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L’église orthodoxe et la crise en Grèce

Numéro 1 Janvier 2012 par Isabelle Dépret

janvier 2012

Plon­gé depuis 2009 dans la tour­mente finan­cière, l’État grec se dotait le 11 novembre 2011 d’un nou­veau gou­ver­ne­ment. Diri­gé par l’économiste Lou­kas Papa­di­mos, ce cabi­net d’union natio­nale asso­cie des cadres du par­ti socia­liste, du par­ti conser­va­teur et, phé­no­mène inédit depuis 1974, de l’extrême droite. Son entrée en fonc­tion a été mar­quée, selon l’usage, par la prestation […]

Plon­gé depuis 2009 dans la tour­mente finan­cière, l’État grec se dotait le 11 novembre 2011 d’un nou­veau gou­ver­ne­ment. Diri­gé par l’économiste Lou­kas Papa­di­mos, ce cabi­net d’union natio­nale asso­cie des cadres du par­ti socia­liste, du par­ti conser­va­teur et, phé­no­mène inédit depuis 1974, de l’extrême droite. Son entrée en fonc­tion a été mar­quée, selon l’usage, par la pres­ta­tion de ser­ment devant l’archevêque ortho­doxe d’Athènes : cette pré­sence sym­bo­lique du haut cler­gé — révé­la­trice de rap­ports par­ti­cu­liers entre Église et État — invite à consi­dé­rer l’impact de la crise sur une ins­ti­tu­tion incon­tour­nable en Grèce.

Une institution nationale et une force économique

Si, depuis 1974, le pays a évo­lué dans le sens d’une plus grande neu­tra­li­té reli­gieuse du pou­voir tem­po­rel, l’État ne s’est, néan­moins, jamais conçu comme laïc. Depuis la Consti­tu­tion de 1844, l’Église ortho­doxe a le sta­tut de « reli­gion domi­nante ». En 2011, envi­ron 90% de la popu­la­tion du pays serait de culture orthodoxe.

Le pro­ces­sus de for­ma­tion natio­nale, la poli­ti­sa­tion du lien entre gré­ci­té et ortho­doxie, l’antériorité de l’Église au regard de l’État : ces élé­ments ont conso­li­dé la thèse selon laquelle l’Église ortho­doxe aurait « sau­ve­gar­dé » l’hellénisme au fil de l’histoire. Cette argu­men­ta­tion a aus­si consti­tué une source de légi­ti­ma­tion pour l’institution.

En contre­par­tie de nom­breuses confis­ca­tions de terres, de la subor­di­na­tion du cler­gé au pou­voir « tem­po­rel », l’Église ortho­doxe de Grèce s’est inté­grée à l’appareil éta­tique. En 2011, son cler­gé sécu­lier, envi­ron 8.500 popes et 80 évêques, est fonc­tion­naire. L’archevêque d’Athènes — pri­mat d’une Église auto­cé­phale depuis 1833 — repré­sente un inter­lo­cu­teur pour les pou­voirs publics : minis­tère de l’Éducation natio­nale et des Cultes, mais aus­si minis­tère de la Culture ; de l’Environnement et des Tra­vaux publics ; de l’Économie. Cette Église peut aus­si, en effet, être envi­sa­gée comme une « entre­prise », dotée, à ce titre, de pré­oc­cu­pa­tions économiques.

Consi­dé­rée comme le deuxième pro­prié­taire fon­cier du pays, l’Église ortho­doxe reste déten­trice, en 2011, d’un patri­moine non négli­geable. L’ampleur exacte de cette for­tune — consti­tuée depuis les périodes byzan­tine et otto­mane — serait pour­tant mal connue. En effet, le cadastre n’est pas encore ache­vé en 2011. Cette Église se pré­sente, ensuite, comme une orga­ni­sa­tion décen­tra­li­sée. L’institution se struc­ture en plus de 6.700 orga­nismes de droit public — églises, métro­poles, envi­ron quatre-cent-cin­quante monas­tères, plus de sept-cents fon­da­tions, sans par­ler des ins­tances admi­nis­tra­tives syno­dales. Enfin, la ges­tion des orga­nismes ecclé­sias­tiques se carac­té­ri­se­rait encore par un manque de trans­pa­rence, phé­no­mène recon­nu par le métro­po­lite d’Hydra dans son allo­cu­tion du 4 juin 2010.

