Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

L’esprit du terrorisme

Numéro 8 - 2015 par Albert Bastenier

décembre 2015

Le ter­ro­risme est une forme de vio­lence qui a une longue his­toire. Com­prendre les fièvres qui l’animent, son « esprit », demande de le contex­tua­li­ser. Sous la forme que lui confère le jihad isla­miste dans le monde contem­po­rain, il asso­cie para­doxa­le­ment deux ins­pi­ra­tions dis­tinctes sinon contra­dic­toires : celle de la tra­di­tion et celle de la moder­ni­té. Il s’impose de faire bar­rage à sa cruau­té aveugle. Les poli­tiques sécu­ri­taires qu’on doit lui oppo­ser sont néan­moins, elles aus­si, une chose à interroger.

Dossier

Le ter­ro­risme n’a rien de spé­ci­fi­que­ment isla­mique, orien­tal ou arabe. Il n’est pas non plus une nou­veau­té des socié­tés contem­po­raines. Ne répon­dant à aucune défi­ni­tion qui fasse l’unanimité, il a néan­moins une longue his­toire au cours de laquelle son « esprit » a inci­té des hommes à faire mou­rir d’autres en accep­tant d’avoir éven­tuel­le­ment à en mou­rir eux-mêmes. Une forme ancienne et durable de la vio­lence, somme toute. Connais­sant son enra­ci­ne­ment ances­tral, ses mani­fes­ta­tions actuelles n’auraient donc pas à nous sur­prendre. Et pour­tant si ! Même s’il a accom­pa­gné l’histoire humaine depuis long­temps et qu’il y a peu de chance que l’on par­vienne à le faire dis­pa­raitre défi­ni­ti­ve­ment, on ne se résigne pas à son ima­gi­na­tion meur­trière semant aveu­glé­ment la mort, la dou­leur et le chaos.

S’il n’a rien d’inédit, le ter­ro­risme est cepen­dant un objet mou­vant qui revêt des carac­tères dif­fé­rents selon les cir­cons­tances à par­tir des­quelles il se déve­loppe. Avec la mon­dia­li­sa­tion, nous vivons à l’heure où il a trou­vé un nou­veau souffle et une dis­sé­mi­na­tion où l’ancienne géo­gra­phie des rap­ports entre les ter­ri­toires, la vio­lence et la ter­reur se sont transformées.

Mais que savons-nous au juste de son his­toire et que rete­nons-nous du fait qu’il a pu être appré­hen­dé de façons bien dif­fé­rentes selon les moments et les lieux (Chal­liand et Blin, 2006)? Comme une ven­geance légi­time au sein de col­lec­tifs humains pola­ri­sés entre l’honneur et la honte ; comme l’instrument dis­cré­tion­naire que le pou­voir s’octroie dans des socié­tés tota­li­taires ; ou au contraire comme une stra­té­gie d’insurrection contre ce pou­voir par ceux qui prennent posi­tion en « com­bat­tants de la liber­té» ; ou enfin comme l’usage d’une vio­lence indis­cri­mi­née dont le droit tente de réduire l’incidence. Certes, on y retrouve tou­jours la stu­pé­fiante rela­tion des êtres humains avec cette sorte de néces­si­té pri­maire qu’il y a à détruire. Ce n’est pour­tant qu’en regar­dant luci­de­ment cette face noire de l’action humaine et en la resi­tuant dans les cir­cons­tances socio­his­to­riques où elle s’ancre que l’on par­vient à sai­sir les fièvres qui l’inspirent et ce qui, peut-être, contri­bue­rait à lui faire barrage.

Une longue histoire

Pour com­prendre l’esprit du ter­ro­risme, on peut remon­ter loin. Jusqu’au pre­mier récit expli­cite qu’on en a et qui n’est pas sans ana­lo­gie avec notre actua­li­té : celui des Zélotes qui, dans la Pales­tine du Ier siècle après J.-C., lut­tèrent contre l’occupant romain. Réaf­fir­mant le carac­tère sacré de la loi mosaïque, ils ins­tal­lèrent le prin­cipe reli­gieux comme moteur de l’action humaine pour en accé­lé­rer le rythme à l’aide d’une vio­lence pou­vant aller jusqu’au sui­cide col­lec­tif. Plus tard, l’islam de son côté connut la secte des Assas­sins entre le XIe et le XIIIe siècle. L’histoire contro­ver­sée de cette scis­sion au sein du chiisme ismaé­lien lui attri­bue une logique de dis­si­mu­la­tion et de déchai­ne­ment aveugle repo­sant sur la maxime « rien n’est vrai, tout est per­mis ». Il y eut bien d’autres uti­li­sa­tions de la reli­gion pour se mettre à tuer au nom de la ver­tu. En Europe dans le sillage de la Réforme pro­tes­tante au XVIe siècle, ce fut le cas, par exemple, avec Tho­mas Münt­zer. Le mil­lé­na­risme de ce prêtre en fit l’un des chefs reli­gieux de la guerre des Pay­sans. Dans une mise en scène de l’horreur et une volon­té de la mon­trer au plus grand nombre, d’autres pro­tes­tants bri­sèrent les reliques et mas­sa­crèrent des prêtres accu­sés de main­te­nir le peuple dans l’ignorance. Les catho­liques ne demeu­rèrent pas en reste : la Saint-Bar­thé­lé­my de son côté fit plu­sieurs mil­liers de morts par­mi les pro­tes­tants à Paris en 1572, tan­dis que le sac de Mag­de­bourg en fit trente mille en 1631.

Le « ter­ro­risme sacré » consti­tue l’une des plus anciennes mani­fes­ta­tions de ce registre de la vio­lence. On ne sait que trop bien que ce fut le cas lors de l’appel aux Croi­sades dans l’histoire du chris­tia­nisme. Et encore lors de l’Inquisition catho­lique qui enten­dait réduire l’hérésie. À une moindre échelle certes, mais de manière bien réelle, cela reste le cas aujourd’hui avec les milices chré­tiennes qui s’opposent avec vio­lence à l’IVG. Ou lors de l’attentat au gaz sarin mené par la secte Aum dans le métro de Tokyo en 1995. La vio­lence de cer­tains groupes boud­dhistes au Sri Lan­ka et en Bir­ma­nie, celle des sikhs, du Hez­bol­lah ou de la droite du judaïsme, éta­blit enfin que si sur le plan du ter­ro­risme toutes les reli­gions ne sont pas équi­va­lentes, dans toutes les tra­di­tions reli­gieuses se retrouvent les expres­sions d’un acti­visme extrême menant une sorte de guerre cos­mique entre le bien et le mal (Juer­gens­meyer, 2003). Ce qui fait dire à Peter Slo­ter­dijk (2007) que se mani­feste encore et tou­jours une uti­li­sa­tion de la reli­gion comme « banque de ven­geance métaphysique ».

Le mot « ter­ro­risme » lui-même n’est tou­te­fois appa­ru qu’avec le régime ima­gi­né par Robes­pierre dans la France du XVIIIe siècle. À par­tir de l’ivresse que pro­cure l’idée d’une socié­té puri­fiée et capable de refondre auto­ri­tai­re­ment la vie de ses membres, on se mit à empri­son­ner et envoyer à la mort toutes les per­sonnes consi­dé­rées comme contre­ré­vo­lu­tion­naires (Ozouf, 1989). Là, il s’est agi d’un « ter­ro­risme d’État », un mode d’exercice du pou­voir non encore com­plè­te­ment ins­ti­tué, mais où s’annonçait ce qu’il allait être ensuite : celui du bol­ché­visme et du nazisme qui reprirent à leur compte le pro­jet de régé­né­rer l’humanité en exter­mi­nant les frac­tions de popu­la­tion ne cor­res­pon­dant pas à leurs vues. Il fal­lut la Seconde Guerre mon­diale pour défaire la bar­ba­rie de l’Allemagne hit­lé­rienne. Quant au régime sovié­tique qui, avec ses purges, pro­cès tru­qués, dépor­ta­tions, gou­lag et famines qua­si orga­ni­sées, avait don­né l’un de ses visages au tota­li­ta­risme du XXe siècle, il ne résis­ta fina­le­ment pas au men­songe de la ter­reur sur lequel il pre­nait appui. Il dis­pa­rut par implo­sion et/ou en per­dant la guerre froide avant d’avoir épui­sé les espé­rances de ses par­ti­sans (Furet, 1995).

