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L’Église catholique est-elle réformable ?

Numéro 9/10 septembre/octobre 2014 - Église par Albert Bastenier

septembre 2014

L’église romaine est-elle réfor­mable ? Sans doute, mais jusqu’où et à quelles condi­tions ? Depuis ses ori­gines, sa lati­ni­sa­tion impé­riale pèse lour­de­ment. Le dog­ma­tisme propre au mono­théisme aus­si. Elle est à la fois aux prises avec une crise de son « régime de véri­té » et avec le poids de sa géron­to­cra­tie. Com­ment ren­con­tre­ra-t-elle le plu­ra­lisme des convic­tions contem­po­raines ? La reli­gion reste une ques­tion d’avenir dont l’état final demeure inconnu. 

Dossier

En peu de temps, le pape Fran­çois a conquis une visi­bi­li­té opti­male et un audi­toire de sym­pa­thi­sants qui dépasse celui de ses ouailles. Il sur­prend, parle libre­ment, plai­sante, tweete, mul­ti­plie les gestes d’ouverture. Sa sim­pli­ci­té, son natu­rel semblent par­ti­cu­liè­re­ment bien conve­nir dans la socié­té média­tique du XXIe siècle. Il contraste avec le style de ses pré­dé­ces­seurs immé­diats et, pour toutes ces rai­sons, des ques­tions surgissent.
Pour la frac­tion conser­va­trice de la curie, les atti­tudes de Fran­çois ne sont guère admis­sibles pour un pon­tife. Dans l’opinion publique et par­mi les vati­ca­nistes, on s’interroge plu­tôt sur ce que cela annonce pour l’avenir. Parce que le chris­tia­nisme romain va mal, que les pra­tiques reli­gieuses s’effondrent, que le cler­gé s’amenuise, on se demande si le pape Fran­çois sera celui d’une « renais­sance catho­lique ». Condui­ra-t-il son église1 vers un dépas­se­ment des scan­dales poli­ti­co-finan­ciers et sexuels des der­nières années ? Lui qui, à pro­pos de la curie, s’est ris­qué à par­ler de la « lèpre des cour­ti­sans », entre­pren­dra-t-il une réforme pro­fonde de sa gou­ver­nance ? Certes, aucun sujet ne semble lui faire peur, mais on se demande s’il en res­te­ra aux mots et aux gestes sym­bo­liques qui, à eux seuls, ne consti­tuent évi­dem­ment pas un réel changement. 

L’église catho­lique n’est ni un modèle de trans­pa­rence ni un phare de la
démo­cra­tie. Pour entre­prendre sa réforme en pro­fon­deur, le nou­veau pon­tife a‑t-il trou­vé le moyen d’être pape en refu­sant de l’être… selon les conven­tions éta­blies ? Ou bien, en appa­rais­sant pour la pre­mière fois au bal­con de la place Saint-Pierre en lan­çant un très simple « Bon­soir », n’a‑t-il inau­gu­ré qu’une nou­velle manière de construire la « légende du Saint-Père » ? Une chose cepen­dant paraît évi­dente : la cap­ta­tion de l’attention à laquelle il est par­ve­nu donne à pen­ser que, même à l’heure de la sécu­la­ri­sa­tion, nos contem­po­rains aus­si anti­au­to­ri­taires qu’ils soient ne semblent pas avoir renon­cé à la recherche de ce genre de pôle de réfé­rence. Il ne faut pas trop vite y voir le simple engoue­ment pour un lea­deur fabri­qué par les médias. Dans le bazar enchan­té de la consom­ma­tion qui semble per­mettre d’aller jusqu’à la fin des temps sans ren­con­trer la fini­tude, cette attrac­tion est peut-être une manière qu’ils ont de se fabri­quer des repères en dehors des­quels ils se sentent dému­nis pour trou­ver leur che­min dans les ambi­va­lences de la modernité.

LA LATINISATION IMPÉRIALE DU CHRISTIANISME

Par rap­port à la ques­tion pré­cise du rôle que le pape peut avoir dans une réforme de l’église, Oli­vier Bobi­neau (2013), spé­cia­liste du pou­voir dans le catho­li­cisme, ne cache pas ses doutes : le pon­tife a beau ne pas appré­cier le pou­voir des clercs, cher­cher à réfor­mer la curie, mettre au second plan les dogmes et aller vers les « péri­phé­ries exis­ten­tielles », tout cela n’établit pas que l’église catho­lique soit réfor­mable. Il faut faire la dif­fé­rence entre ce que peuvent être des vœux et la force d’inertie d’un énorme appa­reil de ges­tion reli­gieuse. L’inaptitude de l’église à se réfor­mer doit être com­prise à par­tir du fait qu’une « dia­lec­tique dés­équi­li­brée sans syn­thèse » anime la struc­ture ins­ti­tu­tion­nelle catho­lique. À aucun moment de son his­toire elle n’est par­ve­nue à une com­bi­nai­son satis­fai­sante entre l’axe ver­ti­cal de son pou­voir cen­tral et l’axe hori­zon­tal des débats en son sein. Depuis le Ve siècle, l’« empire des papes » s’est cou­lé dans un moule emprun­té à la struc­ture impé­riale romaine. Et à par­tir du XIe siècle, la « réforme gré­go­rienne » a posé une série de ver­rous garan­tis­sant la per­ma­nence auto­ri­taire de sa char­pente. De mul­tiples ten­ta­tives ne sont pas par­ve­nues à dépas­ser les limites de cette monar­chie clé­ri­cale qui n’a ces­sé d’osciller entre la domi­na­tion et la coopé­ra­tion. C’est l’incompatibilité entre un puis­sant appa­reil de contrôle et un mes­sage d’amour qui explique cette contra­dic­tion irré­duc­tible. Si le prin­cipe hié­rar­chique pon­tifi­cal a long­temps favo­ri­sé l’expansion de l’église, il n’a pas per­mis néan­moins d’éviter la frac­ture avec les chré­tiens ortho­doxes d’abord et pro­tes­tants ensuite. Et com­bien d’autres résis­tances à la puis­sance romaine furent-elles mises au pas de la même façon ? Aujourd’hui encore, le droit canon exprime la même volon­té : le pon­tife, chef infaillible du col­lège des évêques, dis­pose d’un « pou­voir ordi­naire, immé­diat, suprême et uni­ver­sel qu’il exerce libre­ment ». Pour­tant, cette méta-légi­ti­mi­té que per­sonne ne peut remettre en cause ne consti­tue-t-elle pas le piège infer­nal dans lequel l’église romaine s’est enfermée ? 

