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L’émancipation par les monstres nanars

Numéro 5 - 2017 par Christophe Mincke Quentin Verreycken

juillet 2017

Étu­dier les monstres implique d’en ana­ly­ser les repré­sen­ta­tions popu­laires. Les nanars de monstres, par le rire qu’ils pro­voquent, per­mettent de démy­thi­fier le « tout-puis­sant » et pro­posent des ver­sions homéo­pa­thiques des monstres clas­siques. Ce fai­sant, le nanar de monstres est pro­fon­dé­ment émancipateur.

Dossier

L’évocation de la figure du monstre, dans le contexte cultu­rel qui est le nôtre, nous semble notam­ment devoir pas­ser par l’étude de ses repré­sen­ta­tions popu­laires. Si nous ne sculp­tons plus de diables aux cha­pi­teaux des colonnes de nos églises, si nous ne nous racon­tons plus le sab­bat des sor­cières1, il est un domaine où le monstre est encore mas­si­ve­ment pré­sent : le cinéma.

De Nos­fé­ra­tu le vam­pire (Mur­nau, 1922) à Alien Cove­nant (Rid­ley Scott, 2017), en pas­sant par King Kong (Merian C. Cooper et Ernest B. Schoed­sack, 1933), les extra­ter­restres de L’Invasion des sou­coupes volantes (Ed Hunt, 1977), le requin des Dents de la mer (Ste­ven Spiel­berg, 1975) ou le psy­cho­pathe Han­ni­bal Lec­ter (Antho­ny Hop­kins) dans Le Silence des agneaux (Jona­than Demme, 1991), les monstres hantent nos écrans depuis les débuts du ciné­ma. Après tout, s’il n’est pas né dans les foires, il y a tout de même ren­con­tré ses pre­miers suc­cès popu­laires à la fin du XIXe siècle, par­mi les femmes à barbe et autres ava­leurs de sabre. Le ciné­ma n’est-il pas avant tout l’art de mon­trer ? Et qu’est-ce qu’un monstre, sinon un être que l’on désigne comme tel ?

Le monstre, cet étranger

Éty­mo­lo­gi­que­ment, le monstre vient du latin mons­trum, qui peut dési­gner tour à tour un « pro­dige qui aver­tit de la volon­té des dieux » ou un « être de carac­tère sur­na­tu­rel »2. Aujourd’hui, le monstre est cette créa­ture qui, soit est exclue de la com­mu­nau­té de ses sem­blables, qu’elle s’en soit éloi­gnée ou qu’elle en ait été reje­tée, soit qui lui a tou­jours été radi­ca­le­ment étran­gère. Lézard mutant, mort-vivant, ani­mal anor­ma­le­ment grand ou agres­sif, psy­cho­pathe ou encore enti­té extra­ter­restre, le monstre est tou­jours ce qui est hors normes, ce qui n’appartient pas, ou ne devrait pas appar­te­nir, à notre monde. Il est donc ce qui fait irrup­tion par­mi nous par erreur, acci­dent ou mal­veillance ; il est un autre irré­duc­ti­ble­ment venu d’ailleurs. Ain­si, King Kong est-il rap­por­té d’un monde sau­vage dans une ville à laquelle il est étran­ger, de la même manière que les dino­saures géné­ti­que­ment recons­ti­tués de Juras­sic Park (Ste­ven Spiel­berg, 1993) pro­viennent d’un pas­sé depuis long­temps révo­lu ou que l’entité extra­ter­restre de Pre­da­tor (John McTier­nan, 1987) est lar­guée par un vais­seau spatial.