Avant cela, l’esprit du ter­ro­risme s’était mani­fes­té éga­le­ment dans le nihi­lisme de l’intelligentsia émer­gente de la Rus­sie du XIXe siècle. D’abord sous la forme d’une inter­ro­ga­tion phi­lo­so­phique, avec Tour­gue­niev qui crai­gnait l’apparition d’un « ordre nou­veau ». Avec Dos­toïevs­ki aus­si qui se deman­dait si « tout est per­mis » lorsque l’existence humaine se trouve pri­vée de sens. Ce cou­rant d’idées ins­pi­ra des anar­chistes radi­caux qui n’admettaient aucune hié­rar­chie sociale. Ils se ral­lièrent bien­tôt aux thèses de Bakou­nine qui, émet­tant l’idée que « le besoin de détruire est aus­si un besoin créa­teur », théo­ri­sait en fait l’un des fon­de­ments de la vio­lence extrême (L’Heuillet, 2009). Avec une incons­tance intel­lec­tuelle qu’on lui a repro­chée, Bakou­nine prô­na aus­si par moments la « pro­pa­gande par le fait », une stra­té­gie poli­tique sor­tant du ter­rain légal pour faire adve­nir la révo­lu­tion. Il s’agissait non seule­ment de tuer Dieu, mais aus­si son sub­sti­tut sécu­lier, l’État. Dénon­cée par la majo­ri­té des anar­chistes qui se vou­laient paci­fistes, cette orien­ta­tion fut néan­moins adop­tée par cer­tains au tra­vers d’une vio­lence dans la ligne du tyran­ni­cide qui les condui­sit vers l’assassinat du tsar Alexandre II.

Plus tard, durant la pre­mière moi­tié du XXe siècle, face au rai­dis­se­ment auto­ri­taire de la socié­té capi­ta­liste qui s’industrialisait rapi­de­ment, des idées ana­logues péné­trèrent la variante révo­lu­tion­naire de la nébu­leuse anar­chiste en Ita­lie, en Espagne et en France. Dans son oppo­si­tion à l’État vu comme la struc­ture englo­bante des ins­ti­tu­tions qui enferment les indi­vi­dus, cette ver­sion du ter­ro­risme pra­ti­qua des atten­tats visant des per­son­nages sym­bo­li­sant le pou­voir et la bour­geoi­sie. C’est dans une pers­pec­tive ana­logue que, dans l’Europe du XXe siècle finis­sant, on peut com­prendre le ter­ro­risme des « années de plomb ». Insé­pa­rable de l’assèchement des mobi­li­sa­tions ouvrières, il s’illustra dans une mise à l’épreuve de l’État par des groupes d’extrême gauche comme les Bri­gades rouges en Ita­lie et la bande Baa­der-Mein­hof en Allemagne.

Contextualiser le terrorisme

Les rup­tures et les conti­nui­tés du ter­ro­risme montrent que les jus­ti­fi­ca­tions qu’il se donne et les filia­tions dont il s’inspire ne sont pas néces­sai­re­ment homo­gènes. Ce qui demande de sou­li­gner la com­plexi­té des liens qui l’associent à la vio­lence propre aux mul­tiples conflits de la déco­lo­ni­sa­tion. Dans ce contexte, une ter­mi­no­lo­gie oppor­tu­niste a qua­li­fié de ter­ro­ristes ceux dont, du côté des pou­voirs en place, on vou­lait se débar­ras­ser, tan­dis qu’eux-mêmes se voyaient comme les com­bat­tants de la libé­ra­tion natio­nale. Mais pour l’ensemble de cette der­nière période, c’est cepen­dant l’usage que les Pales­ti­niens de l’OLP en firent avec l’organisation Sep­tembre noir après avoir été spo­liés de leurs droits locaux par l’installation de l’État d’Israël (notam­ment à l’aide du ter­ro­risme de l’Irgoun) qui fut le plus stig­ma­ti­sé. Il est vrai que les pra­tiques de l’IRA en Irlande du Nord, de l’ETA au Pays Basque ou du FLNC en Corse, ont par­fois été rap­pro­chées de celles de l’OLP. Pour­tant, à peu près à la même période, il y eut aus­si le ter­ro­risme d’État mené durant de longues années par la CIA au Nica­ra­gua et ailleurs en Amé­rique latine en appui à la vaste entre­prise contre­ré­vo­lu­tion­naire trans­na­tio­nale que fut l’opération Condor. Ins­pi­rée par la « doc­trine de la sécu­ri­té natio­nale » et mise en œuvre par les dic­ta­tures mili­taires lati­no-amé­ri­caines à par­tir des années 1970, elle fit au moins trente-mille morts. Ces exemples mettent en lumière que, contrai­re­ment à ce que l’on dit trop vite, le ter­ro­risme n’est pas un ins­tru­ment de lutte exclu­si­ve­ment uti­li­sé par les faibles ou les mino­ri­tés dépour­vues d’autres moyens pour se faire entendre.

Toutes ces pra­tiques font appa­raitre aus­si que l’histoire de la liber­té elle-même n’est pas sans liens para­doxaux avec l’histoire de la vio­lence. Ce qui a fait dire à Jacques Der­ri­da (2004) que l’on ne peut demeu­rer dans un « som­meil dog­ma­tique » à pro­pos de la notion de ter­ro­risme, qu’il faut l’historiciser. Il paraît bien dif­fi­cile d’en par­ler, ajou­tait-il, en dehors du déve­lop­pe­ment du cadre éta­tique qui, le plus sou­vent, pré­cède la vio­lence qui se déchaine sous ce vocable. Pour l’historien, la ques­tion est dès lors celle des formes que prend la notion de révolte selon les contextes où elle res­ti­tue une capa­ci­té d’action à ceux qui estiment n’en avoir aucune autre, tan­dis que pour le juriste, elle est celle du droit des indi­vi­dus et des mino­ri­tés de recou­rir à cette res­source face aux États domi­na­teurs qui se posent comme les dépo­si­taires exclu­sifs et légaux de la vio­lence (Del­mas-Mar­ty et Lau­rens, 2010).

La théo­rie poli­tique clas­sique, issue des Lumières et du « contrat social », avait for­gé l’image d’une huma­ni­té ration­nelle, sécu­lière, volon­taire, bonne en son fond et en voie d’émancipation dès lors qu’elle ne se sou­met­trait plus à la dic­ta­ture de la reli­gion et de ses prêtres. Une réduc­tion du poten­tiel polé­mo­gène dont sont por­teurs les mono­théismes devait en prin­cipe en décou­ler. Or, il faut bien consta­ter que, à par­tir du XIXe siècle, il y eut para­doxa­le­ment un nou­veau déve­lop­pe­ment du ter­ro­risme lié à l’ensemble des forces conte­nues dans les idées nou­velles et, notam­ment, au « droit de se révol­ter » contre toutes les domi­na­tions. Certes, l’expérience des socié­tés occi­den­tales avait com­men­cé à mon­trer que l’humanité par­vient à vivre tout aus­si bien — ou tout aus­si mal, mais c’est la même chose — sans Dieu qu’avec lui. La démons­tra­tion en train de se faire indi­quait sans doute que sans la cou­ver­ture divine n’advenaient pas les catas­trophes que cer­tains asso­ciaient à son igno­rance ou son oubli. Mais n’étaient pas adve­nues pour autant la nou­velle matu­ri­té et l’émancipation paci­fique du genre humain que les chantres de la rai­son moderne asso­ciaient à la sor­tie de l’«obscurantisme » religieux.

