sa menace a donné la mesure acquise par le terrorisme contemporain. Le 11 septembre constitue, à cet égard, le premier évènement culturo-symbolique véritablement global et partagé par les habitants désormais interconnectés de la même planète. On peut y voir la catastrophe inaugurale d’une nouvelle époque où le terrorisme révèle des séparations entre les communautés humaines bien plus profondes que celles pensées antérieurement, l’imperméabilité entre elles en dépit de la prodigieuse facilité acquise par les moyens de communication.
Par la diffusion massive des images new-yorkaises, un double processus de conscientisation s’est opéré. D’une part, l’idée que les musulmans pouvaient se faire d’eux-mêmes en a été transformée. Durant plusieurs siècles, leurs sociétés avaient vécu dans le sentiment d’avoir été injustement marginalisées par l’histoire. Le doute identitaire y était grand. Or, à l’aide d’une puissante représentation reconstruite du vieil appel au jihad, ils se sont redécouverts capables d’intervenir dans la production de l’imaginaire mondial. Quelque chose comme un « moment historique » de changement s’est produit pour eux. Tandis que d’autre part, du côté occidental, la conviction s’est établie que l’on entrait dans une « guerre des civilisations ». L’Occident chrétien qui, au travers de son épopée coloniale, avait historiquement été capable d’arraisonner le monde, découvrit l’islam comme altérité radicale et s’expérimenta à son tour comme vulnérable. Inaugural, l’évènement a ainsi mis en lumière que le terrorisme à grande échelle n’est pas simplement le produit d’identités culturelles antagoniques, mais qu’il est lui-même l’une des façons de produire des identités lorsque les flux culturels de la mondialisation sèment le doute à leur sujet.
Depuis toujours le terrorisme s’est manifesté comme une cruauté fascinée par son propre spectacle. Mais aujourd’hui, au moment où la globalisation s’achève, le réseautage médiatique qui innerve la planète entière lui a donné la caisse de résonance extrême qui lui manquait. Parce qu’il n’y a plus de zones publiques que les caméras ne balayent, l’un de ses aspects très moderne est d’avoir inventé le « clip terroriste » (Luizard, 2015), dont l’esprit demeure néanmoins très traditionnel : celui d’une barbarie vengeresse exposée au regard du plus grand nombre. Avec l’effondrement des Twin Towers (2973 morts), tout le monde a pu voir la fulgurance meurtrière de ses images. Elles se sont gravées dans les mémoires, bien plus profondément que les mots qui sont venus ensuite pour tenter de comprendre. Les protagonistes du nouveau terrorisme avaient décidé de faire s’abattre théâtralement une sorte d’excès de réalité sur la masse des citoyens-voyeurs connectés à leurs écrans. Leur réussite fut totale. Et durant les années qui suivirent, en même temps que les acteurs du jihad transféraient la scène principale de l’horreur dans la zone irako-syrienne finalement investie par l’État islamique (EI), ils ne manquèrent pas de produire simultanément une série de « télé-terreurs » sur le sol européen : à Madrid en 2004 (191 morts), à Londres en 2005 (56 morts), à Bruxelles en 2014 (4 morts) et en 2015 enfin par deux fois à Paris en janvier (17 morts)et en novembre (130 morts). Sans oublier Copenhague (2 morts) au début de la même année. Toutes ces scènes de cruauté voulues comme telles, calculées et médiatisées, ont ancré la conviction de l’avènement d’une nouvelle ère du terrorisme, mondialisé et religieusement inspiré. Comment en est-on arrivé là ?