Dans son argu­men­taire au sujet des étapes qui ont scan­dé l’établissement du chris­tia­nisme romain dans ce sys­tème de gou­ver­nance, Bobi­neau n’est cepen­dant pas entiè­re­ment convain­cant. Ce seraient les seuls fac­teurs juridiques
de sa lati­ni­sa­tion impé­riale qui seraient inter­ve­nus. Or, très tôt et avant que le chris­tia­nisme ne pro­cède à la fusion entre ses racines apos­to­liques et les struc­tures de l’empire, le dis­cours de l’église pri­mi­tive s’était déjà orien­té vers un registre d’énonciation théo­lo­gique en sur­plomb, per­met­tant à ses porte-paroles atti­trés d’adopter une pos­ture dis­sy­mé­trique conçue comme la garante de la « véri­té ». Il importe donc d’aller plus loin dans le diag­nos­tic. En tenant compte, notam­ment, des tra­vaux de l’égyptologue Jan Ass­mann (2003), pour lequel à l’origine de cette pos­ture, on retrouve un fac­teur qui a pous­sé tous les mono­théismes vers le dog­ma­tisme. Ass­mann ne pense pas pour autant qu’il faille en venir à un pro­cès sans appel du mono­théisme. Mais il faut néan­moins prendre en compte ce qui s’est mis en place avec lui, réflé­chir sur les consé­quences de
l’« acte de révé­la­tion » à par­tir duquel il s’est his­to­ri­que­ment établi.

MONOTHÉISME ET DOGMATISME 

Avec les exi­gences théo­lo­giques inédites intro­duites par la « dis­tinc­tion mosaïque », le pas­sage du poly­théisme au mono­théisme au sein du judaïsme antique a repré­sen­té un tour­nant capi­tal dans l’histoire reli­gieuse, pre­nant part à une rup­ture intel­lec­tuelle que l’on peut voir comme aus­si impor­tante que celle intro­duite par les Grecs dans la concep­tion cri­tique de la véri­té. Parce qu’il est par­ve­nu à tra­cer une fron­tière nette entre le monde et Dieu, le mono­théisme a concou­ru à extraire la reli­gion de l’emprise des forces natu­relles et du com­mu­nau­ta­risme des cultes tri­baux. Il a ain­si contri­bué à une laï­ci­sa­tion du monde qui, pour Ass­mann, est aus­si révo­lu­tion­naire que la science grecque lorsqu’elle s’est démar­quée de toutes les sciences tra­di­tion­nelles anté­rieures. Tou­te­fois, il faut bien voir que l’appel du mono­théisme à res­pec­ter un ordre d’origine supra-mon­daine de por­tée uni­ver­selle fut en même temps la source d’une concep­tion extrê­me­ment sen­ten­cieuse de la véri­té. Comme un effet de la « jalou­sie » prê­tée au dieu unique, un exclu­si­visme s’y est mani­fes­té qui a engen­dré une culture reli­gieuse dans laquelle la lutte du vrai contre le faux est deve­nue le point essen­tiel. Une codifi­ca­tion des véri­tés révé­lées repo­sant sur un canon de textes sacrés y a éta­bli un rap­port avec la trans­cen­dance qui, à l’aide d’un appa­reil nor­ma­tif de dogmes, pro­fesse qu’en matière de doc­trine du salut, les com­pro­mis sont diffi­ciles sinon impossibles. 

Il y a là la source d’une into­lé­rance qui, pour Ass­mann, est le « prix du mono­théisme » et qui his­to­ri­que­ment, n’a pas man­qué d’engendrer les débor­de­ments de vio­lence que l’on sait. Ain­si, dans le chris­tia­nisme romain héri­tier de la vision uni­ver­sa­liste que l’apôtre Paul par­vint à don­ner à la pré­di­ca­tion ini­tiale de Jésus, et mal­gré son insis­tance sur le fait que la puis­sance de l’amour chris­tique abo­lit le régime de la loi, on ne semble pas avoir sérieu­se­ment pris en compte l’am­bi­va­lence ins­crite ori­gi­nai­re­ment du mono­théisme. De sorte que, du mou­ve­ment pau­li­nien qui fit du chris­tia­nisme une reli­gion mon­diale en croi­sant le judaïsme et la culture gre­co-romaine, décou­la cette ran­çon redou­table qu’est l’or­tho­doxie. Il y a là un stig­mate qui accom­pagne le chris­tia­nisme depuis ses ori­gines. C’est pour­quoi dans le catho­li­cisme contem­po­rain par­vient tou­jours à se faire entendre le cou­rant théo­lo­gique de l’« ortho­doxie radi­cale » qui dénonce le « rela­ti­visme délé­tère » de la moder­ni­té séculière.

Or, qu’est-ce que le radi­ca­lisme ortho­doxe sinon une « réduc­tion apo­lo­gé­tique » et un ver­rouillage strict de la pen­sée reli­gieuse ? Sa fonc­tion prin­ci­pale n’est pas de contri­buer à l’approfondissement spi­ri­tuel d’une inter­ro­ga­tion exis­ten­tielle, mais de la mettre à l’abri de toute dis­cus­sion dans les fron­tières d’une reli­gion close. On rap­pel­le­ra ici les tra­vaux de psy­cho­lo­gie sociale menés par Jean-Pierre Decon­chy (1971), qui montrent que la toute-puis­sance pro­gram­ma­tique d’un tel type de pen­sée contient en elle-même ses propres limites. Compte tenu de la faible éten­due du lexique pré­éta­bli dans lequel elle confine sa démarche, la fra­gi­li­té de l’information qu’elle contient ne par­vient à être com­pen­sée que par la vigueur de la régu­la­tion dont elle fait l’objet. Ceux qui la tiennent en main sont alors pra­ti­que­ment condam­nés à ne jamais se trom­per. Mais, demande Decon­chy, s’agit-il encore d’une véri­table pen­sée ? Enfer­mée dans ses cer­ti­tudes et inapte à conce­voir que le doute est par­fois plus péné­trant que le savoir, l’orthodoxie s’empare alors des esprits et ne garan­tit plus rien d’autre que la péren­ni­té d’une cer­ti­tude au tra­vers d’une gui­dance autoritaire. 

Le constat est là : les éla­bo­ra­tions concep­tuelles héri­tées du mono­théisme sont his­to­ri­que­ment inter­ve­nues avec une puis­sance intel­lec­tuelle arro­gante. À l’opposé de ce que l’anthropologue Marc Augé (1982) appelle le « génie du paga­nisme », elles ont congé­dié les réponses que les « autres » donnent aux mêmes ques­tions uni­ver­selles du sens. Aujourd’hui il paraît de bon ton de mettre en lumière ses propres racines. Mais n’importerait-il pas, pour qu’un ave­nir com­mun demeure pos­sible, de gar­der à l’esprit que, face au sacré qui n’est jamais entiè­re­ment déchif­frable, si le sys­tème des rela­tions entre les dieux du poly­théisme n’a certes pas été à l’abri des déchi­re­ments et des rup­tures (Ver­nant, 1999), il a néan­moins mani­fes­té que l’idée de dieu, ce pro­duit de la culture humaine, n’est pas sta­tique. Il a ain­si mon­tré une dis­po­ni­bi­li­té intel­lec­tuelle qui per­met d’éviter le zélo­tisme qui par­fois se trans­forme en de meur­trières pas­sions mis­sion­naires. À cet égard, avec l’ère post­co­lo­niale qui nous remet en face du conten­tieux cultu­rel entre des civi­li­sa­tions mul­tiples, il ne suffit pas de pen­ser à ce qui conduit actuel­le­ment la frac­tion dévote d’un islam déca­dent à se conce­voir comme la reli­gion abso­lue et incon­tes­table des domi­nés et des déshé­ri­tés. Il faut aus­si invi­ter à moins de pré­ten­tion ce que Cha­teau­briand appe­la le « génie du chris­tia­nisme », lequel serait bien ins­pi­ré de ne pas voir dans les intui­tions du poly­théisme une simple phase révo­lue de la pen­sée religieuse.