Ain­si, la devise « ni Dieu ni maitre » n’a mani­fes­te­ment pas suf­fi pour engen­drer un huma­nisme alter­na­tif expur­gé du ter­ro­risme. Après des décen­nies de ratio­na­li­té laï­ci­sée, il faut bien consta­ter que les concep­tions qu’elle a mises en œuvre sont elles aus­si pro­blé­ma­tiques. Que leur force s’est rapi­de­ment trans­for­mée en fai­blesse et que la moder­ni­té offre un autre tableau que celui espé­ré. Si l’on peut en conclure que l’universalisme issu des Lumières n’a pas été capable de faire bais­ser le niveau de la vio­lence humaine, peut-être y a‑t-il à s’interroger sur sa ratio­na­li­té propre qui ne voit pas ce qu’il conti­nue de par­ta­ger avec la reli­gion : l’ambition de se pla­cer en sur­plomb de l’humanité. L’idéologie de l’Un qui conti­nue de l’inspirer ne tolère rien ni per­sonne à côté de lui et sa struc­ture men­tale reste iden­tique. Elle veut occu­per, fût-ce dans l’immanence, la posi­tion trans­cen­dante d’une ins­tance indis­cu­table. La reli­gion orga­ni­sait le monde à par­tir de la seule dis­tinc­tion morale ou phi­lo­so­phique entre le vrai et le faux dont elle se pré­ten­dait la gar­dienne sévère mais auto­ri­sée. Le ratio­na­lisme moderne exige pour sa part qu’un seul type de véri­té divise le monde entre ceux qui demeurent sous le joug de l’ignorance et ceux qui s’en sont libé­rés par la rai­son scien­ti­fique (Latour, 2012). Or, ce que la per­ma­nence des actes de vio­lence montre, c’est que l’Un au nom duquel se com­mettent les mas­sacres n’existe pas. Ou, tout au moins, qu’il ne nous est pas acces­sible. La fabri­ca­tion d’un « mono­hu­ma­nisme » qui per­met­trait de dépas­ser les tares du mono­théisme (Ass­mann, 2007) et son esprit com­bat­tant, a à ce point échoué que cer­tains vont jusqu’à pré­tendre que c’est dans la moder­ni­té elle-même que se trouve la source des pires bar­ba­ries du XXe siècle.

Un nouveau terrorisme ?

En Amé­rique et en Europe, les réflexions qui au cours des années récentes ont cher­ché à com­prendre ou à pré­ve­nir l’action ter­ro­riste se sont, com­pré­hen­si­ble­ment, plu­tôt consa­crées au « ter­ro­risme isla­mique ». Cela tou­te­fois comme s’il s’y agis­sait de quelque chose d’entièrement spé­ci­fique. Le retour réflexif sur l’histoire longue du pas­sé occi­den­tal n’a certes pas été absent, mais il est res­té rela­ti­ve­ment mar­gi­nal. Depuis les atten­tats du 11 sep­tembre 2001 et ceux qui ont sui­vi, l’intérêt immé­diat des gou­ver­ne­ments pour les pro­blèmes de sécu­ri­té et l’intérêt des mar­chands de l’édition ne sont, bien enten­du, pas dis­so­ciables de ce fait.

Il n’est évi­dem­ment pas faux que le ter­ro­risme actuel a trou­vé une autre dimen­sion et que son esprit puise dans de nou­velles sources qui sont doré­na­vant cultu­relles autant que poli­tiques. Même si on ne par­tage pas l’ensemble de leurs vues, il faut admettre que ce sont des ana­lystes comme Samuel Hun­ting­ton (1997) et Arjun Appa­du­rai (2001) qui les pre­miers ont sou­li­gné l’importance du choc entre des ensembles cultu­rels dif­fé­rents au moment de l’entrée dans l’ère post­co­lo­niale et de la mon­dia­li­sa­tion. Parce qu’en un ins­tant avec la des­truc­tion des Twin Towers, Al-Qaï­da a mon­tré qu’il pou­vait faire bas­cu­ler la quo­ti­dien­ne­té mon­diale dans un cau­che­mar média­tique à grande échelle, sa menace a don­né la mesure acquise par le ter­ro­risme contem­po­rain. Le 11 sep­tembre consti­tue, à cet égard, le pre­mier évè­ne­ment cultu­ro-sym­bo­lique véri­ta­ble­ment glo­bal et par­ta­gé par les habi­tants désor­mais inter­con­nec­tés de la même pla­nète. On peut y voir la catas­trophe inau­gu­rale d’une nou­velle époque où le ter­ro­risme révèle des sépa­ra­tions entre les com­mu­nau­tés humaines bien plus pro­fondes que celles pen­sées anté­rieu­re­ment, l’imperméabilité entre elles en dépit de la pro­di­gieuse faci­li­té acquise par les moyens de communication.

Par la dif­fu­sion mas­sive des images new-yor­kaises, un double pro­ces­sus de conscien­ti­sa­tion s’est opé­ré. D’une part, l’idée que les musul­mans pou­vaient se faire d’eux-mêmes en a été trans­for­mée. Durant plu­sieurs siècles, leurs socié­tés avaient vécu dans le sen­ti­ment d’avoir été injus­te­ment mar­gi­na­li­sées par l’histoire. Le doute iden­ti­taire y était grand. Or, à l’aide d’une puis­sante repré­sen­ta­tion recons­truite du vieil appel au jihad, ils se sont redé­cou­verts capables d’intervenir dans la pro­duc­tion de l’imaginaire mon­dial. Quelque chose comme un « moment his­to­rique » de chan­ge­ment s’est pro­duit pour eux. Tan­dis que d’autre part, du côté occi­den­tal, la convic­tion s’est éta­blie que l’on entrait dans une « guerre des civi­li­sa­tions ». L’Occident chré­tien qui, au tra­vers de son épo­pée colo­niale, avait his­to­ri­que­ment été capable d’arraisonner le monde, décou­vrit l’islam comme alté­ri­té radi­cale et s’expérimenta à son tour comme vul­né­rable. Inau­gu­ral, l’évènement a ain­si mis en lumière que le ter­ro­risme à grande échelle n’est pas sim­ple­ment le pro­duit d’identités cultu­relles anta­go­niques, mais qu’il est lui-même l’une des façons de pro­duire des iden­ti­tés lorsque les flux cultu­rels de la mon­dia­li­sa­tion sèment le doute à leur sujet.