Apparu durant les années 1980, le jihadisme armé a des racines religieuses proches issues notamment de la pensée des Frères musulmans avec Saïd Qotb et de celle du théologien fondamentaliste pakistanais Maulana Maududi qui fut un opposant farouche au colonialisme des nations européennes. L’islam n’est toutefois que ce que les musulmans en font. Cette inspiration n’est donc l’expression d’aucun islam éternel et unique qui, comme tel, n’a jamais existé. En tant que mouvement insurrectionnel moderne, il interroge néanmoins le monothéisme musulman en ce que, parmi les courants qui l’animent, il véhicule un zélotisme qui s’autorise la commission de massacres. Mahomet, qui ne fut pas qu’un prophète inspiré, mais aussi un chef de guerre visionnaire qui chercha plus que quiconque à articuler l’ordre politique et l’ordre théologique, contribua à la mise en place d’un imaginaire politico-religieux dont la force récurrente a transparu dans toutes les actions historiques d’envergure ultérieurement produites par le monde musulman. Au nom d’un humanisme se voulant théocentrique et à partir du « modèle de Médine », il s’est ainsi cru apte, fût-ce par le moyen des armes, à établir la cité idéale. Il est donc vain de dire que le jihadisme actuel n’a rien à voir avec l’islam véritable qui, dans son fond, n’aspirerait qu’à la paix. En tant qu’idéologie, comme tous les autres monothéismes, il a bel et bien engendré des courants d’un dogmatisme violent qui s’opposent actuellement à l’Occident en même temps qu’à d’autres versions de l’islam.
D’inspiration principalement sunnite (mais pas exclusivement), il s’agit en fait de la forme ultime prise par différents courants réformateurs qui, historiquement, ont fait référence aux salafs (les pieux ancêtres) et se sont nourris de l’apport de divers théologiens fondamentalistes : Ibn Hanbal dès le IXe siècle, Ibn Taymiyya au XIIIe, Abd al-Wahhâb au XVIIIe. Mais ce n’est qu’au XIXe que le terme salafisme est apparu et que le mouvement de la renaissance arabe Nahda s’est constitué à la suite des penseurs réformateurs Jamal al-Din al- Afghâni et Muhammad ‘Abduh. Son expression violente actuelle est cependant paradoxale dans la mesure où ce dernier mouvement qui voulait rendre au monde musulman la maitrise de sa destinée, s’avéra non seulement religieux, mais aussi rationaliste et s’était montré ouvert vis-à-vis de la modernité des Lumières (Laroui, 1986). Par la suite, il connut cependant de multiples controverses internes et, dans la foulée de l’échec des régimes politiques arabes postcoloniaux incapables d’en réaliser l’espérance, il suscita une gamme de positionnements très variés. Pour l’essentiel, il se transforma, d’un côté, en une branche pieuse, rigoriste et en principe non violente, d’inspiration wahhâbite (la doctrine de l’Arabie Saoudite), tandis que, d’un autre côté, il donna naissance à une gnose meurtrière intégrant des éléments idéologiques provenant du léninisme et du fascisme.
Pour cette raison, on peut dire que l’islamisme se rattache à la famille des totalitarismes. Il emprunte paradoxalement tant à la modernité qu’à la tradition religieuse qui lutte contre la modernité parce qu’elle place l’être humain avant la divinité. La chute du mur Berlin et la fin de la guerre froide, la disparition du communisme et l’effacement de l’idée de révolution figurent en tout cas parmi les facteurs qui sont intervenus dans la construction du jihadisme. Pour de nombreux esprits en Occident comme en Orient, il passe d’ailleurs pour incarner l’opposition armée à l’impérialisme. Se substituant à d’autres idéologies qui ne sont plus disponibles, il a acquis une importance politique dont les racines sont certes arabes, mais aussi européennes. Il est donc syncrétique et est devenu l’un des principaux langages par lequel, dans l’islam contemporain, s’expriment ceux qui ne se résignent pas à la résignation.
On peut considérer Al-Qaïda comme une internationale islamiste née en réaction vis-à-vis d’un idéal blessé. Au moment de la guerre d’Afghanistan, il s’est formé comme une sorte d’école de cadres pour la militarisation de l’islamisme et s’est constitué comme un réseau clandestin élitiste et nomade, sans véritable centre géographique. Dans les années 1990, deux circonstances viendront renforcer son appel au jihad armé : d’une part, l’effondrement de l’empire soviétique où l’islam avait connu trois quarts de siècle de persécution, et, d’autre part, la guerre du Golfe où la présence des troupes américaines dans la péninsule arabe a nourri le ressentiment des opinions publiques. Le terrorisme s’est alors dirigé tout à la fois contre ces « ennemis lointains » que sont les États-Unis d’abord et l’Europe ensuite, et contre les « régimes déviants » des dictatures moyen-orientales, laïques ou non, soutenues par l’Occident. Il s’est néanmoins agi d’une utopie religieuse qui, si meurtrière qu’elle soit, n’avait pas les ambitions d’un pouvoir politico-étatique au sens strict.