L’irruption du monstre peut éga­le­ment être la consé­quence d’un inci­dent tou­chant un indi­vi­du nor­mal ou de la décou­verte chez lui de carac­té­ris­tiques extra­or­di­naires. C’est ain­si que le psy­cho­pathe est sou­vent ce voi­sin dont l’apparence banale a long­temps dis­si­mu­lé l’inhumanité, que d’inoffensives arai­gnées, au contact de pro­duits chi­miques, vont se muer en monstres (Arac Attack, Ello­ry Elkayem, 2002), que de pai­sibles citoyens, conta­mi­nés par un virus, vont deve­nir une sorte de zom­bies (Je suis une légende, Fran­cis Law­rence, 2007), que l’expérimentateur d’un dis­po­si­tif de télé­por­ta­tion se trouve trans­for­mé en mouche (La Mouche, David Cro­nen­berg, 1986) ou encore qu’une masse informe et gluante, à l’apparence d’un gros che­wing-gum, gran­disse au point d’englober une ville entière (Le Blob, Chuck Rus­sell, 1988).

Le monstre, ce danger

Le monstre n’est cepen­dant pas seule­ment un corps étran­ger. Dans ce que nous appel­le­rons ici les « films de monstres », l’entité mons­trueuse met en dan­ger le milieu dans lequel elle s’introduit : joyeuse bande de copains par­tis pas­ser le wee­kend dans une cabane au fond des bois (The Cabin in the Woods, Drew God­dard, 2012), ville de pèque­nots où rien ne se passe jamais (Per­fec­tion, la petite bour­gade minable dans Tre­mors, Ron Under­wood, 1990), pays entier (comme dans Dis­trict 9, Neill Blom­kamp, 2009), voire pla­nète (Inde­pen­dence Day, Roland Emme­rich, 1996). Car le monstre n’est pas Ele­phant Man (David Lynch, 1980): ce n’est pas sa lai­deur qui le défi­nit, mais bien ses dents, ses griffes, ses pou­voirs sur­na­tu­rels, ou son génie cri­mi­nel et son sadisme. Avec ses armes, il tue, dévore, viole, éventre, voire tout cela à la fois. Par­fois même, comme pour les zom­bies, les vam­pires ou les loups-garous, il a le pou­voir de cor­rompre ses vic­times et les trans­for­mer à leur tour en monstres.

Ce n’est certes pas un hasard si ce corps étran­ger est un péril pour la com­mu­nau­té qui le voit débar­quer. Le mou­ton noir ou la pièce rap­por­tée ont tou­jours sus­ci­té la méfiance, mais l’étrangeté du monstre n’est pas la seule rai­son de sa dangerosité.

En effet, le res­sort essen­tiel du monstre est sa nui­sible toute-puis­sance. Celle-ci est bien enten­du une facul­té de faire le mal, mais éga­le­ment une invul­né­ra­bi­li­té. Elle est ce qui rend néces­saire, mais impos­sible, de se débar­ras­ser de la créa­ture. Com­ment tuer un mort(-vivant)? Com­ment vaincre un gorille géant ? Com­ment venir à bout d’une arai­gnée tueuse éla­bo­rée dans le secret d’un labo­ra­toire mili­taire ? Com­ment régler son compte à l’extraterrestre mon­té à bord du vais­seau spa­tial ? C’est bien enten­du le res­sort scé­na­ris­tique cen­tral du film de monstres.

Or, cette toute-puis­sance nous semble être au fon­de­ment d’une ambigüi­té dans nos rap­ports aux monstres. Bien enten­du, le monstre nous effraie. Laid, bru­tal, retors, invul­né­rable, il repré­sente géné­ra­le­ment une de nos peurs fon­da­men­tales. Face à lui, nous sommes à nou­veau des enfants trem­blant de voir le cro­que­mi­taine sur­gir du pla­card. Est-ce donc un hasard si les films de monstres sont emplis de braves gens par­cou­rant leur mai­son sans allu­mer la lumière, tour­nant sys­té­ma­ti­que­ment le dos aux coins sombres ou s’adossant négli­gem­ment au bas­tin­gage alors que sous l’eau étale rôde la bête ? Le monstre, nous y revien­drons, joue sur des ter­reurs uni­ver­selles liées à la mort, à la sexua­li­té, à l’altérité et aux puis­sances occultes.