LA CRISE D’UN RÉGIME DE VÉRITÉ

Si l’apport d’Assmann per­met de mieux com­prendre ce qui fait obs­tacle aux réformes du chris­tia­nisme romain, il vient éga­le­ment en appui à l’analyse de la crise du catho­li­cisme pro­po­sée par le poli­to­logue Jacques Lagroye (2006).
Fai­sant, quant à lui, réfé­rence à ce que Michel Fou­cault nomme des « régimes de véri­té2 », il exa­mine ce qui, dans cette crise, entre­tient des rap­ports avec la notion de « véri­té religieuse ». 

On l’a dit, c’est très tôt que l’église pri­mi­tive en est venue à conce­voir que ses « anciens » étaient les vrais dépo­si­taires du mes­sage évan­gé­lique. On est là à la source des sta­tuts dis­tincts entre clercs et laïcs. Max Weber parle à ce pro­pos d’une « hié­ro­cra­tie » qui s’est ins­ti­tuée « déten­trice du mono­pole de la mani­pu­la­tion des biens de salut ». À la suite de Fou­cault, Lagroye y voit la fabri­ca­tion d’un « régime de cer­ti­tudes » face auquel, pour les simples croyants, il ne res­tait plus qu’un « régime de sou­mis­sion » aux bien­faits de l’enseignement et des sacre­ments octroyés par les clercs. Son ana­lyse consiste à mon­trer que les déve­lop­pe­ments cultu­rels des temps modernes ont tou­te­fois engen­dré une contes­ta­tion de ce « régime de véri­té ». La ratio­na­li­té cri­tique l’a frap­pé d’une pré­ca­ri­té intel­lec­tuelle par laquelle, d’« éclai­rant » qu’il avait pu être, il devint l’objet d’une lec­ture « éclai­rée » par la rai­son. Au début du XXe siècle, ceci débou­cha dans la « crise du moder­nisme », qui entrai­na une nou­velle intran­si­geance doc­tri­nale que Pie X mit en œuvre avec des moyens peu édifiants (Pou­lat, 1969). Ce pape ne par­vint tou­te­fois pas à empê­cher qu’une large frac­tion du monde catho­lique s’éloigne intel­lec­tuel­le­ment d’une concep­tion fer­mée et pas­sive de la reli­gion, com­prise comme gar­dienne des tra­di­tions spi­ri­tuelles et sociales, pour en ral­lier une autre, active et ouverte, où elle est com­prise comme un agir trans­for­ma­teur du monde. D’un point de vue phi­lo­so­phique, cela s’est tra­duit chez Mau­rice Blon­del dans l’affirmation que c’est dans l’histoire que la véri­té trouve son lan­gage et que c’est l’action qui, en tant que syn­thèse dyna­mique du pré­sent, est pre­mière. Non pas parce que l’action serait plus clair­voyante que la pen­sée, mais parce que c’est elle le lieu de la conscience, le locus d’où les idées sur­gissent et où les valeurs s’éprouvent. Du côté des laïcs, notam­ment au sein de l’Action catho­lique qui s’est mise en place à ce moment-là, cela a contri­bué à l’affirmation d’un « régime du témoi­gnage » pour lequel la véri­té reli­gieuse ne doit pas être « admi­nis­trée » par les clercs à la manière de cer­ti­tudes dog­ma­tiques, mais pro­po­sée dans une action attentive
aux valeurs et aux besoins de la société. 

Pour Lagroye, la crise de l’église conti­nue de se poser dans ces termes-là : un conflit entre deux manières de conce­voir la véri­té reli­gieuse. Consi­dère-t-il, comme Bobi­neau, que cette dua­li­té est à l’origine d’un désac­cord insur­mon­table ? Il constate qu’une solu­tion n’a pas été trou­vée jusqu’ici, mais pense comme Fou­cault qu’il existe des varia­tions tem­po­relles dans la manière de construire la véri­té. L’histoire n’est pas finie parce que la rai­son elle-même est mar­quée par l’historicité et que, dans une socié­té déma­gifiée comme la nôtre, le dog­ma­tisme fon­dé sur l’idée d’une révé­la­tion à par­tir de laquelle s’établit le pou­voir exclu­sif des clercs est deve­nu qua­si­ment irrecevable.

NAISSANCE D’UNE GÉRONTOCRATIE 

La réfé­rence à l’« “incon­di­tion­nel­le­ment vrai” des dogmes » n’est donc pas l’outil qui per­met­tra à l’église romaine d’entamer sa réforme qui est pour­tant urgente. Urgence à laquelle une ultime ques­tion cru­ciale vient s’adjoindre aujourd’hui : si le pape Fran­çois est réel­le­ment dis­po­sé à s’engager dans cette voie, cet homme de sep­tante-huit ans aura-t-il le temps et dis­po­se­ra-t-il des moyens pour la faire pas­ser par le canal d’une hié­rar­chie ecclé­sias­tique elle-même de plus en plus mar­quée par l’âge ? Il y a là une ques­tion de type démo­gra­phique à laquelle l’église romaine n’a pas été très atten­tive jusqu’ici et qui, pour­tant, hypo­thèque sévè­re­ment toute pers­pec­tive de chan­ge­ment. Réorien­ter la route du paque­bot reli­gieux exige non seule­ment qu’un capi­taine déci­dé soit à la manœuvre, mais aus­si qu’il dis­pose d’un équi­page aguerri. 

C’est à par­tir de toute la com­plexi­té de l’environnement his­to­rique ain­si décrit qu’il s’agit de réflé­chir les évo­lu­tions pos­sibles de l’église romaine. 

À vrai dire, nous ne savons pas jusqu’où le nou­veau pape envi­sage de conduire d’éventuelles réformes. Mais parce qu’il a mul­ti­plié les gestes et les décla­ra­tions qui mani­festent que pour lui le chris­tia­nisme n’est pas un « simple élé­ment déco­ra­tif de la culture » et que pour la foi chré­tienne « il n’y a pas de véri­té abso­lue, mais une manière d’être », on peut évi­dem­ment pen­ser qu’il se range plus volon­tiers du côté du régime du témoi­gnage que de celui des certitudes. 

Ain­si en va-t-il para­doxa­le­ment du pou­voir que confère l’infaillibilité aux papes, un dogme pro­cla­mé en 1870 pour abri­ter l’universalité de ses pou­voirs spi­ri­tuels au moment où, avec la fin des États pon­tifi­caux, il per­dait ceux de nature tem­po­relle. Ce nou­vel essor du papa­lisme devint en fait un mythe écra­sant qui entrai­na les carac­té­ris­tiques contem­po­raines du cen­tra­lisme ecclé­sial : l’excroissance de la curie et sa rigi­difi­ca­tion au tra­vers d’une géron­to­cra­tie ecclé­sias­tique. Ces struc­tures de pou­voir n’intervinrent pas pour peu cent ans plus tard dans les mains de ceux qui déci­dèrent de faire bar­rage aux déve­lop­pe­ments théo­lo­giques et pas­to­raux qui, à l’issue du concile Vati­can II, n’incarnaient pas à leurs yeux le modèle hié­rar­chique de l’« Église éternelle ».