Depuis tou­jours le ter­ro­risme s’est mani­fes­té comme une cruau­té fas­ci­née par son propre spec­tacle. Mais aujourd’hui, au moment où la glo­ba­li­sa­tion s’achève, le réseau­tage média­tique qui innerve la pla­nète entière lui a don­né la caisse de réso­nance extrême qui lui man­quait. Parce qu’il n’y a plus de zones publiques que les camé­ras ne balayent, l’un de ses aspects très moderne est d’avoir inven­té le « clip ter­ro­riste » (Lui­zard, 2015), dont l’esprit demeure néan­moins très tra­di­tion­nel : celui d’une bar­ba­rie ven­ge­resse expo­sée au regard du plus grand nombre. Avec l’effondrement des Twin Towers (2973 morts), tout le monde a pu voir la ful­gu­rance meur­trière de ses images. Elles se sont gra­vées dans les mémoires, bien plus pro­fon­dé­ment que les mots qui sont venus ensuite pour ten­ter de com­prendre. Les pro­ta­go­nistes du nou­veau ter­ro­risme avaient déci­dé de faire s’abattre théâ­tra­le­ment une sorte d’excès de réa­li­té sur la masse des citoyens-voyeurs connec­tés à leurs écrans. Leur réus­site fut totale. Et durant les années qui sui­virent, en même temps que les acteurs du jihad trans­fé­raient la scène prin­ci­pale de l’horreur dans la zone ira­ko-syrienne fina­le­ment inves­tie par l’État isla­mique (EI), ils ne man­quèrent pas de pro­duire simul­ta­né­ment une série de « télé-ter­reurs » sur le sol euro­péen : à Madrid en 2004 (191 morts), à Londres en 2005 (56 morts), à Bruxelles en 2014 (4 morts) et en 2015 enfin par deux fois à Paris en jan­vier (17 morts)et en novembre (130 morts). Sans oublier Copen­hague (2 morts) au début de la même année. Toutes ces scènes de cruau­té vou­lues comme telles, cal­cu­lées et média­ti­sées, ont ancré la convic­tion de l’avènement d’une nou­velle ère du ter­ro­risme, mon­dia­li­sé et reli­gieu­se­ment ins­pi­ré. Com­ment en est-on arri­vé là ?

Appa­ru durant les années 1980, le jiha­disme armé a des racines reli­gieuses proches issues notam­ment de la pen­sée des Frères musul­mans avec Saïd Qotb et de celle du théo­lo­gien fon­da­men­ta­liste pakis­ta­nais Mau­la­na Mau­du­di qui fut un oppo­sant farouche au colo­nia­lisme des nations euro­péennes. L’islam n’est tou­te­fois que ce que les musul­mans en font. Cette ins­pi­ra­tion n’est donc l’expression d’aucun islam éter­nel et unique qui, comme tel, n’a jamais exis­té. En tant que mou­ve­ment insur­rec­tion­nel moderne, il inter­roge néan­moins le mono­théisme musul­man en ce que, par­mi les cou­rants qui l’animent, il véhi­cule un zélo­tisme qui s’autorise la com­mis­sion de mas­sacres. Maho­met, qui ne fut pas qu’un pro­phète ins­pi­ré, mais aus­si un chef de guerre vision­naire qui cher­cha plus que qui­conque à arti­cu­ler l’ordre poli­tique et l’ordre théo­lo­gique, contri­bua à la mise en place d’un ima­gi­naire poli­ti­co-reli­gieux dont la force récur­rente a trans­pa­ru dans toutes les actions his­to­riques d’envergure ulté­rieu­re­ment pro­duites par le monde musul­man. Au nom d’un huma­nisme se vou­lant théo­cen­trique et à par­tir du « modèle de Médine », il s’est ain­si cru apte, fût-ce par le moyen des armes, à éta­blir la cité idéale. Il est donc vain de dire que le jiha­disme actuel n’a rien à voir avec l’islam véri­table qui, dans son fond, n’aspirerait qu’à la paix. En tant qu’idéologie, comme tous les autres mono­théismes, il a bel et bien engen­dré des cou­rants d’un dog­ma­tisme violent qui s’opposent actuel­le­ment à l’Occident en même temps qu’à d’autres ver­sions de l’islam.

D’inspiration prin­ci­pa­le­ment sun­nite (mais pas exclu­si­ve­ment), il s’agit en fait de la forme ultime prise par dif­fé­rents cou­rants réfor­ma­teurs qui, his­to­ri­que­ment, ont fait réfé­rence aux salafs (les pieux ancêtres) et se sont nour­ris de l’apport de divers théo­lo­giens fon­da­men­ta­listes : Ibn Han­bal dès le IXe siècle, Ibn Tay­miyya au XIIIe, Abd al-Wah­hâb au XVIIIe. Mais ce n’est qu’au XIXe que le terme sala­fisme est appa­ru et que le mou­ve­ment de la renais­sance arabe Nah­da s’est consti­tué à la suite des pen­seurs réfor­ma­teurs Jamal al-Din al- Afg­hâ­ni et Muham­mad ‘Abduh. Son expres­sion vio­lente actuelle est cepen­dant para­doxale dans la mesure où ce der­nier mou­ve­ment qui vou­lait rendre au monde musul­man la mai­trise de sa des­ti­née, s’avéra non seule­ment reli­gieux, mais aus­si ratio­na­liste et s’était mon­tré ouvert vis-à-vis de la moder­ni­té des Lumières (Laroui, 1986). Par la suite, il connut cepen­dant de mul­tiples contro­verses internes et, dans la fou­lée de l’échec des régimes poli­tiques arabes post­co­lo­niaux inca­pables d’en réa­li­ser l’espérance, il sus­ci­ta une gamme de posi­tion­ne­ments très variés. Pour l’essentiel, il se trans­for­ma, d’un côté, en une branche pieuse, rigo­riste et en prin­cipe non vio­lente, d’inspiration wah­hâ­bite (la doc­trine de l’Arabie Saou­dite), tan­dis que, d’un autre côté, il don­na nais­sance à une gnose meur­trière inté­grant des élé­ments idéo­lo­giques pro­ve­nant du léni­nisme et du fascisme.

Pour cette rai­son, on peut dire que l’islamisme se rat­tache à la famille des tota­li­ta­rismes. Il emprunte para­doxa­le­ment tant à la moder­ni­té qu’à la tra­di­tion reli­gieuse qui lutte contre la moder­ni­té parce qu’elle place l’être humain avant la divi­ni­té. La chute du mur Ber­lin et la fin de la guerre froide, la dis­pa­ri­tion du com­mu­nisme et l’effacement de l’idée de révo­lu­tion figurent en tout cas par­mi les fac­teurs qui sont inter­ve­nus dans la construc­tion du jiha­disme. Pour de nom­breux esprits en Occi­dent comme en Orient, il passe d’ailleurs pour incar­ner l’opposition armée à l’impérialisme. Se sub­sti­tuant à d’autres idéo­lo­gies qui ne sont plus dis­po­nibles, il a acquis une impor­tance poli­tique dont les racines sont certes arabes, mais aus­si euro­péennes. Il est donc syn­cré­tique et est deve­nu l’un des prin­ci­paux lan­gages par lequel, dans l’islam contem­po­rain, s’expriment ceux qui ne se résignent pas à la résignation.

On peut consi­dé­rer Al-Qaï­da comme une inter­na­tio­nale isla­miste née en réac­tion vis-à-vis d’un idéal bles­sé. Au moment de la guerre d’Afghanistan, il s’est for­mé comme une sorte d’école de cadres pour la mili­ta­ri­sa­tion de l’islamisme et s’est consti­tué comme un réseau clan­des­tin éli­tiste et nomade, sans véri­table centre géo­gra­phique. Dans les années 1990, deux cir­cons­tances vien­dront ren­for­cer son appel au jihad armé : d’une part, l’effondrement de l’empire sovié­tique où l’islam avait connu trois quarts de siècle de per­sé­cu­tion, et, d’autre part, la guerre du Golfe où la pré­sence des troupes amé­ri­caines dans la pénin­sule arabe a nour­ri le res­sen­ti­ment des opi­nions publiques. Le ter­ro­risme s’est alors diri­gé tout à la fois contre ces « enne­mis loin­tains » que sont les États-Unis d’abord et l’Europe ensuite, et contre les « régimes déviants » des dic­ta­tures moyen-orien­tales, laïques ou non, sou­te­nues par l’Occident. Il s’est néan­moins agi d’une uto­pie reli­gieuse qui, si meur­trière qu’elle soit, n’avait pas les ambi­tions d’un pou­voir poli­ti­co-éta­tique au sens strict.