C’est pré­ci­sé­ment en cela qu’il est à la fois objet de ter­reur et incar­na­tion de nos dési­rs inavouables. Qui n’a jamais rêvé de tuer ce voi­sin qui tond le dimanche matin, d’embrasser lan­gou­reu­se­ment dans le cou cette femme dési­rable, de détruire les voi­tures qui nous barrent le che­min, voire de pul­vé­ri­ser une de nos tristes villes ? Le monstre nous effraie parce que nous crai­gnons d’en être vic­times, mais aus­si parce que nous avons peur de lui res­sem­bler. Nous le reje­tons comme nous reje­tons dans notre incons­cient d’obscures pul­sions. Si Freud avait vu Alien, sans doute y aurait-il trou­vé matière à sou­te­nir sa seconde topique : le monstre (phal­lique) est le Ça libé­ré de toute règle qui réa­lise ses pul­sions. On peut même pen­ser que, si le thé­ra­peute vien­nois avait vu Alien 3000 (Jeff Leroy, 2004), la psy­cha­na­lyse en eût été bou­le­ver­sée. L’œuvre du maitre a plu­tôt croi­sé le che­min de Jacques Lacan, faut-il s’en réjouir ?

Le monstre nanar, ce raté

Foin de freu­disme, cepen­dant, car nous sommes ici pour nous pen­cher sur un malai­mé par­mi les monstres : le monstre nanar. Plu­tôt que d’occuper les écrans des films popu­laires et des séries B d’honnête fac­ture, il pro­mène ses mal­for­ma­tions dans des œuvres impro­bables : les nanars.

Le nanar est un film catas­trophe. Non parce qu’il conte l’histoire d’une catas­trophe, mais parce qu’il en est une en soi, consé­quence d’une autre qui a tou­ché le scé­na­rio, la réa­li­sa­tion, le mon­tage, la confec­tion des cos­tumes et décors, les dia­logues… ou tout cela à la fois. Comme Fabien Gar­don et Chris­tophe Mincke l’expliquent par ailleurs3, le nanar est un film mal for­mé qui n’a pas la chance d’être mort-né. Qu’il soit le nau­frage d’une ambi­tion déme­su­rée de ses géni­teurs par rap­port aux moyens (finan­ciers, humains ou artis­tiques) à leur dis­po­si­tion ou qu’il soit une ten­ta­tive de sur­fer sur une vague pré­exis­tante, il sombre dans tous les cas dans le ridi­cule et prête à rire plu­tôt qu’à hur­ler de frayeur. Il est, fon­ciè­re­ment, un « mau­vais film sym­pa­thique4 ».

Par­mi les nanars se trouvent quan­ti­té de nanars de monstres… recou­rant aux piteux ser­vices de monstres non moins nanars5. Le monstre nanar est un chat mutant aux allures d’animal empaillé (Le Clan­des­tin, Grey­don Clarck, 1988), un groupe d’hommes cro­co­diles en pyja­ma d’écaille (Le Jus­ti­cier contre la reine des Ama­zones, Rat­no Timoer, 1984), un alien en peluche abri­té sous un cou­vercle de les­si­veuse (Mons­ter from Mars, Phil Tucker, 1953) ou la muta­tion de la muta­tion de la muta­tion (cha­cune étant bien enten­du dégé­né­ra­tive) de God­zilla (Goji­ra tai Mega­ro, Jun Fuku­da, 1973)6. À l’instar d’un Alain Delon ven­tri­po­tent dans Le Jour et la nuit (Ber­nard-Hen­ri Lévy, 1997), il clau­dique en trai­nant sa car­casse tout au long du film, maniant des éclairs en gouache sur la pel­li­cule, écra­sant des maquettes, gran­dis­sant puis rape­tis­sant au gré des mésa­ven­tures de son incrus­ta­tion dans le décor, volant sans battre des ailes (puis l’inverse), bref, il est pitoyable.