LE MARASME DE LA CURIE

Par ailleurs, le marasme intel­lec­tuel et moral qui sévit actuel­le­ment au sein de la curie, tout comme la renon­cia­tion de Benoît XVI qui ne lui est pas étran­gère, donnent à pen­ser qu’on assiste à l’épuisement d’un sys­tème qui pour­rait bien être occu­pé à mou­rir par la tête. Le nombre de car­di­naux et d’évêques intel­lec­tuel­le­ment pré­pa­rés à rai­son­ner en d’autres termes que ceux de la dog­ma­tique sys­té­ma­ti­sée par la sco­las­tique tho­miste y est faible. Cet ensemble qui ne se renou­vèle pas est mal équi­pé pour sou­te­nir un éven­tuel mou­ve­ment réfor­ma­teur. Joseph Rat­zin­ger, pape démis­sion­naire, n’était pas le seul à être fati­gué au point de n’avoir plus la force de por­ter sa charge. Au sein de la hié­rar­chie le nombre de ceux pour les­quels il en va ain­si aug­mente de jour en jour. Leur défaillance intel­lec­tuelle et les affres de l’âge ne per­mettent évi­dem­ment de faire le pro­cès d’aucun, mais expliquent leur iner­tie. Ain­si, doit-on consta­ter la réelle ato­nie d’un chris­tia­nisme romain éro­dé de l’intérieur, d’une ins­ti­tu­tion lasse et sans grande capa­ci­té de se réin­ven­ter. Compte tenu de cela, que peut-on fina­le­ment attendre de l’actuel pon­tife en matière de réforme déci­sive au som­met de l’église ?

De Fran­çois dont on a dit qu’il avait trou­vé le moyen d’être pape… tout en refu­sant de l’être selon la norme tra­di­tion­nelle, l’apport le plus fécond ne serait-il pas qu’il pousse le plus loin pos­sible cette ins­pi­ra­tion ini­tiale ? Qu’il réin­ter­roge en pro­fon­deur les effets du monar­chisme pon­tifi­cal et de l’orthodoxie qui lui est asso­ciée. Il est le seul à pou­voir ouvrir la voie à une dis­cus­sion des pré­ro­ga­tives exor­bi­tantes dont sa fonc­tion a été his­to­ri­que­ment dotée. Met­tant un terme au mythe du pape dont tout dépend, ce serait donc à une désa­cra­li­sa­tion de sa propre charge que le pon­tife aurait à s’atteler. L’idée avait déjà été sug­gé­rée lorsque, rééva­luant l’importance de la col­lé­gia­li­té épis­co­pale et appe­lant de ses vœux un prin­cipe de sub­si­dia­ri­té, le concile Vati­can II avait cher­ché à rééqui­li­brer les sources du pou­voir dans l’église. Il s’agissait de répondre aux défis de la plu­ra­li­sa­tion des contextes tant internes qu’externes que connaissent les églises locales. Cette pers­pec­tive fut tou­te­fois rapi­de­ment aban­don­née par Jean-Paul II et Benoît XVI qui crurent pré­fé­rable de béton­ner cen­tra­le­ment le ter­rain dis­ci­pli­naire en vue de conju­rer le péril d’une dis­lo­ca­tion qui, à leurs yeux, minait l’unité de l’institution.
Il serait oppor­tun de réac­tua­li­ser l’appel conci­liaire. Bien sûr, parce que par le monde il y a de nom­breux évêques adeptes du « régime des cer­ti­tudes », la col­lé­gia­li­té n’est pas l’instrument qui, à lui seul, garan­ti­rait de conduire bien loin un élan réfor­ma­teur. Cela semble néan­moins la seule voie qui, actuel­le­ment, per­met­trait d’accroitre les espaces de liber­té dont l’église catho­lique a besoin. Car l’efficacité de l’homogénéité dog­ma­tique semble bien appar­te­nir à un cha­pitre révo­lu de l’histoire reli­gieuse. La pen­sée démo­cra­tique de notre temps ne conçoit plus que la culture ou la reli­gion puisse dire d’emblée à l’humanité ce qu’elle est. Elles ne font qu’en éveiller la ques­tion. C’est ce qui, de manière irré­ver­sible, découle de l’expression libre et publique de la conscience recon­nue à l’individu contem­po­rain. Et cela implique une pro­fonde trans­for­ma­tion de la pen­sée théo­lo­gique qui n’a pas les moyens de se sous­traire à cette exigence. 

Si la créa­ti­vi­té théo­lo­gique n’est pas à ce ren­dez-vous, si son renou­vè­le­ment fait même cruel­le­ment défaut, il faut bien admettre que la pres­sion tuté­laire de Rome y est pour quelque chose. On pré­fère y encou­ra­ger le fon­da­men­ta­lisme. Le pro­blème de la réforme de l’église par son som­met est là : les « témoins auto­ri­sés » de sa hié­rar­chie ne par­viennent à l’imaginer que comme un retour aux sources dont ils sont les dépo­si­taires, comme des retrou­vailles avec quelque chose de stable qui est, en fait, un enfer­me­ment dans le pas­sé. C’est bien pour­quoi la lati­tude lais­sée aux contextes locaux est si impor­tante mal­gré les risques de tur­bu­lence qu’elle implique. Dans un pre­mier temps, elle per­met­trait tout au moins cer­taines évo­lu­tions dis­ci­pli­naires atten­dues comme l’accès des divor­cés aux sacre­ments, une morale sexuelle plus ouverte, la recon­nais­sance de la place des femmes et d’une approche renou­ve­lée de tous les aspects pro­blé­ma­tiques en matière de minis­tère pas­to­ral. Cela ne serait cer­tai­ne­ment pas suffi sant, mais mar­que­rait les men­ta­li­tés et, vu la diffi­cul­té de reve­nir en arrière, pré­pa­re­rait les esprits à ren­con­trer d’autres défi s bien plus pro­fonds, qui ne feront que s’amplifier dans l’avenir. On s’arrêtera prin­ci­pa­le­ment ici sur la ques­tion de l’habilitation non dog­ma­tique du dis­cours chré­tien au sein d’une socié­té qui se carac­té­rise par le plu­ra­lisme des sys­tèmes de conviction.