Daesh est, quant à lui, entré en scène plus tard, en prenant distance vis-à-vis de Ben Laden et appui sur les rapports régionaux conflictuels entre sunnites et chiites. Ici, les ambitions de pouvoir et d’hégémonie politiques ne sont pas absentes. En se fixant un nouvel objectif, la proclamation d’un « califat » à cheval sur les frontières de l’Irak et de la Syrie en pleine décomposition, l’EI s’est assigné la création d’un espace géographique. La chose doit être soulignée parce qu’elle fait sortir le terrorisme de la clandestinité. Poursuivant l’établissement d’un « sunnistan », Daesh a manifesté la volonté de faire exister une véritable « terre d’islam » qui, par l’application de la charia, marque sa différence d’avec les espaces de la mécréance (Luizard, 2015).
Enfin et par ailleurs, il n’est pas difficile de comprendre que, même à distance, une telle manifestation de « fierté musulmane » en soit venue à exercer un pouvoir d’attrait et susciter un sentiment d’appartenance radicalisée chez un certain nombre de jeunes issus des familles immigrées en Europe. Le radicalisme comme forme d’expression de soi nait généralement d’un sentiment d’indignité lié à l’impuissance et à l’humiliation sociale. Or, nombre de jeunes issus de l’immigration, déshérités, mais de plus en plus instruits, éprouvent un tel sentiment. Ils s’expérimentent comme les victimes d’un séparatisme social et ethnique qui les fait vivre dans une Europe où ils n’ont pas une véritable place. Ils y campent sans en faire réellement partie. Pour eux comme pour toutes les populations dont l’identité est déstabilisée par la transplantation et la mondialisation, la dimension religieuse peut se traduire en un langage idéologique qui joue le rôle d’une « patrie portative ». Elle devient alors l’outil de restauration d’une appartenance sociale manquante. Certains profils personnels sont visiblement prêts à mourir pour ce type de communauté imaginaire qui, comme le communisme et le fascisme hier, les fait socialement exister.
À propos de la génération de jeunes parmi lesquels se recrute la quasi-totalité des candidats européens au jihad, c’est Olivier Roy (2015) qui formule l’hypothèse la plus convaincante : ce n’est pas d’abord l’islam qui les radicalise, mais leur radicalisme qui s’islamise. Pourquoi ? Parce qu’il n’y a aujourd’hui rien d’autre de disponible sur le marché idéologique de la révolte radicale. Pour ces jeunes, il s’agit d’un passage vers une violence réactive au déni d’eux-mêmes qu’ils expérimentent à l’intérieur d’une Europe qui les rejette et qu’ils rejettent. Il faut bien constater que ce n’est pas à la mystique soufie qu’ils adhèrent après la période au cours de laquelle ils ont d’abord commis des actes délinquants, bu de l’alcool, fumé du shit et dragué les filles. Et que durant leur passage en prison où souvent ils se sont convertis, ils n’ont pas non plus manifesté un grand intérêt pour la théologie musulmane. Ils y ont eu le temps de lire, mais c’est à peine s’ils ont feuilleté L’islam pour les nuls. Leur radicalisation générationnelle s’est plutôt organisée comme la reconstruction de leur dignité personnelle pour des individus très occidentalisés au moment où il s’est agi d’entrer définitivement dans la vie adulte. Et parce qu’ils ont échoué lors de cette étape, c’est à partir de l’imaginaire d’un salafisme dont l’esprit de revanche leur convient très bien qu’ils se sont alors tournés vers l’héroïsme d’une révolte nihiliste capable de braver la mort.