Ce monstre n’est bien sou­vent que la pâle copie de son modèle, comme les vola­tiles en mau­vaise image de syn­thèse de Bir­de­mic : shock and ter­ror (James Nguyen, 2010), qui rap­pellent que Les Oiseaux (Alfred Hit­ch­cock, 1963) aurait pu être un nau­frage sans nom. Mais il peut aus­si être une inven­tion folle, comme celle consis­tant à pen­ser qu’on pour­rait faire un film racon­tant l’histoire de donuts tueurs (L’Attaque des donuts tueurs, Scott Whee­ler, 2017, nanar paro­dique) ou d’un gros mor­ceau de géla­tine assas­sin (Beware ! The Blob, Lar­ry Hag­man, 1972). Quoi qu’il en soit, en tant que monstre raté, il est un monstre au car­ré, mis au ban de sa mons­trueuse com­mu­nau­té, raillé, mon­tré du doigt7. Le monstre de nanar s’annule lui-même, car son onto­lo­gie n’est qu’une mul­ti­pli­ca­tion par zéro.

Faut-il pour autant l’écarter d’un revers de la main, le décla­rer d’inintérêt public ? Bien au contraire : le monstre nanar a des ver­tus que devraient lui envier ses homo­logues bien dans leurs papiers.

Le monstre nanar, cet animal politique

Ce que le monstre nanar nous enseigne, c’est que la gran­deur est aus­si proche du ridi­cule que le Capi­tole de la roche Tar­péienne, que le Har­ri­son Ford du Ste­ven Sea­gal. En effet, lorsqu’une main dans une chaus­sette tente de se faire pas­ser pour un tyran­no­saure (Ter­ror of pre­his­to­ric bloo­dy crea­tures from space, Richard J. Thom­son, 1998, nanar paro­dique), lorsqu’une simi­li-mas­cotte de Wali­bi pré­tend ter­ro­ri­ser une ville (The giant claw, Fred S. Sears, 1957) ou qu’un chat mal empaillé trem­pé dans la sauce tomate fait mine de tuer les pas­sa­gers d’un bateau (Le Clan­des­tin, encore), le spec­ta­teur prend conscience du péril qu’il y a à endos­ser un cos­tume trop grand. Oui, un monstre marin peut han­ter nos cau­che­mars, mais lorsque sa vic­time anime visi­ble­ment elle-même ses ten­ta­cules flasques (La Fian­cée du monstre, Ed Wood, 1955, scène rap­por­tée dans Ed Wood, Tim Bur­ton, 1994), l’effet pro­vo­qué chez le spec­ta­teur n’est pas l’épouvante, mais bien la conster­na­tion ou le rire. Sur­tout le rire.

Il en résulte que le monstre nanar est l’illustration de l’échec de la gran­deur et du ridi­cule qui en découle. Son­geons par exemple au slip que Super­man enfile au-des­sus de sa com­bi­nai­son pour nous convaincre que la sur­puis­sance peut être gro­tesque. L’Homme-puma (Alber­to De Mati­no, 1980), lui, avait au moins la décence de por­ter le pan­ta­lon avant de voler en marche arrière devant des décors au défi­le­ment mal réglé. Rap­pe­lons-nous éga­le­ment la gran­di­lo­quence du Cléo­pâtre de Man­quie­wicz (1963) ou des Dix com­man­de­ments de Cecil B. De Mille (1956) que Fran­çois Fores­tier n’hésite pas à nanar­di­ser8 pour com­prendre que viser la gran­deur peut vouer au ridicule.

C’est donc la magni­fi­cence de ceux qui pré­tendent à la toute-puis­sance que dézingue, bien mal­gré lui, le nanar. Il fait éprou­ver au spec­ta­teur la jouis­sance qu’il y a à voir le tyran tré­bu­cher lorsqu’il monte à la tri­bune. Il per­met de se moquer des grands… ou de ceux qui se vou­draient tels.

Le nanar de monstres nous convie donc, invo­lon­tai­re­ment, à des réjouis­sances qui démy­thi­fient le tout-puis­sant, le tenant ain­si à dis­tance res­pec­table, comme le ferait le déca­lage tem­po­rel, celui-là même qui nous fait appa­raitre Beni­to Mus­so­li­ni pour le pan­tin ridi­cule qu’il n’aurait pas ces­sé d’être si nul cré­dit ne lui avait été accordé.