LE PLURALISME DES CONVICTIONS D’UNE NOUVELLE SOCIÉTÉ 

Compte tenu des trans­for­ma­tions cultu­relles liées à la sécu­la­ri­sa­tion, mais aus­si de celles non moins impor­tantes induites par la nou­velle donne démo­gra­phique pro­duite par la mon­dia­li­sa­tion et les migra­tions inter­na­tio­nales, le chris­tia­nisme romain se trouve pla­cé dans une situa­tion inédite qui modifie fon­da­men­ta­le­ment sa réa­li­té comme fait d’histoire, de socié­té et de culture. Nous ne sommes plus au temps de l’« abso­lui­té du chris­tia­nisme », ni même de la « chris­tia­ni­tude », cette impré­gna­tion des men­ta­li­tés qui per­met­tait au catho­li­cisme d’apparaitre comme le socle prin­ci­pal sinon « nor­mal » en matière d’appartenance reli­gieuse (Pou­lat, 2008). Comme le montre l’expansion ful­gu­rante de l’évangélisme, com­po­sante majeure des déve­lop­pe­ments de la géo­gra­phie reli­gieuse actuelle, il n’y a pas de rai­son sérieuse de pré­tendre que la « pro­duc­ti­vi­té reli­gieuse » s’est tarie ou va le faire. Mais bien qu’avec les trans­for­ma­tions cultu­relles et démo­gra­phiques qui s’additionnent à la liber­té de conscience des indi­vi­dus, les condi­tions de l’adhésion reli­gieuse se sont trans­for­mées. On le per­çoit dans le fait que les décla­ra­tions doc­tri­nales des papes ne font plus que dérou­ler un tapis de prin­cipes qui n’entrainent pas l’assentiment.

Face à cela, il est vain de déplo­rer la mon­tée en puis­sance des groupes évan­gé­liques en n’y voyant qu’un effet de la dimen­sion émo­tion­nelle de leur mes­sage par­ti­cu­liè­re­ment bien adap­té aux besoins de couches sociales cultu­rel­le­ment les moins bien équi­pées. Au-delà de la pré­sence d’une cos­mo­lo­gie reli­gieuse qui reste tra­di­tion­nelle, il faut y recon­naitre d’abord l’impact d’un mes­sage dont l’insistance sur l’expérience inté­rieure et l’éthique per­son­nelle est congruente avec le contexte d’une socié­té où l’individualisation contri­bue à l’instauration d’une liber­té de conscience qui, pour le meilleur comme pour le pire, est deve­nue une com­po­sante majeure de l’éthos col­lec­tif. Et dans leur
« inven­tion du quo­ti­dien » qui est aus­si leur manière de pro­tes­ter contre les auto­ri­tés abu­sives, les classes popu­laires ne manquent pas d’en faire usage. On peut certes sou­rire à pro­pos de la naï­ve­té de ce genre d’expérience reli­gieuse qui néglige tout le domaine qui ne res­sor­tit pas à l’individualité et où la sou­mis­sion à l’autorité cha­ris­ma­tique des pas­teurs demeure mal­gré tout très pré­sente. Il reste qu’on a là quelque chose qui répond à une méta­mor­phose des conduites spi­ri­tuelles, une offre reli­gieuse qui, sans orga­ni­sa­tion cen­trale, est simul­ta­né­ment pla­né­taire et locale, et donc capable de s’adapter à tous les envi­ron­ne­ments. Le recours à des sym­boles par­lants plu­tôt qu’à une ortho­doxie doc­tri­nale, per­met que s’y déve­loppent les pistes d’une pra­tique reli­gieuse décen­tra­li­sée, dédog­ma­ti­sée et dépa­triar­ca­li­sée en rai­son de l’affirmation des femmes qui y jouent un grand rôle. 

Par ailleurs, des groupes de matrices autres que chré­tienne et ori­gi­naires d’Asie ou d’Afrique ont, eux aus­si, fait leur appa­ri­tion et montrent que diverses tra­di­tions sont sus­cep­tibles de contri­buer aux trans­for­ma­tions de la scène reli­gieuse inter­na­tio­na­li­sée. Pour les Euro­péens en par­ti­cu­lier, à ces nou­veaux déve­lop­pe­ments s’adjoint la visi­bi­li­té immé­diate des ques­tions posées par la copré­sence concur­ren­tielle des trois mono­théismes. Ce qui ne manque pas de jeter un coeffi­cient de rela­ti­vi­té sur leurs pré­ten­tions res­pec­tives. Ain­si, dans la socié­té où le bras­sage des popu­la­tions engendre un espace public de plus en plus mul­ti­cul­tu­rel et mul­ti­con­vic­tion­nel, la copré­sence directe d’une plu­ra­li­té d’univers sym­bo­liques donne nais­sance à une nou­velle période qu’on peut appe­ler « post­chré­tienne » puisque cette tra­di­tion y perd son mono­pole. Le temps est venu d’admettre ce que Michel de Cer­teau (1974) avait expli­ci­té il y a qua­rante ans déjà : on peut voir désor­mais que le chris­tia­nisme est quelque chose de par­ti­cu­lier et de situé dans l’ensemble de l’histoire reli­gieuse de l’humanité. Et parce qu’il n’a plus ni la capa­ci­té ni le droit de par­ler au nom de l’univers entier, il devient absurde que le catho­li­cisme conti­nue de lais­ser entendre qu’il réca­pi­tule à lui seul toute la véri­té reli­gieuse. Affo­lés plu­tôt que sti­mu­lés par les ques­tions que sou­lève cette rela­ti­vi­té, les pon­tifes romains ont tou­te­fois pré­fé­ré jusqu’ici ne pas valo­ri­ser l’idée qu’étant la « reli­gion de l’incarnation », le chris­tia­nisme était par là même celle qui la pre­mière devrait accep­ter que c’est avec les moyens contin­gents et révi­sables de la pen­sée his­to­rique qu’il s’agit de don­ner un visage à ce que l’on pour­suit en par­lant de « Dieu ». Myope face à cette exi­gence, Rome n’a pra­ti­que­ment rien fait jusqu’à pré­sent pour ouvrir les esprits à ce qui est en train de s’établir, qui déstruc­ture les repré­sen­ta­tions anciennes et est vécu par beau­coup comme un effon­dre­ment. Or, c’est là entre­te­nir un rap­port impé­ria­liste et mor­ti­fère avec un Dieu chi­mé­rique tout au plus utile désor­mais à confor­ter le pou­voir des prêtres tom­bés dans la trappe de l’orthodoxie et pour les­quels seule l’uniformité s’impose comme une idole. Comme le demande Manuel de Dié­guez (1981), est-ce là vrai­ment une manière d’aimer la liberté ?

LES EXIGENCES D’UNE RÉFORME

La réforme de l’église romaine requiert donc que soient prises en compte
les autres affir­ma­tions convic­tion­nelles, bien au-delà de l’intensifi cation d’un dia­logue inter­re­li­gieux en vue du bien com­mun qu’est la paix. S’impose aus­si d’entamer la révi­sion de sa rhé­to­rique théo­lo­gique exces­sive. Non pas pour envi­sa­ger la sor­tie du plu­ra­lisme reli­gieux qui consti­tue un hori­zon vrai­sem­bla­ble­ment aus­si indé­pas­sable que celui de la diver­si­té des langues, mais dans le but de se com­prendre soi-même en appre­nant des autres. Reve­nant à Ass­mann, on pour­rait dire que tous les mono­théismes sont invi­tés à par­ler d’un « Dieu plus modeste » que celui qui, dans leurs dis­cours apo­lo­gé­tiques, a réponse à tout. Parce que la mon­dia­li­sa­tion du contact concret entre les cultures a his­to­ri­que­ment rat­tra­pé l’ambition uni­ver­sa­liste abs­traite des mono­théismes, les pré­ten­tions uni­la­té­rales tout comme l’ignorance mutuelle sont deve­nues impos­sibles. Il est désor­mais public et mani­feste qu’aucune reli­gion par­ti­cu­lière n’est à même de reven­di­quer un quel­conque mono­pole de véri­té. Si les dieux sont morts, disait le Zara­thous­tra de Nietzsche, c’est de rire lorsqu’ils ont enten­du l’un d’eux pré­tendre qu’il était le seul. 