Mais, revenant à Daesh, ce qui doit surtout être souligné, c’est qu’en prenant appui sur le conflit confessionnel entre sunnites et chiites, le terrorisme s’est transformé en une forme contemporaine de la guerre qui implique non seulement les États de la région, mais aussi les démocraties occidentales. C’est la thèse que, comme Luizard, soutient Hélène L’Heuillet (2009) qui rappelle que pour Clausewitz, la guerre est un caméléon qui épouse les évolutions du temps et notamment les façons qu’il y a de créer de l’ennemi. Dans cette perspective, la forme paroxystique de cruauté sanguinaire que l’EI met en pratique peut être vue non pas d’abord comme une enrégimentation décervelée, mais l’expression d’un conflit dérégulé et la version actuellement la plus radicale de la contestation de l’ordre politique, économique et culturel mondialisé. La matrice du terrorisme contemporain l’a donc conduit ultimement vers un conflit dont la barbarie se nourrit, d’une part, d’un ressentiment politique à l’égard de l’impérialisme occidental et, d’autre part, des contradictions culturelles internes en même temps que des ambitions que garde un monothéisme qui cherche à reconquérir son influence.
L’association de la tradition et de la modernité
À bien des égards un tel esprit du terrorisme qui s’affranchit de tout code dépasse l’entendement. On ne parvient à percevoir son implacable cruauté que comme le fruit d’une indéchiffrable démence. C’est là du moins la principale perception que l’on parvient à en avoir au sein de la modernité occidentale. Cela parce que l’on n’y mesure pas la violence de la mondialisation qui jette toutes les sociétés dans une histoire commune, mais à partir toutefois d’histoires différentes et chacune singulière qui ne sont pas synchrones. Au sein de chacune d’elles, le pouvoir de mobilisation symbolique que garde la religion n’est pas identique. L’ascension d’une économie globalisée associée à la montée en puissance du processus d’individuation provoque partout dans le monde une désintégration de l’univers des relations sociales ainsi qu’une crise de la croyance religieuse.
Mais cela ne signifie pas la nécessaire disparition de la religion. Ce qu’une telle situation transforme, c’est surtout sa place et son rôle. Et, à partir de certains contextes, elle est susceptible de contribuer à l’émergence d’un activisme des plus extrêmes. Dans le cadre du jihadisme, il s’agit de réactiver une vérité sacrale menacée par le projet de modernité mis en œuvre par l’Occident et, sur la base d’une pureté mythologique attribuée aux origines de l’islam, de lui rendre sa position de clé de voute de l’organisation collective. À l’inverse des autres voies de la contestation (le marxisme, le nationalisme, le syndicalisme) qui reléguaient la religion au second plan, cet islamisme met en œuvre une utopie religieuse qui veut réparer les discontinuités que les changements sociaux, économiques et politiques ont introduites dans l’histoire (Martinez-Gros et Valensi, 2013).
La spécificité de l’esprit du terrorisme en face duquel nous nous trouvons réside donc dans un messianisme qui n’est pas qu’une survivance des temps passés. Il associe paradoxalement deux sources d’inspiration non homogènes sinon contradictoires : la tradition et la modernité1. Se retrouvent ensemble, d’une part, ce qui est y perçu comme une agression de la modernité occidentale destructrice des valeurs traditionnelles de l’islam et, d’autre part, une appropriation des techniques propres de cette modernité. Non seulement les armements, internet, la spéculation financière néanmoins condamnée par l’islam, mais aussi, comme clou du spectacle religieux, la médiatisation intensive d’images relevant d’un imaginaire sanglant produites paradoxalement par des croyants dont la tradition iconoclaste refuse cependant toute représentation du sacré (Crouzet et Le Gall, 2015). En se soumettant si volontiers aux règles si modernes de la société du spectacle, on parvient à une forme nouvelle de l’action, un terrorisme dont Jean Baudrillard (dans un article de 2001 dont nous avons repris le titre) a souligné qu’il s’approprie les moyens de la modernité elle-même, mais en vue de la détruire. Tout change avec les jihadistes, dit-il, puisque les moyens que la modernité rend disponibles sont conjugués avec l’arme symbolique de la mort, dont la leur elle-même conçue comme une action sacrificielle. Parmi toutes les autres causes, économiques ou géopolitiques, qui déterminent le terrorisme, cette réversion du sens de l’action lui confère une démesure qui exprime en fait le ressentiment contre les idées de liberté et d’autonomie que le monde moderne prétend avoir face à Dieu. Et qui, pour y parvenir, se projette dans l’effroi apocalyptique d’une stratégie de la cruauté. On veut y faire table rase du présent tel qu’il est, le détruire sans condition, de manière aveugle et illimitée. Pour ceux qui s’y consacrent, le terrorisme relève d’un hypnotisme capable de porter remède à la mécréance contemporaine. Il est le moyen qui doit forcer l’humanité à aller vers son salut. Sa factualité réside ainsi dans un défi qui se concrétise sur une autre scène que celle du monde vécu, là où la dimension symbolique du sacrifice serait capable de défier l’ordre de l’histoire.