Daesh est, quant à lui, entré en scène plus tard, en pre­nant dis­tance vis-à-vis de Ben Laden et appui sur les rap­ports régio­naux conflic­tuels entre sun­nites et chiites. Ici, les ambi­tions de pou­voir et d’hégémonie poli­tiques ne sont pas absentes. En se fixant un nou­vel objec­tif, la pro­cla­ma­tion d’un « cali­fat » à che­val sur les fron­tières de l’Irak et de la Syrie en pleine décom­po­si­tion, l’EI s’est assi­gné la créa­tion d’un espace géo­gra­phique. La chose doit être sou­li­gnée parce qu’elle fait sor­tir le ter­ro­risme de la clan­des­ti­ni­té. Pour­sui­vant l’établissement d’un « sun­nis­tan », Daesh a mani­fes­té la volon­té de faire exis­ter une véri­table « terre d’islam » qui, par l’application de la cha­ria, marque sa dif­fé­rence d’avec les espaces de la mécréance (Lui­zard, 2015).

Enfin et par ailleurs, il n’est pas dif­fi­cile de com­prendre que, même à dis­tance, une telle mani­fes­ta­tion de « fier­té musul­mane » en soit venue à exer­cer un pou­voir d’attrait et sus­ci­ter un sen­ti­ment d’appartenance radi­ca­li­sée chez un cer­tain nombre de jeunes issus des familles immi­grées en Europe. Le radi­ca­lisme comme forme d’expression de soi nait géné­ra­le­ment d’un sen­ti­ment d’indignité lié à l’impuissance et à l’humiliation sociale. Or, nombre de jeunes issus de l’immigration, déshé­ri­tés, mais de plus en plus ins­truits, éprouvent un tel sen­ti­ment. Ils s’expérimentent comme les vic­times d’un sépa­ra­tisme social et eth­nique qui les fait vivre dans une Europe où ils n’ont pas une véri­table place. Ils y campent sans en faire réel­le­ment par­tie. Pour eux comme pour toutes les popu­la­tions dont l’identité est désta­bi­li­sée par la trans­plan­ta­tion et la mon­dia­li­sa­tion, la dimen­sion reli­gieuse peut se tra­duire en un lan­gage idéo­lo­gique qui joue le rôle d’une « patrie por­ta­tive ». Elle devient alors l’outil de res­tau­ra­tion d’une appar­te­nance sociale man­quante. Cer­tains pro­fils per­son­nels sont visi­ble­ment prêts à mou­rir pour ce type de com­mu­nau­té ima­gi­naire qui, comme le com­mu­nisme et le fas­cisme hier, les fait socia­le­ment exister.

À pro­pos de la géné­ra­tion de jeunes par­mi les­quels se recrute la qua­si-tota­li­té des can­di­dats euro­péens au jihad, c’est Oli­vier Roy (2015) qui for­mule l’hypothèse la plus convain­cante : ce n’est pas d’abord l’islam qui les radi­ca­lise, mais leur radi­ca­lisme qui s’islamise. Pour­quoi ? Parce qu’il n’y a aujourd’hui rien d’autre de dis­po­nible sur le mar­ché idéo­lo­gique de la révolte radi­cale. Pour ces jeunes, il s’agit d’un pas­sage vers une vio­lence réac­tive au déni d’eux-mêmes qu’ils expé­ri­mentent à l’intérieur d’une Europe qui les rejette et qu’ils rejettent. Il faut bien consta­ter que ce n’est pas à la mys­tique sou­fie qu’ils adhèrent après la période au cours de laquelle ils ont d’abord com­mis des actes délin­quants, bu de l’alcool, fumé du shit et dra­gué les filles. Et que durant leur pas­sage en pri­son où sou­vent ils se sont conver­tis, ils n’ont pas non plus mani­fes­té un grand inté­rêt pour la théo­lo­gie musul­mane. Ils y ont eu le temps de lire, mais c’est à peine s’ils ont feuille­té L’islam pour les nuls. Leur radi­ca­li­sa­tion géné­ra­tion­nelle s’est plu­tôt orga­ni­sée comme la recons­truc­tion de leur digni­té per­son­nelle pour des indi­vi­dus très occi­den­ta­li­sés au moment où il s’est agi d’entrer défi­ni­ti­ve­ment dans la vie adulte. Et parce qu’ils ont échoué lors de cette étape, c’est à par­tir de l’imaginaire d’un sala­fisme dont l’esprit de revanche leur convient très bien qu’ils se sont alors tour­nés vers l’héroïsme d’une révolte nihi­liste capable de bra­ver la mort.

Mais, reve­nant à Daesh, ce qui doit sur­tout être sou­li­gné, c’est qu’en pre­nant appui sur le conflit confes­sion­nel entre sun­nites et chiites, le ter­ro­risme s’est trans­for­mé en une forme contem­po­raine de la guerre qui implique non seule­ment les États de la région, mais aus­si les démo­cra­ties occi­den­tales. C’est la thèse que, comme Lui­zard, sou­tient Hélène L’Heuillet (2009) qui rap­pelle que pour Clau­se­witz, la guerre est un camé­léon qui épouse les évo­lu­tions du temps et notam­ment les façons qu’il y a de créer de l’ennemi. Dans cette pers­pec­tive, la forme paroxys­tique de cruau­té san­gui­naire que l’EI met en pra­tique peut être vue non pas d’abord comme une enré­gi­men­ta­tion décer­ve­lée, mais l’expression d’un conflit déré­gu­lé et la ver­sion actuel­le­ment la plus radi­cale de la contes­ta­tion de l’ordre poli­tique, éco­no­mique et cultu­rel mon­dia­li­sé. La matrice du ter­ro­risme contem­po­rain l’a donc conduit ulti­me­ment vers un conflit dont la bar­ba­rie se nour­rit, d’une part, d’un res­sen­ti­ment poli­tique à l’égard de l’impérialisme occi­den­tal et, d’autre part, des contra­dic­tions cultu­relles internes en même temps que des ambi­tions que garde un mono­théisme qui cherche à recon­qué­rir son influence.

L’association de la tradition et de la modernité

À bien des égards un tel esprit du ter­ro­risme qui s’affranchit de tout code dépasse l’entendement. On ne par­vient à per­ce­voir son impla­cable cruau­té que comme le fruit d’une indé­chif­frable démence. C’est là du moins la prin­ci­pale per­cep­tion que l’on par­vient à en avoir au sein de la moder­ni­té occi­den­tale. Cela parce que l’on n’y mesure pas la vio­lence de la mon­dia­li­sa­tion qui jette toutes les socié­tés dans une his­toire com­mune, mais à par­tir tou­te­fois d’histoires dif­fé­rentes et cha­cune sin­gu­lière qui ne sont pas syn­chrones. Au sein de cha­cune d’elles, le pou­voir de mobi­li­sa­tion sym­bo­lique que garde la reli­gion n’est pas iden­tique. L’ascension d’une éco­no­mie glo­ba­li­sée asso­ciée à la mon­tée en puis­sance du pro­ces­sus d’individuation pro­voque par­tout dans le monde une dés­in­té­gra­tion de l’univers des rela­tions sociales ain­si qu’une crise de la croyance religieuse.