L’effort pour don­ner une gram­maire non intran­si­geante à la recherche de la véri­té appa­rait comme une néces­si­té que les mono­théismes ne peuvent plus élu­der. Leurs auto­ri­tés doivent avoir à cœur non pas d’occulter ce pro­blème, mais d’y faire face. Elles ont le devoir de déta­cher les indi­vi­dus de leurs convic­tions fon­da­men­ta­listes. Celles-ci ne peuvent pas être figées dans les for­mules d’un dog­ma­tisme exclu­sif parce qu’elles pro­cèdent d’un ques­tion­ne­ment dont elles n’ont pas l’apanage. La convic­tion reli­gieuse est appe­lée à une res­pon­sa­bi­li­sa­tion par­ta­gée face à l’énigmatique requête de liber­té et de jus­tice qui tra­verse et ins­pire l’humanité tout entière. Pas seule­ment les convic­tions reli­gieuses d’ailleurs, mais aus­si agnos­tiques ou athées parce que la véri­té est rela­tion­nelle et que toutes ont besoin de l’appui des « autres » pour se com­prendre elles-mêmes. Comme le dit Ass­mann, si l’on se réin­ter­roge aujourd’hui sur le mono­théisme et sur ses consé­quences, ce qui importe est la rai­son pour laquelle on s’est sou­ve­nu de lui et la façon dont on l’a racon­té. La chose la plus impor­tante est de pou­voir conti­nuer à pen­ser. Et mettre en garde contre le « rela­ti­visme », c’est encore n’envisager l’avenir qu’à par­tir du point de vue romain. Comme le dit Gio­va­ni Vat­ti­mo (2009), le rela­ti­visme n’est pas d’abord une théo­rie intel­lec­tuelle au sujet de la véri­té, mais une doc­trine sociale qui sou­ligne qu’au sein de la socié­té démo­cra­tique, il faut admettre l’existence de posi­tions intel­lec­tuelles mul­tiples. À cet égard, dit-il, Dieu qui voit les dif­fé­rentes cultures d’en haut ne peut être que relativiste. 

UN AVENIR, MAIS LEQUEL ? 

Pour per­ce­voir plus en pro­fon­deur ce qui condi­tionne la réforme de l’église romaine, il n’est pas inutile d’entendre ulti­me­ment le diag­nos­tic que le grand anthro­po­logue amé­ri­cain Clif­ford Geertz (2007) dresse sur notre époque. La reli­gion, dit-il, reste un sujet d‘avenir que seuls négligent ceux qui se laissent empor­ter par la fougue des pré­sup­po­sés évo­lu­tion­nistes, ceux qui dans la fou­lée des Lumières consi­dèrent l’engagement reli­gieux comme une force décli­nante ou le rési­du d’une tra­di­tion ances­trale. En réa­li­té, l’indifférence reli­gieuse est loin d’être une ten­dance domi­nante, même en Europe. Si l’on songe aux débats asso­ciés à la pré­sence des immi­grés musul­mans à l’intérieur de l’« Europe chré­tienne », jamais depuis les guerres de reli­gion liées à la Réforme, la vie sociale n’y a été aus­si mar­quée par des diver­gences confes­sion­nelles. Les conflits sociaux expri­més direc­te­ment en termes reli­gieux n’ont fait que s’y accroitre au cours du der­nier demi-siècle. Il en va ain­si parce qu’une pro­por­tion signifi­ca­tive des fidèles (ou anciens fidèles) de l’une ou l’autre des grandes reli­gions sont désor­mais contraints d’observer la foi des autres ou de pra­ti­quer la leur dans des condi­tions très dif­fé­rentes de celles qui avaient cours hier. Du fait que beau­coup sont des trans­plan­tés ou ont per­du leurs repères tra­di­tion­nels, la reli­gion est deve­nue pour eux un objet flot­tant, dépour­vu d’ancrage solide dans des ins­ti­tu­tions éta­blies. Dans ce contexte, la reli­gion ne s’est pas affai­blie, mais est en train de chan­ger de forme. Plu­tôt que de conti­nuer à par­ler de sécu­la­ri­sa­tion, c’est cette situa­tion nou­velle qu’il s’agit de décryp­ter. Cela exige une nou­velle com­pré­hen­sion de la reli­gion et de son rôle dans une socié­té trans­for­mée par de mul­tiples heurts et ten­sions, où les gens sont à la recherche du sens de ce qu’ils deviennent et doivent faire lorsque la vision du monde qu’ils avaient est en train de chan­ger en rai­son de son auto­no­mi­sa­tion par rap­port au contexte social de leur ori­gine. Pour Geertz, ce qui est le plus moderne dans la moder­ni­té reli­gieuse, ce n’est pas le déclin mais la diver­si­té des croyances ras­sem­blées sur un même espace social et les pro­ces­sus de trans­for­ma­tion au sein de cha­cune d’elles. Le nou­veau cos­mo­po­li­tisme y pro­voque des dérè­gle­ments qui affectent aus­si bien les conduites indi­vi­duelles que les struc­tures institutionnelles. 

C’est donc de l’intérieur que les reli­gions sont confron­tées à la ques­tion de leur capa­ci­té à appor­ter du sens dans une situa­tion inédite où il n’existe plus de contexte social stable et unifié, mais au contraire des contextes variés, plu­ra­listes et concur­ren­tiels. Pareille situa­tion qui ébranle assu­ré­ment les per­cep­tions du moi que les indi­vi­dus ont d’eux-mêmes ne sau­rait être ren­con­trée indé­pen­dam­ment de nou­veaux cadres de signifi­ca­tions. On est en tout cas très loin de celui où l’église romaine du XIIIe siècle accor­da tous les hon­neurs à Tho­mas d’Aquin pour avoir intro­duit la pen­sée de l’Un — Dieu comme cause pre­mière — dans sa théo­lo­gie. Ce qui, comme le sou­ligne Émile Pou­lat (2008), montre bien que les « véri­tés reli­gieuses » ne pou­vant être éta­blies par la voie scien­tifique, ne consti­tuent qu’un moment de l’histoire des idées. Mais parce que nous n’avons qu’une vue encore très insuffi­sante des effets de la moder­ni­té dans le domaine reli­gieux, Geertz pense qu’il convient de se gar­der des avis péremp­toires qui soit consi­dèrent la reli­gion comme la voix obs­ti­née, mais condam­née de la tra­di­tion, soit à l’inverse croient devoir annon­cer une « dés­écu­la­ri­sa­tion » à par­tir de la « sur­re­li­gio­si­té des socié­tés post-reli­gieuses ». Mais il est cer­tain, répète-t-il, que jamais depuis la Réforme et les Lumières, la lutte à pro­pos du sens géné­ral des choses et des croyances n’a été aus­si ouverte, large et aigüe. C’est un bou­le­ver­se­ment radi­cal, un évè­ne­ment en cours de déve­lop­pe­ment dont l’état final, s’il doit en avoir un, est inconnu.