Certes, on ne peut pas se contenter de dire que c’est le zèle religieux d’une fraction du monde musulman qui constitue l’unique explication du jihadisme armé. L’hétérogénéité complexe de ses sources a été évoquée et on sait bien qu’un ensemble de facteurs y interviennent. Les islamistes de Daesh ont un agenda qui est autant politique que religieux parce que dans les diverses modalités du lien collectif, le politique et le religieux ne sont jamais totalement dissociables. Ceux qui avec lucidité veulent entreprendre des actions qui fassent barrage à Daesh doivent tenir compte de cet ensemble. En rester à simplement invalider théoriquement la dimension sacrale de cette violence sans rien comprendre à l’esprit qui l’anime donnerait peu de chance d’identifier la pharmacopée qui parviendrait à réduire sa pathologie.
Faire barrage au terrorisme
Il serait vain de prétendre que dans le registre religieux on dispose d’un scénario de sortie rapide de la crise. Mais il serait tout aussi illusoire de céder aux errements d’une certaine pensée de gauche dont de bons esprits nous expliquent que la véritable cause du terrorisme n’est pas dans la religion, mais dans la résistance des opprimés à l’impérialisme occidental. Dans cette version issue de la vulgate marxiste qui rabat la religion à n’être qu’une illusion qui occulte la source économique des conflits, les jihadistes ne sont plus eux-mêmes que des victimes du capitalisme. À la limite, il faudrait les soutenir. Or, même si les arguments politiques et économiques doivent intervenir dans la réflexion, on ne peut pas tenir pour rien le fait que le jihadisme met en œuvre une conception du sacré qui est antidémocratique, qu’il s’oppose frontalement aux libertés individuelles, à l’égalité des sexes, à la séparation entre le politique et le religieux et au pluralisme des croyances en même temps qu’il répand le feu et le sang. Toutes choses qu’il est bien difficile de défendre.
Il vaut donc mieux commencer par distinguer l’islam du fanatisme qu’il est capable d’alimenter. Et cela, même si actuellement l’association d’idées entre islamisme et terreur fait subir un tel dommage à l’islam dans sa globalité, que l’on ne voit pas très bien comment son rayonnement spirituel s’en remettra (Sloterdijk, 2008). Il y aura pour cela à collaborer avec les musulmans s’opposant à l’intégrisme, comme Abdelwahab Medded (2002) qui, à cet égard, parle de la « maladie de l’islam ». Et parce que toutes les religions, surtout les grands monothéismes dépositaires d’une ambition universaliste, restent capables de produire de la violence fanatique, il y aura à favoriser en leur sein les courants qui conduisent à ce que plus personne ne puisse s’y estimer dépositaire d’une vérité indiscutable parce qu’unique. On reste frappé, en effet, par la faible capacité des hiérarchies des grands monothéismes à concilier leurs vues avec les exigences intellectuelles de la modernité pluraliste. Or, parce que la mondialisation n’est pas qu’économique et politique, mais aussi culturelle, elle implique que les religions tout comme les cultures se civilisent les unes les autres par un dialogue entre elles et avec la pensée laïque dans un monde où les visions religieuses et areligieuses doivent se montrer capables, pour la part qui leur revient, de contribuer à l’établissement de la paix pour tous. Enfin et dans le même temps, il faudra venir en aide aux populations que les islamistes prennent pour cible et admettre que, pour cela, certaines opérations militaires s’avèreront nécessaires. Non pas pour mener la guerre comme telle, mais pour mettre fin aux massacres par un endiguement de ses auteurs jusqu’à ce que s’épuise leur nuisance.