Le monstre, tyran à crédit

Le film de monstre com­mence sou­vent par une phase où, endor­mie, minus­cule, informe ou dans son œuf, la créa­ture est à la mer­ci de tous ceux qui cher­che­raient à l’éliminer. Bien enten­du, per­sonne ne se sou­cie de l’écraser… ce qui lui laisse le loi­sir de prendre de la vigueur et de deve­nir un enne­mi mor­tel ; avant que se lève un héros qui le ter­ras­se­ra. Le film de monstre peut dès lors être vu comme un aver­tis­se­ment, comme une inci­ta­tion au tyran­ni­cide pré­coce ou, plus exac­te­ment, à l’assassinat poli­tique, celui-ci inter­ve­nant avant que le dic­ta­teur puta­tif n’ait pu sérieu­se­ment pré­tendre au pou­voir abso­lu. En ayant peur de ce que le monstre embryon­naire menace de deve­nir, en fai­sant appli­ca­tion du prin­cipe de pré­cau­tion, on tue­rait lit­té­ra­le­ment dans l’œuf ses vel­léi­tés de des­truc­tion et de des­po­tisme. Mieux vaut agir radi­ca­le­ment et sans tar­der, nous rap­pelle le monstre de cinéma.

Dans le nanar, le monstre effraie bel et bien…, mais uni­que­ment sur l’écran. Il cause la panique par­mi des troupes d’abrutis fuyant le cro­co­dile géant en car­ton et les zom­bies pein­tur­lu­rés. Certes, tous les monstres de ciné­ma sont faux, mais celui qui appa­rait à l’écran dans un nanar est inca­pable de faire illu­sion. Le spec­ta­teur ne peut dès lors s’identifier à ces bras cas­sés qui fuient en ordre dis­per­sé face à de gros mor­ceaux de poly­sty­rène ou font tout ce qu’il faut pour être vic­times des larves de l’espace en pâte à modeler.

Le nanar de monstres nous signi­fie donc que, pour le citoyen lucide, le des­pote, même au som­met de sa puis­sance, n’est qu’un fan­toche qui ne tire son pou­voir que du cré­dit que nous lui recon­nais­sons, à l’instar des zom­bies nazis du Lac des morts vivants (Julien de Laser­na et Jean Rol­lin, 1981), dont l’ethos tota­li­taire (l’être et l’étang) n’est plus que l’ombre de lui-même. Le per­son­nage qui ter­rasse la créa­ture au terme du film n’est-il pas lui-même un héros de troi­sième zone, à peine moins branque que ses cama­rades ? Le tyran­ni­cide ne revêt-il pas un habit tout droit sor­ti du désto­ckage d’un cos­tu­mier ? Ne vainc-t-il pas grâce à une astuce toute rela­tive qui l’amène, subi­te­ment, à trou­ver la gâchette du pis­to­let nucléaire qu’il por­tait à la cein­ture depuis la pre­mière minute ? À l’instar du monstre nanar, son adver­saire n’est-il pas pro­fon­dé­ment ancré dans le ridi­cule, le pathé­tique, comme une fausse idole dont la mal­adresse tra­hit la fai­blesse humaine ? Le mes­sage ultime du nanar de monstres ne serait-il pas dès lors que nous sommes tous capables, indi­vi­duel­le­ment, de vaincre les tyrans mal­gré nos maladresses ?

Le monstre nanar, ce sapeur de nos peurs

Le nanar de monstres n’appelle pas seule­ment au tyran­ni­cide (ou au tyran­no­sau­ri­cide, comme on vou­dra), il fait éga­le­ment un sort aux peurs qui pour­raient nous para­ly­ser. On l’a sou­vent dit en effet, les monstres sont à l’image des peurs et du cli­mat poli­tique de l’époque qui les voit naitre. Zom­bies ou requins, momies ou démons, extra­ter­restres ou vam­pires, ils connaissent des vogues qui sont un des indices de leur réso­nance par­ti­cu­lière avec leur temps9.