L’AGENDA DE LA RÉFORME 

Si l’on revient à la ques­tion de l’agenda des réformes aux­quelles l’église romaine peut diffi­ci­le­ment se sous­traire, on com­prend qu’elle ne pour­ra pas conti­nuer de se récla­mer d’un « régime de cer­ti­tudes immuables » et des seules « révé­la­tions » que gardent entre leurs mains ses ges­tion­naires. C’est plu­tôt du côté du régime des témoi­gnages et d’une action bénéfique pour la vie de l’esprit de l’humanité entière que cette église est atten­due. Les sources de sa réforme se trouvent donc aus­si dans les ques­tions pro­vo­cantes que lui adresse le monde contem­po­rain. Là résident l’aiguillon et même les syner­gies indis­pen­sables pour qu’elle par­vienne non pas à renon­cer à ce qu’elle croit, mais à tenir compte de ce qui cir­cule d’essentiel par d’autres che­mins, reli­gieux ou pas. 

Pour nos contem­po­rains, la ques­tion du sens qu’ils cherchent à don­ner à ce qu’ils deviennent et doivent faire dans leur monde cos­mo­po­lite est en plein bou­le­ver­se­ment. Cette ques­tion n’est pas sépa­rable des croyances et n’a jamais été plus ouverte depuis des siècles. Dans ces condi­tions, la tra­di­tion évan­gé­lique a‑t-elle quelque chose à pro­po­ser qui soit libé­ra­teur et fac­teur de pro­grès tant pour la vie maté­rielle que pour la vie de l’esprit ? Quand on prend en compte les impli­ca­tions des contex­tua­li­sa­tions pro­po­sées par Bobi­neau, Ass­mann, Lagroye et Geertz, que serait ce qu’on pour­rait appe­ler un « pro­jet catho­lique » répon­dant aux exi­gences de l’heure ?

Il serait évi­dem­ment vain de reve­nir avec le genre de pro­po­si­tions pares­seuses aux­quelles, véné­rant son propre héri­tage, l’église romaine tient parce que c’est elle qui les a inven­tées. Il ne s’agit pas davan­tage de for­mu­ler de pro­po­si­tions « plai­santes » capables d’entrainer déma­go­gi­que­ment l’adhésion. Le défi est de retrou­ver le che­min de l’essentiel : les paroles libé­ra­trices à faire entendre qui, dans le patri­moine évan­gé­lique, disent les exi­gences à l’aide des­quelles les membres des socié­tés glo­ba­li­sées, mul­ti­cul­tu­ra­li­sées et mues par la conscience res­pon­sable de chaque indi­vi­du, appren­dront à ne pas abdi­quer en face des pseu­do-néces­si­tés qu’énoncent les tech­no­crates de la modernité. 

Ces exi­gences de liber­té ne peuvent plus être confon­dues avec un déve­lop­pe­ment de l’institution ecclé­siale qui la ren­drait capable d’intégrer les « autres ». Gui­dée par le « régime du témoi­gnage », la pré­oc­cu­pa­tion d’aujourd’hui ne peut plus être cen­trée sur les bénéfices qu’en tire l’église, mais doit por­ter sur ce qui contri­bue à la trans­for­ma­tion d’une socié­té mar­quée par la domi­na­tion, l’exploitation et la sépa­ra­tion que main­tiennent et jus­tifient les puis­sances éco­no­miques, poli­tiques et cultu­relles. L’esprit de libé­ra­tion pré­sent dans l’évangile dit qu’il n’y a rien d’inexorable dans toutes ces oppres­sions et que le moyen de les vaincre se trouve dans l’humanité elle-même dès lors qu’elle écoute pré­fé­ren­tiel­le­ment la « voix des plus pauvres qui sont par­mi vous ». Il est vrai que de nom­breux non-chré­tiens se donnent comme objec­tifs de pro­mou­voir ces valeurs sans avoir nul­le­ment l’intention de rejoindre le chris­tia­nisme. Les pre­miers dis­ciples consta­taient déjà la même chose et s’en offus­quaient alors que Jésus ne trou­vait pas cela anor­mal. Car pour lui, il ne s’agissait pas de faire mar­cher tout le monde ensemble d’un même pas en s’intégrant dans des struc­tures aux­quelles il fau­drait se sou­mettre. Il s’agissait au contraire de sus­ci­ter une recon­quête de la liber­té et de la jus­tice en pro­cla­mant la pos­si­bi­li­té de se libé­rer des empires et des puis­sances qui se situent au-des­sus des indi­vi­dus en les dépos­sé­dant de leurs droits, de leur liber­té et de leur res­pon­sa­bi­li­té (Com­blin, 1972). 

Ces pers­pec­tives qui s’appliquent à l’église romaine font qu’elle ne pour­ra cer­tai­ne­ment pas tabler sur la res­tau­ra­tion de la caste sacer­do­tale en pleine décom­po­si­tion. Dans une ritour­nelle vaine, elle ne cesse d’appeler ses fidèles à prier pour les « voca­tions ». Mais c’est la nos­tal­gie de l’église conser­va­trice qui s’exprime là, visant à retrou­ver un corps de spé­cia­listes qui par­vien­draient à la main­te­nir comme un édifi ce mys­tique au-des­sus des hommes et des femmes ordi­naires. Cette caste est cepen­dant en voie d’extinction et, selon toute vrai­sem­blance, dis­pa­rai­tra pro­gres­si­ve­ment parce qu’elle est l’instrument d’un pou­voir reli­gieux dont nos contem­po­rains cherchent à se débar­ras­ser. Elle ne fi gure en tout cas pas dans le noyau des exi­gences évan­gé­liques auquel il fau­drait abso­lu­ment tenir. Actuel­le­ment, un consen­sus existe par­mi les his­to­riens et théo­lo­giens spé­cia­listes des ori­gines chré­tiennes (Mar­gue­rat et Junod, 2010) pour admettre que Jésus n’a vou­lu fon­der ni une nou­velle reli­gion ni une église avec un cler­gé. On ne doit donc pas lui impu­ter ce qu’il n’a pas envi­sa­gé lui-même. Des textes du nou­veau tes­ta­ment témoignent certes de ce qu’en vue de faire entrer et durer le mes­sage chré­tien dans l’histoire, il fut pro­gres­si­ve­ment jugé néces­saire d’élaborer une théo­lo­gie des minis­tères et des sacre­ments. Mais cela doit être vu comme la mise en place d’un sys­tème de gou­ver­ne­ment du peuple croyant qui dépend d’une pen­sée située et sus­cep­tible de révi­sion en fonc­tion des cir­cons­tances historiques. 