Mais dans les sociétés occidentales elles-mêmes, sont-ce exclusivement des politiques sécuritaires et de prévention systématique qui doivent être mises en œuvre ? Il est assurément impossible de s’en passer. Elles s’imposent même, et c’est ici la figure de Hobbes, le père de la philosophie politique moderne, qui fait référence parce qu’au cœur de la guerre civile et religieuse anglaise du XVIIe siècle, il sut faire valoir qu’il n’y a pas de paix civile possible sans un État qui protège l’intégrité de ses membres. Lui seul, par son pouvoir et l’autorité de la loi, permet l’établissement de la liberté de conscience, la tolérance et la sécurité publique de ses ressortissants.
Faire barrage au terrorisme sur le sol européen lui-même, c’est réagir au fait qu’il n’a pas de frontières et que l’on vit désormais sous sa menace. Avec l’irruption du jihadisme mondial, les responsables gouvernementaux considèrent non sans raison qu’il y a là une menace qui n’est pas de basse intensité et que de nouvelles approches sécuritaires s’imposent au nom des valeurs des sociétés démocratiques que les terroristes cherchent à déstabiliser. Pour faire face aux impératifs de la sécurité, les décideurs politiques se trouvent toutefois devant une double exigence : d’abord celle de distinguer entre les faits objectivement là et leur traduction dans une vision du monde qui légitime le type de réaction à mettre en œuvre ; ensuite faire face au paradoxe des opinions publiques où s’intriquent, d’une part, l’appel à des remèdes efficaces contre l’insécurité, et, d’autre part, la crainte des possibles effets antidémocratiques de l’action répressive.
Si c’est bien de sécurité et de prévention qu’il s’agit, l’État doit se garder des mesures qui portent atteinte aux droits fondamentaux des personnes et aux libertés publiques. Il devra donc s’abstenir de la précipitation dans le « discours de la guerre » dont, non sans abus rhétorique, font usage ceux qui, sans plus, veulent faire admettre des mesures sécuritaires excessives. D’ailleurs, sommes-nous dans la guerre ? Peut-être. Mais il faut immédiatement remarquer que ce type de discours martial est loin de faire l’unanimité. L’endosser sans hésiter en affirmant qu’il faut se défendre contre une « armée jihadiste » pose plus de questions qu’elle n’en résout. C’est une reprise presque mot à mot du discours de Georges W. Bush après le 11 septembre 2001. On sait ce qui découla du Patriot Act dont la pente glissante résida dans les écarts de droit tolérés parce qu’ils ne touchaient pas les nationaux. Le discours de la guerre invoque l’agression dont la « civilisation occidentale » serait la principale victime et procède d’une démagogie qui estompe la réalité : ce ne sont pas les Occidentaux, mais les populations des sociétés musulmanes elles-mêmes qui sont les principales victimes de la violence terroriste. Ainsi, le Centre de recherches sur le terrorisme.com estime que, dans ces pays-là et depuis la proclamation du califat par Daesh en juin 2014, plus de cinq-mille-cinq-cents victimes civiles qui ont été tuées sont attribuables à la mouvance islamiste. Auxquelles il faut ajouter toutes celles qui n’ont pas été épargnées par les interventions militaires de la coalition occidentale et les armées régulières locales.