Le monstre nanar, lui, le plus sou­vent, surfe sur cette vague. Mais à ten­ter de revê­tir les ori­peaux d’une créa­ture démo­niaque, il n’est jamais que Le Singe du diable (Ken­neth J. Ber­ton, 1984): il reprend, copie, décline à l’infini, tou­jours de la plus médiocre manière, épui­sant pro­gres­si­ve­ment la veine, à tel un vieux cos­tume de King Kong que l’on aurait trop usé. Le nanar de monstres essore donc les créa­tures aux­quelles il s’attaque, il les énerve, il les affai­blit bien plus sur­ement que ne le pour­raient les pâles héros qu’il met en scène. Com­ment encore avoir peur du vam­pire, méta­phore du viol s’il en est, après avoir vu Dra­cu­la, vam­pire sexuel (Lau­rence Mer­rick, 1970)? Com­ment craindre God­zilla, sym­bole de la menace nucléaire, après l’avoir vu jouer au papa poule (Kai­ju Shi­ma no kes­sen : Goji­ra no musu­ko, Jun Fuku­da, 1967)? À force de tour­ner (invo­lon­tai­re­ment) en déri­sion nos peurs les plus pro­fondes, il les désa­morce. Il en est l’antidote. Le Toxic Aven­ger (Lloyd Kauf­man, 1985).

C’est par ce double tra­vail de sape — du pres­tige des puis­sants et de l’emprise de nos ter­reurs — que le nanar de monstres est éman­ci­pa­teur, bien plus sur­ement que tous les Z (Cos­ta Gavras, 1969), Pla­toon (Oli­ver Stone, 1991) et Orange méca­nique (Stan­ley Kubrick, 1971) et que leurs leçons édi­fiantes sur l’oppression dont nous sommes les victimes.

  1. Voir la contri­bu­tion de G. Koz­lows­ki au pré­sent dossier.
  2. « Monstre », dans Tré­sor de la langue fran­çaise, consul­té le 22 mai 2017.
  3. Article en ligne « Rire des monstres. Le cas du nanar », Chr. Mincke et F. Gar­don, n° 5/2017.
  4. Sous-titre de l’excellent Nanar­land. Le site des mau­vais films sym­pa­thiques.
  5. Le lec­teur pour­ra décou­vrir un inven­taire des monstres nanars dans l’excellente antho­lo­gie de Jean-Pierre Put­ters, Ze crai­gnos mons­ters, 4 vol., Issy les Mou­li­neaux, Vents d’Ouest, 1991 – 2014.
  6. Nous devons cet aper­çu à la for­mi­dable sélec­tion opé­rée par l’équipe de Nanar­land dans leur antho­lo­gie des mau­vais films sym­pa­thiques. Fran­çois Cau, éd., Nanar­land : le livre des mau­vais films sym­pa­thiques. Épi­sode 1, Rou­baix, Anka­ma éd., 2015.
  7. l y aurait ici une ana­lyse à faire de Monstres et Com­pa­gnie (Pete Doc­ter, David Sil­ver­man et Lee Unkrich, 2001) qui met notam­ment en scène des élèves monstres, inca­pables de faire peur, rap­pe­lant bien des monstres nanars.
  8. Fr. Fores­tier, 101 nanars : une antho­lo­gie du ciné­ma affli­geant mais hila­rant, Paris, Denoël, 2016.
  9. M. Levi­na, Diem-My T. Bui (éd.), Mons­ter culture in the 21st cen­tu­ry : a rea­der, New York, Bloom­sbu­ry, 2013.

Christophe Mincke


Auteur

Christophe Mincke est codirecteur de La Revue nouvelle, directeur du département de criminologie de l’Institut national de criminalistique et de criminologie et professeur à l’Université Saint-Louis à Bruxelles. Il a étudié le droit et la sociologie et s’est intéressé, à titre scientifique, au ministère public, à la médiation pénale et, aujourd’hui, à la mobilité et à ses rapports avec la prison. Au travers de ses travaux récents, il interroge notre rapport collectif au changement et la frénésie de notre époque.

Quentin Verreycken


Auteur

historien, aspirant FRS-FNRS à l’université catholique de Louvain et à l’université Saint-Louis – Bruxelles, membre du Centre d’histoire du droit et de la justice (CHDJ) et du Centre de recherches en histoire du droit et des institutions (CRHiDI)