Mais cela ne signi­fie pas la néces­saire dis­pa­ri­tion de la reli­gion. Ce qu’une telle situa­tion trans­forme, c’est sur­tout sa place et son rôle. Et, à par­tir de cer­tains contextes, elle est sus­cep­tible de contri­buer à l’émergence d’un acti­visme des plus extrêmes. Dans le cadre du jiha­disme, il s’agit de réac­ti­ver une véri­té sacrale mena­cée par le pro­jet de moder­ni­té mis en œuvre par l’Occident et, sur la base d’une pure­té mytho­lo­gique attri­buée aux ori­gines de l’islam, de lui rendre sa posi­tion de clé de voute de l’organisation col­lec­tive. À l’inverse des autres voies de la contes­ta­tion (le mar­xisme, le natio­na­lisme, le syn­di­ca­lisme) qui relé­guaient la reli­gion au second plan, cet isla­misme met en œuvre une uto­pie reli­gieuse qui veut répa­rer les dis­con­ti­nui­tés que les chan­ge­ments sociaux, éco­no­miques et poli­tiques ont intro­duites dans l’histoire (Mar­ti­nez-Gros et Valen­si, 2013).

La spé­ci­fi­ci­té de l’esprit du ter­ro­risme en face duquel nous nous trou­vons réside donc dans un mes­sia­nisme qui n’est pas qu’une sur­vi­vance des temps pas­sés. Il asso­cie para­doxa­le­ment deux sources d’inspiration non homo­gènes sinon contra­dic­toires : la tra­di­tion et la moder­ni­té1. Se retrouvent ensemble, d’une part, ce qui est y per­çu comme une agres­sion de la moder­ni­té occi­den­tale des­truc­trice des valeurs tra­di­tion­nelles de l’islam et, d’autre part, une appro­pria­tion des tech­niques propres de cette moder­ni­té. Non seule­ment les arme­ments, inter­net, la spé­cu­la­tion finan­cière néan­moins condam­née par l’islam, mais aus­si, comme clou du spec­tacle reli­gieux, la média­ti­sa­tion inten­sive d’images rele­vant d’un ima­gi­naire san­glant pro­duites para­doxa­le­ment par des croyants dont la tra­di­tion ico­no­claste refuse cepen­dant toute repré­sen­ta­tion du sacré (Crou­zet et Le Gall, 2015). En se sou­met­tant si volon­tiers aux règles si modernes de la socié­té du spec­tacle, on par­vient à une forme nou­velle de l’action, un ter­ro­risme dont Jean Bau­drillard (dans un article de 2001 dont nous avons repris le titre) a sou­li­gné qu’il s’approprie les moyens de la moder­ni­té elle-même, mais en vue de la détruire. Tout change avec les jiha­distes, dit-il, puisque les moyens que la moder­ni­té rend dis­po­nibles sont conju­gués avec l’arme sym­bo­lique de la mort, dont la leur elle-même conçue comme une action sacri­fi­cielle. Par­mi toutes les autres causes, éco­no­miques ou géo­po­li­tiques, qui déter­minent le ter­ro­risme, cette réver­sion du sens de l’action lui confère une déme­sure qui exprime en fait le res­sen­ti­ment contre les idées de liber­té et d’autonomie que le monde moderne pré­tend avoir face à Dieu. Et qui, pour y par­ve­nir, se pro­jette dans l’effroi apo­ca­lyp­tique d’une stra­té­gie de la cruau­té. On veut y faire table rase du pré­sent tel qu’il est, le détruire sans condi­tion, de manière aveugle et illi­mi­tée. Pour ceux qui s’y consacrent, le ter­ro­risme relève d’un hyp­no­tisme capable de por­ter remède à la mécréance contem­po­raine. Il est le moyen qui doit for­cer l’humanité à aller vers son salut. Sa fac­tua­li­té réside ain­si dans un défi qui se concré­tise sur une autre scène que celle du monde vécu, là où la dimen­sion sym­bo­lique du sacri­fice serait capable de défier l’ordre de l’histoire.

Certes, on ne peut pas se conten­ter de dire que c’est le zèle reli­gieux d’une frac­tion du monde musul­man qui consti­tue l’unique expli­ca­tion du jiha­disme armé. L’hétérogénéité com­plexe de ses sources a été évo­quée et on sait bien qu’un ensemble de fac­teurs y inter­viennent. Les isla­mistes de Daesh ont un agen­da qui est autant poli­tique que reli­gieux parce que dans les diverses moda­li­tés du lien col­lec­tif, le poli­tique et le reli­gieux ne sont jamais tota­le­ment dis­so­ciables. Ceux qui avec luci­di­té veulent entre­prendre des actions qui fassent bar­rage à Daesh doivent tenir compte de cet ensemble. En res­ter à sim­ple­ment inva­li­der théo­ri­que­ment la dimen­sion sacrale de cette vio­lence sans rien com­prendre à l’esprit qui l’anime don­ne­rait peu de chance d’identifier la phar­ma­co­pée qui par­vien­drait à réduire sa pathologie.

Faire barrage au terrorisme

Il serait vain de pré­tendre que dans le registre reli­gieux on dis­pose d’un scé­na­rio de sor­tie rapide de la crise. Mais il serait tout aus­si illu­soire de céder aux erre­ments d’une cer­taine pen­sée de gauche dont de bons esprits nous expliquent que la véri­table cause du ter­ro­risme n’est pas dans la reli­gion, mais dans la résis­tance des oppri­més à l’impérialisme occi­den­tal. Dans cette ver­sion issue de la vul­gate mar­xiste qui rabat la reli­gion à n’être qu’une illu­sion qui occulte la source éco­no­mique des conflits, les jiha­distes ne sont plus eux-mêmes que des vic­times du capi­ta­lisme. À la limite, il fau­drait les sou­te­nir. Or, même si les argu­ments poli­tiques et éco­no­miques doivent inter­ve­nir dans la réflexion, on ne peut pas tenir pour rien le fait que le jiha­disme met en œuvre une concep­tion du sacré qui est anti­dé­mo­cra­tique, qu’il s’oppose fron­ta­le­ment aux liber­tés indi­vi­duelles, à l’égalité des sexes, à la sépa­ra­tion entre le poli­tique et le reli­gieux et au plu­ra­lisme des croyances en même temps qu’il répand le feu et le sang. Toutes choses qu’il est bien dif­fi­cile de défendre.

Il vaut donc mieux com­men­cer par dis­tin­guer l’islam du fana­tisme qu’il est capable d’alimenter. Et cela, même si actuel­le­ment l’association d’idées entre isla­misme et ter­reur fait subir un tel dom­mage à l’islam dans sa glo­ba­li­té, que l’on ne voit pas très bien com­ment son rayon­ne­ment spi­ri­tuel s’en remet­tra (Slo­ter­dijk, 2008). Il y aura pour cela à col­la­bo­rer avec les musul­mans s’opposant à l’intégrisme, comme Abdel­wa­hab Med­ded (2002) qui, à cet égard, parle de la « mala­die de l’islam ». Et parce que toutes les reli­gions, sur­tout les grands mono­théismes dépo­si­taires d’une ambi­tion uni­ver­sa­liste, res­tent capables de pro­duire de la vio­lence fana­tique, il y aura à favo­ri­ser en leur sein les cou­rants qui conduisent à ce que plus per­sonne ne puisse s’y esti­mer dépo­si­taire d’une véri­té indis­cu­table parce qu’unique. On reste frap­pé, en effet, par la faible capa­ci­té des hié­rar­chies des grands mono­théismes à conci­lier leurs vues avec les exi­gences intel­lec­tuelles de la moder­ni­té plu­ra­liste. Or, parce que la mon­dia­li­sa­tion n’est pas qu’économique et poli­tique, mais aus­si cultu­relle, elle implique que les reli­gions tout comme les cultures se civi­lisent les unes les autres par un dia­logue entre elles et avec la pen­sée laïque dans un monde où les visions reli­gieuses et are­li­gieuses doivent se mon­trer capables, pour la part qui leur revient, de contri­buer à l’établissement de la paix pour tous. Enfin et dans le même temps, il fau­dra venir en aide aux popu­la­tions que les isla­mistes prennent pour cible et admettre que, pour cela, cer­taines opé­ra­tions mili­taires s’avèreront néces­saires. Non pas pour mener la guerre comme telle, mais pour mettre fin aux mas­sacres par un endi­gue­ment de ses auteurs jusqu’à ce que s’épuise leur nuisance.