En matière de sécurité dans l’Europe elle-même, les enjeux du discours de la guerre sont particulièrement sensibles lorsqu’il s’agit des pratiques de surveillance intérieure. Par définition, elles ne peuvent pas être visibles mais affectent néanmoins les relations sociales. Parce qu’elles interviennent selon une logique prédictive, elles touchent à la réputation des individus. Tout est ici une question de proportionnalité, parce que dès que la question de la sécurité obsède les esprits, le renseignement devient central. Et parce que ce dernier ne peut être mené que dans le secret, c’est-à-dire par des méthodes proches de celles des terroristes, pour être efficace il cherche à s’émanciper des contraintes d’un cadre légal clair. Paradoxalement, l’action menée au nom de la sécurité conforte alors l’un des objectifs du terrorisme lui-même, qui est de saper la confiance que les citoyens de toutes origines peuvent avoir dans l’autorité garante de la communauté politique. Il faut donc être attentif à l’inquiétude de ceux qui expriment leurs craintes face aux législations d’exception qui touchent non pas simplement à la liberté des individus, mais en même temps au sens que doit garder la construction du vivre ensemble. La sécurité à elle seule ne contribue pas à ouvrir un tel horizon de sens et la lutte contre le terrorisme, qui concerne ultimement la volonté de construire une communauté politique, ne peut pas être enfermée dans une perspective purement instrumentale d’efficacité (Garapon, 2011). Il y a donc quelque chose de contradictoire à jeter à priori la suspicion sur des catégories entières de populations que, par ailleurs, on prétend vouloir mieux intégrer. Ce ne serait que fortifier l’idée déjà trop répandue selon laquelle les principales victimes de cet « ennemi de l’intérieur » que sont les immigrés d’origine musulmane dans leur ensemble. C’est pour tous que la confiance constitue une dimension essentielle d’un échange social véritable et elle ne s’établit pas principalement par des actions de surveillance. Pour qu’elle s’instaure ou se restaure, il faut qu’existent des imaginaires sociaux non entravés, des opinions libres et militantes, contradictoires même et sans autocensure préalable, parce que c’est ainsi que la créativité politique s’établit collectivement dans les démocraties qui ont besoin de se redéfinir sans cesse. Toutes choses que les logiques policières négligent facilement2.
Quant à la radicalisation des jeunes enclins à adhérer aux thèses jihadistes, le discours politique en reste le plus souvent à l’affirmation d’une volonté de limiter au mieux leur contamination par des doctrines religieuses toxiques. Il est vrai que jusqu’ici, les enquêtes de terrain nous fournissent moins une connaissance approfondie des motivations qui poussent ces jeunes à rejoindre les rangs du jihad qu’elles ne nous renseignent sur le contenu politico-religieux des messages diffusés sur internet par ceux qui cherchent à les recruter. On y table beaucoup sur l’humiliation et le déni de dignité dont, après leurs parents, les jeunes issus de familles immigrées musulmanes continuent de faire l’expérience. L’appel et la promesse du jihadisme sont d’y retrouver une appartenance et une fierté personnelle perdues. Le code religieux vient ainsi se combiner avec la tension existentielle d’une condition sociale. Comme le souligne Olivier Roy, on observe toutefois que la radicalisation de la plupart de ces jeunes ne s’accompagne pas d’un grand souci de s’instruire religieusement. Ils sont le plus souvent en rupture avec les conduites religieuses de leurs parents mais vivent dans une « sainte ignorance ». Ils se contentent d’imaginer un islam global qu’ils opposent à l’Occident. Au total, cela concerne moins la toxicité religieuse des messages islamistes que la permanence de la marginalisation sociale et culturelle d’une fraction importante de l’immigration musulmane en Europe. Pour les politiques de déradicalisation, cela implique qu’il s’agit moins de lutter contre une doctrine religieuse que contre la permanence de la déshérence sociale dont cette fraction de l’immigration souffre. Il est crucial que les immigrés, leurs enfants et petits enfants soient traités comme des citoyens égaux des autres, non seulement en théorie mais en pratique.