Jadis prin­ci­pa­le­ment agraire, ce patri­moine est deve­nu davan­tage urbain et finan­cier. À la fin du XXe siècle, le minis­tère de l’Agriculture éva­lue le patri­moine rural de l’Église à envi­ron 130.000 hec­tares. Les ins­ti­tu­tions ecclé­sias­tiques pos­sèdent des cen­taines de biens immo­bi­liers (bâti­ments, appar­te­ments, maga­sins, hôtels), de ter­rains. Cer­tains sont situés en zone urbaine ou lit­to­rale, à forte valeur loca­tive. Pour les seuls ser­vices éco­no­miques cen­traux de l’Église (EKYO), la loca­tion de ces biens rap­por­te­rait chaque année plu­sieurs mil­lions d’euros. En 2010, l’EKYO détient plus de 7 mil­lions d’actions, prin­ci­pa­le­ment à la Banque natio­nale de Grèce. Selon le quo­ti­dien Kathi­me­ri­ni, la for­tune de l’Église en 2008 s’élèverait à plus de 700 mil­lions d’euros1, chiffre sous-éva­lué selon cer­tains2.

Ce patri­moine est aus­si pour par­tie contes­té — ou non valo­ri­sable — en l’absence de titres de pro­prié­té en bonne et due forme. La ques­tion des biens ecclé­sias­tiques consti­tue donc par­fois une source de litige avec des agri­cul­teurs, des pro­mo­teurs immo­bi­liers, des minis­tères, des municipalités.

Une institution fragilisée, mais résistante

La menace de la faillite, la néces­si­té de satis­faire des créan­ciers inquiets, ces contraintes se sont tra­duites par une suc­ces­sion de plans d’austérité bud­gé­taire très lourds au plan social. L’Église ortho­doxe a, elle aus­si, été secouée par cet envi­ron­ne­ment. En octobre 2010, la réunion annuelle du haut cler­gé avait pour thème : « l’Église face à la crise actuelle3 ».

À la hausse des dépenses liées à un contexte dif­fi­cile — paie­ment d’intérêts issus d’emprunts récents, accrois­se­ment de la demande d’assistance sociale — a cor­res­pon­du une chute des recettes : baisse des dons, stag­na­tion des reve­nus tirés des loyers, biens immo­bi­liers ne trou­vant plus pre­neurs, chute des sub­ven­tions éta­tiques et dimi­nu­tion dras­tique de la valeur des titres bour­siers déte­nus. Pour la pre­mière fois en 2010, l’EKYO pré­sente un bilan défi­ci­taire, l’archevêque d’Athènes, qui évoque des « pro­blèmes de liqui­di­tés », annon­çant la réa­li­sa­tion de « gros sacri­fices » pour « sur­mon­ter l’écueil ». Depuis 2009, les réduc­tions sala­riales, sen­sibles dans la fonc­tion publique, la baisse du mon­tant des retraites, la mul­ti­pli­ca­tion des impôts touchent aus­si les prêtres orthodoxes.

L’Église domi­nante est, par ailleurs, appe­lée à contri­buer à l’effort natio­nal. En 2009, l’institution est concer­née par une nou­velle taxe de soli­da­ri­té visant la grande for­tune immo­bi­lière. Après de vives pro­tes­ta­tions4, l’Église accepte cette impo­si­tion, conçue comme « excep­tion­nelle5 ». En 2010 le gou­ver­ne­ment impose les reve­nus ecclé­sias­tiques : 20% sur les reve­nus d’exploitation, 10% sur les dons en biens fon­ciers et 5% sur les dons d’argent.

Si les dif­fi­cul­tés rap­prochent cer­tains fidèles de leur paroisse, elles exa­cerbent aus­si les cri­tiques adres­sées à l’institution. Celles-ci s’expriment dans la presse, sur des forums, des blogs6. Sont spé­cia­le­ment visés les nom­breuses exo­né­ra­tions fis­cales et les « pri­vi­lèges » dont joui­rait l’Église, l’opacité de ses comptes, la prise en charge par l’État du trai­te­ment des prêtres. Dans un pays carac­té­ri­sé par son taux éle­vé d’évasion fis­cale, l’Église ortho­doxe n’est pra­ti­que­ment pas impo­sée en 2009.