Héri­tière de la Rome impé­riale et garante de l’unité de son église, la papau­té est his­to­ri­que­ment deve­nue l’une des ins­ti­tu­tions cen­trales de l’Occident et la source d’une « ortho­doxie d’empire ». Unique centre ner­veux du catho­li­cisme depuis le XIXe siècle, elle tente aujourd’hui, à l’heure de la mon­dia­li­sa­tion, de faire face aux défi s du XXIe siècle. À par­tir de Jean-Paul II, les papes deviennent des mis­sion­naires qui voyagent à tra­vers le monde et qui, à l’heure pla­né­taire, cherchent à accroitre le rôle diplo­ma­tique de l’église. C’est là une manière de com­pen­ser le défi­cit de sa cré­di­bi­li­té dog­ma­tique par une attri­bu­tion sup­plé­men­taire d’importance à la figure des pon­tifes romains. Pour enca­drer leur pres­tige, Rome n’hésite d’ailleurs pas à en faire sys­té­ma­ti­que­ment des saints : elle les cano­nise les uns après les autres et même en série pour gar­der un cer­tain équi­libre entre les nuances théo­lo­giques qu’ils ont incar­nées cha­cun (Schle­gel, 2014). Mais c’en est trop ! Car par leur exces­sive impor­tance, les papes sont deve­nus la clé de voute, mais aus­si le gou­let d’étranglement de toute mise en cause de l’hégémonie clé­ri­cale qui, de la base au som­met, asphyxie l’église romaine inca­pable de sou­plesse dogmatique. 

La foi chré­tienne est une exis­tence en actes. Pour la défendre il ne suf­fit pas de dire qu’elle marque un écart par rap­port à la rai­son. Si elle veut gar­der du sens, l’âge moderne l’invite à une réins­crip­tion dans l’appartenance à la tem­po­ra­li­té du monde réel. À par­tir de la situa­tion défa­vo­rable qui est la sienne actuel­le­ment, tout dépen­dra de ses capa­ci­tés de réac­tion. C’est-à-dire, d’une part, de la vita­li­té des croyants qu’elle conti­nue de ras­sem­bler comme res­source, et, d’autre part, du type d’inscription tem­po­relle que les auto­ri­tés reli­gieuses juge­ront sou­hai­table et pos­sible de pour­suivre en l’état des moyens qui leur res­tent (Pou­lat, 2008). Mais quelle que soit la forme que pren­dra le « pro­jet catho­lique », cette église ne peut espé­rer conti­nuer à res­sem­bler à ce que fut sa figure his­to­rique pas­sée. Le véri­table défi pour elle est d’assumer sa part de res­pon­sa­bi­li­té dans le contexte pré­sent qui est anti­dog­ma­tique, plu­ra­liste et mar­qué par la liber­té publique de la conscience. Un contexte très dif­fé­rent de celui où, entre le IIe et le IVe siècle, à la suite de l’œuvre de l’apôtre Paul qui fit entrer le chris­tia­nisme dans le cadre cos­mo­po­lite de l’empire romain, l’église nais­sante acquit une ambi­tion uni­ver­selle et ren­con­tra la contrainte des néces­si­tés ins­ti­tu­tion­nelles. Or, il n’est pas pos­sible d’imputer la forme de ces contraintes à Jésus qui, s’il est bien le fon­de­ment du chris­tia­nisme, n’est pas le « fon­da­teur » de l’église qui cher­cha à per­pé­tuer sa mémoire. 

En découle que le chris­tia­nisme ne pour­ra plus être conçu que comme une « lignée croyante » sus­cep­tible de trans­for­ma­tions his­to­riques. C’est d’ailleurs ce qui s’est his­to­ri­que­ment pas­sé au tra­vers des réex­plo­ra­tions et réin­ter­pré­ta­tions du patri­moine évan­gé­lique aux­quelles se sont suc­ces­si­ve­ment consa­crés ses divers
repré­sen­tants en vue de lui don­ner sa sys­té­ma­ti­ci­té dans des contextes cultu­rels chan­geants. Aujourd’hui, un nou­veau contexte attri­bue au chris­tia­nisme le sta­tut d’une reli­gion par­mi d’autres. Il n’est pas dans son pou­voir d’ignorer cette évi­dence. S’ouvre de cette façon l’espace d’une nou­velle et néces­saire réflexion sur lui-même. Pour ne pas s’y sou­mettre, l’invocation d’une exi­gence sur­na­tu­relle a peu de chances de suffire. Cela ne dis­qua­lifie pas la réfl exion théo­lo­gique qui n’a pas à se satis­faire d’une simple phé­no­mé­no­lo­gie de la reli­gion et dont la tâche demeure de res­ti­tuer le chris­tia­nisme à un évè­ne­ment qui la pré­cède et même la déborde. Mais cela ne l’exonère néan­moins pas d’ordonner sa réflexion aux réa­li­tés anthro­po­lo­giques et sociales qui, dans le registre du témoi­gnage, sont celles de tous (Gisel, 2002). Telle est la pers­pec­tive non dog­ma­tique qui serait signifi­ca­tive aujourd’hui d’une « mémoire à l’œuvre ». En ce inclus ce qu’elle a com­pris comme « véri­té reli­gieuse » au tra­vers de la « fi gure réca­pi­tu­la­tive du Christ ». Sans cela, il n’y aurait à pro­pre­ment par­ler aucun débat qui puisse s’ouvrir entre les diverses convic­tions en pré­sence. La réforme de l’église romaine devra donc être celle qui aide­ra l’individu contem­po­rain dis­po­sant de son droit à l’autonomie réflexive, à trou­ver dans le patri­moine évan­gé­lique ce qu’il veut croire parce que cela donne sens à son existence.

  1. C’est en nous écar­tant volon­tai­re­ment de l’usage qui vou­drait une majus­cule au mot église consi­dé­rée comme une ins­ti­tu­tion, que nous vou­lons sou­li­gner qu’aujourd’hui, par­mi la diver­si­té des confes­sions reli­gieuses, celle pro­fes­sée par Rome ne peut plus pré­tendre qu’à l’occupation d’une place relative.
  2. En fai­sant l’histoire des sys­tèmes de pen­sée, Fou­cault s’est enquis des rap­ports entre le savoir et le pou­voir. Durant les der­nières années de son ensei­gne­ment, une inflexion de sa pen­sée l’a conduit à arti­cu­ler cette thé­ma­tique avec ce qu’il appelle les « régimes de véri­té ». Il désigne par là la part réfl échie des formes du savoir que les indi­vi­dus et les groupes se donnent dans leurs acti­vi­tés res­pec­tives. Il cherche de cette manière à iden­tifier les limites concep­tuelles que les sujets confèrent à la concré­tion his­to­rique que prennent les rôles dans les­quels cha­cun d’eux est pla­cé. Les « régimes de véri­té » se défi­nissent donc comme la force intel­lec­tuelle que l’on prête à la jus­tifi­ca­tion des rela­tions qui lient des sujets entre eux.

Albert Bastenier


Auteur

Sociologue. Professeur émérite de l'université catholique de Louvain. Membre du comité de rédaction de La Revue nouvelle depuis 1967. S'y est exprimé régulièrement sur les questions religieuses, les migrations et l'enseignement.