Les limites des politiques sécuritaires
Le terrorisme a une longue histoire. Inséparable de la violence qui, parmi les pratiques humaines peut s’associer à des entreprises soit de domination soit d’émancipation, il revêt donc des formes et un esprit qui diffèrent selon les contextes où il s’affirme. En fonction de quoi les moyens mis en œuvre pour lui faire barrage ou le réduire peuvent, eux aussi, différer. Mais l’idée d’une politique antiterroriste efficace à cent pour cent n’a pas de sens. Pour ne pas succomber aux dérives sécuritaires au total néfastes pour la démocratie et aller plutôt vers le traitement des causes du terrorisme, les responsables gouvernementaux doivent non seulement avoir la clairvoyance de l’admettre mais le dire publiquement. Ce serait là reconnaitre les limites de l’impératif hobbesien.
Comme le fait valoir Yves Michaud (2002), Hobbes inaugurait la série canonique des penseurs de l’ordre et de la règle sociale (Locke, Rousseau, Kant, Hegel), celle du « contrat » qui se fonde intellectuellement et s’institue idéalement à partir d’une exclusion de la violence considérée comme expressive de « l’état de nature ». Cela nous ramène en fait aux origines de la démocratie européenne, lorsque le rationalisme voulut rompre avec l’arbitraire de l’absolutisme et le désordre des passions individuelles. On y repousse la violence, mais d’une manière théorique seulement, aux confins de la communauté réputée pacifiée parce que voulue comme telle. Cette pensée s’est toutefois rapidement transformée en une théorie de la conformité et de la discipline civique. Si elle reste nécessaire et demeure d’application, la perspective qu’elle instaure et qui expulse abstraitement la violence hors de la société (c’est-à-dire sans être effectivement capable d’accomplir cette tâche dans sa totalité) fait qu’avec elle on ne dispose plus de beaucoup de moyens pour penser la brutalité des tensions qui y restent néanmoins présentes. Ce ne sont plus que des ratés ou des échecs vis-à-vis des objectifs d’éradication qu’on s’était fixés. Pire encore, lors des périodes où le terrorisme renait, les mandataires publics sont enclins à y discerner non pas d’abord l’expression de conflits toujours présents entre groupes sociaux antagoniques, mais des conduites illégitimes qui percutent l’ordre contractuel et hiérarchique où il n’y aurait rien à changer. En restant à l’intérieur d’un tel schéma simplificateur, les mandataires publics manifestent qu’en réalité il est plus confortable pour eux que la démocratie soit jugée à partir de ses ennemis plutôt que sur ses résultats.
Actuellement, le terrorisme émerge à nouveau comme une puissante force de dérégulation de la vie collective. Cela, avec une ampleur qui donne la mesure des fortes tensions économiques, géopolitiques, mais aussi culturelles qui se combinent désormais et qui sont celles d’une mondialisation chaotique. On ne peut en minimiser l’importance et il faut admettre que même dans les démocraties le niveau de protection des libertés n’est pas immuable, qu’il peut fluctuer en fonction des risques existants. C’est toutefois parce que l’interaction spécifique entre le terrorisme et la démocratie est de mettre cette dernière à l’épreuve d’elle-même qu’il est si important de ne pas céder à la logique de la répression. Car lorsque cette dernière outrepasse la visée du projet démocratique lui-même, c’est l’esprit de ses institutions et l’exercice de leur autorité qui se disqualifient.
- La distinction entre tradition et modernité fait référence au processus historique de rationalisation croissante tel que le définit Max Weber. On pourrait parler aussi d’une occidentalisation du monde puisqu’il s’agit tout à la fois du règne de plus en plus étendu de la raison objective et de l’affirmation concomitante d’un sujet humain libre qui, ensemble, affranchissent les membres des sociétés concernées de leur traditionnelle hiérarchisation d’inspiration théologique. On peut faire référence également à Marcel Gauchet (1985) dans sa réflexion sur la sortie de l’hétéronomie des sociétés humaines et allant vers leur autonomie.
- Une intéressante tribune collective sur ce sujet a été publiée dans Le Monde du 19 juillet 2015 par plusieurs spécialistes des sciences humaines et sociales, intitulée « La loi sur le renseignement aura un impact irréversible sur le lien social ».