Révé­lé par la presse, le bilan des ser­vices éco­no­miques cen­traux de l’Église pour l’année 2008 vient ali­men­ter le débat : l’ekyo aurait déga­gé un pro­fit de plus de 7 mil­lions d’euros, ache­té 1,6 mil­lion d’actions, per­çu 2 mil­lions d’euros en dons et sub­ven­tions. La polé­mique prend un tour viru­lent en sep­tembre 2011, après l’annonce d’un nou­vel impôt immo­bi­lier : l’exemption pré­vue des lieux de cultes et de l’Église « à l’exception des biens exploi­tés com­mer­cia­le­ment » déclenche une ava­lanche de réac­tions7. Pour les plus cri­tiques, la mis­sion cari­ta­tive de l’Église ortho­doxe en Grèce serait récente et très insuf­fi­sante8. Aus­si, à l’automne 2011, des sym­pa­thi­sants du Par­ti com­mu­niste (KKE) ou de la Gauche démo­cra­tique (Syri­za) se posent-ils en fer de lance du mou­ve­ment « Taxez l’Église9 ».

Sur la défen­sive, la direc­tion ecclé­sias­tique pré­cise qu’elle ne refuse pas de par­ti­ci­per au redres­se­ment du pays10. Selon l’archevêque, la thèse de la for­tune fabu­leuse de l’Église, deve­nue un thème de « pro­pa­gande popu­liste et oppor­tu­niste », relè­ve­rait de la « légende » : la réa­li­té serait, en effet, sans com­mune mesure avec le patri­moine du Vati­can ou de l’Église catho­lique espa­gnole. En 2010, l’Église aurait acquit­té 2,5 mil­lions d’impôts. Le haut cler­gé sou­ligne aus­si la néces­si­té, pour l’institution, de s’assurer des res­sources néces­saires à son œuvre sociale.

Contrai­re­ment à son pré­dé­ces­seur — enclin aux dia­tribes — l’archevêque actuel cultive une plus grande dis­cré­tion. Misant sur une atti­tude conci­liante, sur une col­la­bo­ra­tion « étroite » avec le gou­ver­ne­ment, il cherche à pro­mou­voir l’image d’une Église enga­gée au plan philan­thropique. Ain­si, est-il sou­li­gné, dix-mille repas sont offerts quo­ti­dien­ne­ment par l’archevêché. L’Église dépen­se­rait chaque année 100 mil­lions d’euros pour ses œuvres cha­ri­tables. En 2010, le Synode annonce la créa­tion de deux fon­da­tions de bien­fai­sance à Salo­nique. Outre les actions menées à l’échelle des paroisses, l’Église de Grèce a fon­dé depuis 2002 deux orga­ni­sa­tions non gou­ver­ne­men­tales — sou­te­nues par l’État et sub­ven­tion­nées par l’Union euro­péenne. Face à l’ONG Alli­leg­gyi (Soli­da­ri­té) — ter­nie par une ges­tion mal­heu­reuse — une deuxième ONG est pré­sen­tée par l’archevêque à l’Ancien Par­le­ment d’Athènes le 10 juillet 2010.

L’Église ortho­doxe est donc mobi­li­sée dans une entre­prise de com­mu­ni­ca­tion, de négo­cia­tion. Ain­si, en juillet 2010, l’archevêque ren­contre le pré­sident de la Com­mis­sion euro­péenne : l’accent porte sur le rôle de l’Église de Grèce dans la « lutte contre la pau­vre­té et l’exclusion sociale », Mgr Iero­ny­mos sol­li­ci­tant l’appui finan­cier des ins­tances com­mu­nau­taires. En avril 2010, dans un mémo­ran­dum adres­sé aux prin­ci­paux par­tis, le Synode requiert une baisse de la fis­ca­li­té frap­pant les biens ecclé­sias­tiques11. La haute hié­rar­chie com­bat aus­si pour que l’Église obtienne sa part des fonds d’aide euro­péenne12. Orien­ta­tion ratio­na­li­sée depuis la fin des années nonante, les ser­vices syno­daux mettent en œuvre une stra­té­gie de valo­ri­sa­tion des res­sources ecclé­sias­tiques, garan­tie pour l’institution d’une « auto­no­mie » maximale.