Mais dans les socié­tés occi­den­tales elles-mêmes, sont-ce exclu­si­ve­ment des poli­tiques sécu­ri­taires et de pré­ven­tion sys­té­ma­tique qui doivent être mises en œuvre ? Il est assu­ré­ment impos­sible de s’en pas­ser. Elles s’imposent même, et c’est ici la figure de Hobbes, le père de la phi­lo­so­phie poli­tique moderne, qui fait réfé­rence parce qu’au cœur de la guerre civile et reli­gieuse anglaise du XVIIe siècle, il sut faire valoir qu’il n’y a pas de paix civile pos­sible sans un État qui pro­tège l’intégrité de ses membres. Lui seul, par son pou­voir et l’autorité de la loi, per­met l’établissement de la liber­té de conscience, la tolé­rance et la sécu­ri­té publique de ses ressortissants.

Faire bar­rage au ter­ro­risme sur le sol euro­péen lui-même, c’est réagir au fait qu’il n’a pas de fron­tières et que l’on vit désor­mais sous sa menace. Avec l’irruption du jiha­disme mon­dial, les res­pon­sables gou­ver­ne­men­taux consi­dèrent non sans rai­son qu’il y a là une menace qui n’est pas de basse inten­si­té et que de nou­velles approches sécu­ri­taires s’imposent au nom des valeurs des socié­tés démo­cra­tiques que les ter­ro­ristes cherchent à désta­bi­li­ser. Pour faire face aux impé­ra­tifs de la sécu­ri­té, les déci­deurs poli­tiques se trouvent tou­te­fois devant une double exi­gence : d’abord celle de dis­tin­guer entre les faits objec­ti­ve­ment là et leur tra­duc­tion dans une vision du monde qui légi­time le type de réac­tion à mettre en œuvre ; ensuite faire face au para­doxe des opi­nions publiques où s’intriquent, d’une part, l’appel à des remèdes effi­caces contre l’insécurité, et, d’autre part, la crainte des pos­sibles effets anti­dé­mo­cra­tiques de l’action répressive.

Si c’est bien de sécu­ri­té et de pré­ven­tion qu’il s’agit, l’État doit se gar­der des mesures qui portent atteinte aux droits fon­da­men­taux des per­sonnes et aux liber­tés publiques. Il devra donc s’abstenir de la pré­ci­pi­ta­tion dans le « dis­cours de la guerre » dont, non sans abus rhé­to­rique, font usage ceux qui, sans plus, veulent faire admettre des mesures sécu­ri­taires exces­sives. D’ailleurs, sommes-nous dans la guerre ? Peut-être. Mais il faut immé­dia­te­ment remar­quer que ce type de dis­cours mar­tial est loin de faire l’unanimité. L’endosser sans hési­ter en affir­mant qu’il faut se défendre contre une « armée jiha­diste » pose plus de ques­tions qu’elle n’en résout. C’est une reprise presque mot à mot du dis­cours de Georges W. Bush après le 11 sep­tembre 2001. On sait ce qui décou­la du Patriot Act dont la pente glis­sante rési­da dans les écarts de droit tolé­rés parce qu’ils ne tou­chaient pas les natio­naux. Le dis­cours de la guerre invoque l’agression dont la « civi­li­sa­tion occi­den­tale » serait la prin­ci­pale vic­time et pro­cède d’une déma­go­gie qui estompe la réa­li­té : ce ne sont pas les Occi­den­taux, mais les popu­la­tions des socié­tés musul­manes elles-mêmes qui sont les prin­ci­pales vic­times de la vio­lence ter­ro­riste. Ain­si, le Centre de recherches sur le terrorisme.com estime que, dans ces pays-là et depuis la pro­cla­ma­tion du cali­fat par Daesh en juin 2014, plus de cinq-mille-cinq-cents vic­times civiles qui ont été tuées sont attri­buables à la mou­vance isla­miste. Aux­quelles il faut ajou­ter toutes celles qui n’ont pas été épar­gnées par les inter­ven­tions mili­taires de la coa­li­tion occi­den­tale et les armées régu­lières locales.

En matière de sécu­ri­té dans l’Europe elle-même, les enjeux du dis­cours de la guerre sont par­ti­cu­liè­re­ment sen­sibles lorsqu’il s’agit des pra­tiques de sur­veillance inté­rieure. Par défi­ni­tion, elles ne peuvent pas être visibles mais affectent néan­moins les rela­tions sociales. Parce qu’elles inter­viennent selon une logique pré­dic­tive, elles touchent à la répu­ta­tion des indi­vi­dus. Tout est ici une ques­tion de pro­por­tion­na­li­té, parce que dès que la ques­tion de la sécu­ri­té obsède les esprits, le ren­sei­gne­ment devient cen­tral. Et parce que ce der­nier ne peut être mené que dans le secret, c’est-à-dire par des méthodes proches de celles des ter­ro­ristes, pour être effi­cace il cherche à s’émanciper des contraintes d’un cadre légal clair. Para­doxa­le­ment, l’action menée au nom de la sécu­ri­té conforte alors l’un des objec­tifs du ter­ro­risme lui-même, qui est de saper la confiance que les citoyens de toutes ori­gines peuvent avoir dans l’autorité garante de la com­mu­nau­té poli­tique. Il faut donc être atten­tif à l’inquiétude de ceux qui expriment leurs craintes face aux légis­la­tions d’exception qui touchent non pas sim­ple­ment à la liber­té des indi­vi­dus, mais en même temps au sens que doit gar­der la construc­tion du vivre ensemble. La sécu­ri­té à elle seule ne contri­bue pas à ouvrir un tel hori­zon de sens et la lutte contre le ter­ro­risme, qui concerne ulti­me­ment la volon­té de construire une com­mu­nau­té poli­tique, ne peut pas être enfer­mée dans une pers­pec­tive pure­ment ins­tru­men­tale d’efficacité (Gara­pon, 2011). Il y a donc quelque chose de contra­dic­toire à jeter à prio­ri la sus­pi­cion sur des caté­go­ries entières de popu­la­tions que, par ailleurs, on pré­tend vou­loir mieux inté­grer. Ce ne serait que for­ti­fier l’idée déjà trop répan­due selon laquelle les prin­ci­pales vic­times de cet « enne­mi de l’intérieur » que sont les immi­grés d’origine musul­mane dans leur ensemble. C’est pour tous que la confiance consti­tue une dimen­sion essen­tielle d’un échange social véri­table et elle ne s’établit pas prin­ci­pa­le­ment par des actions de sur­veillance. Pour qu’elle s’instaure ou se res­taure, il faut qu’existent des ima­gi­naires sociaux non entra­vés, des opi­nions libres et mili­tantes, contra­dic­toires même et sans auto­cen­sure préa­lable, parce que c’est ain­si que la créa­ti­vi­té poli­tique s’établit col­lec­ti­ve­ment dans les démo­cra­ties qui ont besoin de se redé­fi­nir sans cesse. Toutes choses que les logiques poli­cières négligent faci­le­ment2.

Quant à la radi­ca­li­sa­tion des jeunes enclins à adhé­rer aux thèses jiha­distes, le dis­cours poli­tique en reste le plus sou­vent à l’affirmation d’une volon­té de limi­ter au mieux leur conta­mi­na­tion par des doc­trines reli­gieuses toxiques. Il est vrai que jusqu’ici, les enquêtes de ter­rain nous four­nissent moins une connais­sance appro­fon­die des moti­va­tions qui poussent ces jeunes à rejoindre les rangs du jihad qu’elles ne nous ren­seignent sur le conte­nu poli­ti­co-reli­gieux des mes­sages dif­fu­sés sur inter­net par ceux qui cherchent à les recru­ter. On y table beau­coup sur l’humiliation et le déni de digni­té dont, après leurs parents, les jeunes issus de familles immi­grées musul­manes conti­nuent de faire l’expérience. L’appel et la pro­messe du jiha­disme sont d’y retrou­ver une appar­te­nance et une fier­té per­son­nelle per­dues. Le code reli­gieux vient ain­si se com­bi­ner avec la ten­sion exis­ten­tielle d’une condi­tion sociale. Comme le sou­ligne Oli­vier Roy, on observe tou­te­fois que la radi­ca­li­sa­tion de la plu­part de ces jeunes ne s’accompagne pas d’un grand sou­ci de s’instruire reli­gieu­se­ment. Ils sont le plus sou­vent en rup­ture avec les conduites reli­gieuses de leurs parents mais vivent dans une « sainte igno­rance ». Ils se contentent d’imaginer un islam glo­bal qu’ils opposent à l’Occident. Au total, cela concerne moins la toxi­ci­té reli­gieuse des mes­sages isla­mistes que la per­ma­nence de la mar­gi­na­li­sa­tion sociale et cultu­relle d’une frac­tion impor­tante de l’immigration musul­mane en Europe. Pour les poli­tiques de déra­di­ca­li­sa­tion, cela implique qu’il s’agit moins de lut­ter contre une doc­trine reli­gieuse que contre la per­ma­nence de la déshé­rence sociale dont cette frac­tion de l’immigration souffre. Il est cru­cial que les immi­grés, leurs enfants et petits enfants soient trai­tés comme des citoyens égaux des autres, non seule­ment en théo­rie mais en pratique.

Les limites des politiques sécuritaires

Le ter­ro­risme a une longue his­toire. Insé­pa­rable de la vio­lence qui, par­mi les pra­tiques humaines peut s’associer à des entre­prises soit de domi­na­tion soit d’émancipation, il revêt donc des formes et un esprit qui dif­fèrent selon les contextes où il s’affirme. En fonc­tion de quoi les moyens mis en œuvre pour lui faire bar­rage ou le réduire peuvent, eux aus­si, dif­fé­rer. Mais l’idée d’une poli­tique anti­ter­ro­riste effi­cace à cent pour cent n’a pas de sens. Pour ne pas suc­com­ber aux dérives sécu­ri­taires au total néfastes pour la démo­cra­tie et aller plu­tôt vers le trai­te­ment des causes du ter­ro­risme, les res­pon­sables gou­ver­ne­men­taux doivent non seule­ment avoir la clair­voyance de l’admettre mais le dire publi­que­ment. Ce serait là recon­naitre les limites de l’impératif hobbesien.

Comme le fait valoir Yves Michaud (2002), Hobbes inau­gu­rait la série cano­nique des pen­seurs de l’ordre et de la règle sociale (Locke, Rous­seau, Kant, Hegel), celle du « contrat » qui se fonde intel­lec­tuel­le­ment et s’institue idéa­le­ment à par­tir d’une exclu­sion de la vio­lence consi­dé­rée comme expres­sive de « l’état de nature ». Cela nous ramène en fait aux ori­gines de la démo­cra­tie euro­péenne, lorsque le ratio­na­lisme vou­lut rompre avec l’arbitraire de l’absolutisme et le désordre des pas­sions indi­vi­duelles. On y repousse la vio­lence, mais d’une manière théo­rique seule­ment, aux confins de la com­mu­nau­té répu­tée paci­fiée parce que vou­lue comme telle. Cette pen­sée s’est tou­te­fois rapi­de­ment trans­for­mée en une théo­rie de la confor­mi­té et de la dis­ci­pline civique. Si elle reste néces­saire et demeure d’application, la pers­pec­tive qu’elle ins­taure et qui expulse abs­trai­te­ment la vio­lence hors de la socié­té (c’est-à-dire sans être effec­ti­ve­ment capable d’accomplir cette tâche dans sa tota­li­té) fait qu’avec elle on ne dis­pose plus de beau­coup de moyens pour pen­ser la bru­ta­li­té des ten­sions qui y res­tent néan­moins pré­sentes. Ce ne sont plus que des ratés ou des échecs vis-à-vis des objec­tifs d’éradication qu’on s’était fixés. Pire encore, lors des périodes où le ter­ro­risme renait, les man­da­taires publics sont enclins à y dis­cer­ner non pas d’abord l’expression de conflits tou­jours pré­sents entre groupes sociaux anta­go­niques, mais des conduites illé­gi­times qui per­cutent l’ordre contrac­tuel et hié­rar­chique où il n’y aurait rien à chan­ger. En res­tant à l’intérieur d’un tel sché­ma sim­pli­fi­ca­teur, les man­da­taires publics mani­festent qu’en réa­li­té il est plus confor­table pour eux que la démo­cra­tie soit jugée à par­tir de ses enne­mis plu­tôt que sur ses résultats.

Actuel­le­ment, le ter­ro­risme émerge à nou­veau comme une puis­sante force de déré­gu­la­tion de la vie col­lec­tive. Cela, avec une ampleur qui donne la mesure des fortes ten­sions éco­no­miques, géo­po­li­tiques, mais aus­si cultu­relles qui se com­binent désor­mais et qui sont celles d’une mon­dia­li­sa­tion chao­tique. On ne peut en mini­mi­ser l’importance et il faut admettre que même dans les démo­cra­ties le niveau de pro­tec­tion des liber­tés n’est pas immuable, qu’il peut fluc­tuer en fonc­tion des risques exis­tants. C’est tou­te­fois parce que l’interaction spé­ci­fique entre le ter­ro­risme et la démo­cra­tie est de mettre cette der­nière à l’épreuve d’elle-même qu’il est si impor­tant de ne pas céder à la logique de la répres­sion. Car lorsque cette der­nière outre­passe la visée du pro­jet démo­cra­tique lui-même, c’est l’esprit de ses ins­ti­tu­tions et l’exercice de leur auto­ri­té qui se disqualifient.

  1. La dis­tinc­tion entre tra­di­tion et moder­ni­té fait réfé­rence au pro­ces­sus his­to­rique de ratio­na­li­sa­tion crois­sante tel que le défi­nit Max Weber. On pour­rait par­ler aus­si d’une occi­den­ta­li­sa­tion du monde puisqu’il s’agit tout à la fois du règne de plus en plus éten­du de la rai­son objec­tive et de l’affirmation conco­mi­tante d’un sujet humain libre qui, ensemble, affran­chissent les membres des socié­tés concer­nées de leur tra­di­tion­nelle hié­rar­chi­sa­tion d’inspiration théo­lo­gique. On peut faire réfé­rence éga­le­ment à Mar­cel Gau­chet (1985) dans sa réflexion sur la sor­tie de l’hétéronomie des socié­tés humaines et allant vers leur autonomie.
  2. Une inté­res­sante tri­bune col­lec­tive sur ce sujet a été publiée dans Le Monde du 19 juillet 2015 par plu­sieurs spé­cia­listes des sciences humaines et sociales, inti­tu­lée « La loi sur le ren­sei­gne­ment aura un impact irré­ver­sible sur le lien social ». 

Albert Bastenier


Auteur

Sociologue. Professeur émérite de l'université catholique de Louvain. Membre du comité de rédaction de La Revue nouvelle depuis 1967. S'y est exprimé régulièrement sur les questions religieuses, les migrations et l'enseignement.