L’Église ortho­doxe sou­ligne, enfin, ses liens pri­vi­lé­giés avec le « peuple ». Dans son ency­clique de novembre 2010, dif­fu­sée dans toutes les églises parois­siales du pays, le Synode se pose en caisse de réso­nance d’opinions dif­fuses en Grèce : les diri­geants poli­tiques, qui seraient « les mêmes depuis des décen­nies », n’auraient pas « été res­pon­sables devant le peuple », culti­vant « des modèles erro­nés et des rela­tions clien­té­listes pour des rai­sons de pou­voir ». Le pays serait aujourd’hui « sous occu­pa­tion13 », les bailleurs de fonds en étant deve­nus les véri­tables diri­geants14. Selon l’encyclique, les revers finan­ciers seraient la « par­tie émer­gée » d’une pro­fonde crise morale et spi­ri­tuelle. Celle-ci, asso­ciée à un enli­se­ment dans le consu­mé­risme, l’individualisme, le culte de l’argent facile appel­le­rait au repen­tir, à l’ascèse.

Le haut cler­gé par­vient-il pour­tant à pro­duire des figures de réfé­rence ? Face au dis­cours ultra-conser­va­teur et natio­na­liste de l’évêque de Thes­sa­lo­nique, le métro­po­lite de Méso­gée Niko­laos s’affirme comme un évêque en ascen­sion. Doc­teur en phy­sique, ancien cher­cheur asso­cié à Har­vard et à la Nasa, il repré­sente une per­son­na­li­té encore aty­pique au sein de la hié­rar­chie. Cet évêque a accru sa popu­la­ri­té en pro­po­sant, en 2010, de faire don de son salaire à l’État, une « contri­bu­tion sym­bo­lique » à l’effort natio­nal15.

La réces­sion, occa­sion, par consé­quent, d’efforts de relé­gi­ti­ma­tion, met fina­le­ment au jour des contrastes au sein de l’institution : d’un côté, nombre de paroisses, le bas cler­gé sont vul­né­ra­bi­li­sés ; de l’autre, cer­taines métro­poles — celles de Ioan­ni­na, d’Athènes, de Salo­nique —, cer­tains monas­tères — Vato­pé­di sur le mont Athos — résistent bien mieux, tan­dis que les ins­tances cen­trales semblent habi­le­ment défendre des inté­rêts maté­riels et ins­ti­tu­tion­nels. Ayant sur­vé­cu à l’Empire otto­man, à la « catas­trophe » de 1923, à l’occupation nazie, l’institution ecclé­sias­tique n’a‑t-elle pas l’expérience — mieux que d’autres ins­tances — de la pré­ser­va­tion dans l’adversité ?

6 décembre 2011

  1. Kathi­me­ri­ni, 30 aout 2009. To Vima, 7 octobre 2011.
  2. To Vima, 7 octobre 2011. Le Point, 23 sep­tembre 2011.
  3. Ekk­lis­sia (2010), p. 243 – 245, p. 458 – 562, p. 728 – 746, p. 837 – 39.
  4. Ekk­lis­sia 10 (2010), p. 676 – 680.
  5. To Vima, 18 mars 2010.
  6. Entre autres, To Vima, 7 octobre 2011. Elev­the­ro­ty­pia, 20 sep­tembre 2011 ; Ta Nea 15 sep­tembre 2011.
  7. Kathi­me­ri­ni, 15 sep­tembre 2011. Avgi, 11 octobre 2011.
  8. Le Monde, 10 novembre 2011.
  9. Aygi, 15 sep­tembre, 11 octobre 2011. O Rizos­pas­tis, 15 sep­tembre 2011.
  10. Décla­ra­tion du bureau de presse du Saint Synode, 15 sep­tembre 2011.
  11. Elev­the­ro­ty­pia, 13 avril 2010.
  12. Elev­the­ro­ty­pia, 4 juillet 2010. Newsbest.gr, 16 octobre 2011. Lettres du Synode à J.-M. Bar­ro­so, 21 jan­vier 2011 et 14 octobre 2011.
  13. Ekklissia11 (2010), p. 837 – 839 et Ekk­lis­sia 10 (2010), p. 733 – 746.
  14. Ta Nea, 21 novembre 2011.
  15. Agio­rei­ti­ko Vima, 17 mars 2010.

Isabelle Dépret


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