Ce site utilise des cookies afin que nous puissions vous fournir la meilleure expérience utilisateur possible. Les informations sur les cookies sont stockées dans votre navigateur et remplissent des fonctions telles que vous reconnaître lorsque vous revenez sur notre site Web et aider notre équipe à comprendre les sections du site que vous trouvez les plus intéressantes et utiles.
L’Église catholique est-elle réformable ?
L’église romaine est-elle réformable ? Sans doute, mais jusqu’où et à quelles conditions ? Depuis ses origines, sa latinisation impériale pèse lourdement. Le dogmatisme propre au monothéisme aussi. Elle est à la fois aux prises avec une crise de son « régime de vérité » et avec le poids de sa gérontocratie. Comment rencontrera-t-elle le pluralisme des convictions contemporaines ? La religion reste une question d’avenir dont l’état final demeure inconnu.
En peu de temps, le pape François a conquis une visibilité optimale et un auditoire de sympathisants qui dépasse celui de ses ouailles. Il surprend, parle librement, plaisante, tweete, multiplie les gestes d’ouverture. Sa simplicité, son naturel semblent particulièrement bien convenir dans la société médiatique du XXIe siècle. Il contraste avec le style de ses prédécesseurs immédiats et, pour toutes ces raisons, des questions surgissent.
Pour la fraction conservatrice de la curie, les attitudes de François ne sont guère admissibles pour un pontife. Dans l’opinion publique et parmi les vaticanistes, on s’interroge plutôt sur ce que cela annonce pour l’avenir. Parce que le christianisme romain va mal, que les pratiques religieuses s’effondrent, que le clergé s’amenuise, on se demande si le pape François sera celui d’une « renaissance catholique ». Conduira-t-il son église1 vers un dépassement des scandales politico-financiers et sexuels des dernières années ? Lui qui, à propos de la curie, s’est risqué à parler de la « lèpre des courtisans », entreprendra-t-il une réforme profonde de sa gouvernance ? Certes, aucun sujet ne semble lui faire peur, mais on se demande s’il en restera aux mots et aux gestes symboliques qui, à eux seuls, ne constituent évidemment pas un réel changement.
L’église catholique n’est ni un modèle de transparence ni un phare de la
démocratie. Pour entreprendre sa réforme en profondeur, le nouveau pontife a‑t-il trouvé le moyen d’être pape en refusant de l’être… selon les conventions établies ? Ou bien, en apparaissant pour la première fois au balcon de la place Saint-Pierre en lançant un très simple « Bonsoir », n’a‑t-il inauguré qu’une nouvelle manière de construire la « légende du Saint-Père » ? Une chose cependant paraît évidente : la captation de l’attention à laquelle il est parvenu donne à penser que, même à l’heure de la sécularisation, nos contemporains aussi antiautoritaires qu’ils soient ne semblent pas avoir renoncé à la recherche de ce genre de pôle de référence. Il ne faut pas trop vite y voir le simple engouement pour un leadeur fabriqué par les médias. Dans le bazar enchanté de la consommation qui semble permettre d’aller jusqu’à la fin des temps sans rencontrer la finitude, cette attraction est peut-être une manière qu’ils ont de se fabriquer des repères en dehors desquels ils se sentent démunis pour trouver leur chemin dans les ambivalences de la modernité.
LA LATINISATION IMPÉRIALE DU CHRISTIANISME
Par rapport à la question précise du rôle que le pape peut avoir dans une réforme de l’église, Olivier Bobineau (2013), spécialiste du pouvoir dans le catholicisme, ne cache pas ses doutes : le pontife a beau ne pas apprécier le pouvoir des clercs, chercher à réformer la curie, mettre au second plan les dogmes et aller vers les « périphéries existentielles », tout cela n’établit pas que l’église catholique soit réformable. Il faut faire la différence entre ce que peuvent être des vœux et la force d’inertie d’un énorme appareil de gestion religieuse. L’inaptitude de l’église à se réformer doit être comprise à partir du fait qu’une « dialectique déséquilibrée sans synthèse » anime la structure institutionnelle catholique. À aucun moment de son histoire elle n’est parvenue à une combinaison satisfaisante entre l’axe vertical de son pouvoir central et l’axe horizontal des débats en son sein. Depuis le Ve siècle, l’« empire des papes » s’est coulé dans un moule emprunté à la structure impériale romaine. Et à partir du XIe siècle, la « réforme grégorienne » a posé une série de verrous garantissant la permanence autoritaire de sa charpente. De multiples tentatives ne sont pas parvenues à dépasser les limites de cette monarchie cléricale qui n’a cessé d’osciller entre la domination et la coopération. C’est l’incompatibilité entre un puissant appareil de contrôle et un message d’amour qui explique cette contradiction irréductible. Si le principe hiérarchique pontifical a longtemps favorisé l’expansion de l’église, il n’a pas permis néanmoins d’éviter la fracture avec les chrétiens orthodoxes d’abord et protestants ensuite. Et combien d’autres résistances à la puissance romaine furent-elles mises au pas de la même façon ? Aujourd’hui encore, le droit canon exprime la même volonté : le pontife, chef infaillible du collège des évêques, dispose d’un « pouvoir ordinaire, immédiat, suprême et universel qu’il exerce librement ». Pourtant, cette méta-légitimité que personne ne peut remettre en cause ne constitue-t-elle pas le piège infernal dans lequel l’église romaine s’est enfermée ?
Dans son argumentaire au sujet des étapes qui ont scandé l’établissement du christianisme romain dans ce système de gouvernance, Bobineau n’est cependant pas entièrement convaincant. Ce seraient les seuls facteurs juridiques
de sa latinisation impériale qui seraient intervenus. Or, très tôt et avant que le christianisme ne procède à la fusion entre ses racines apostoliques et les structures de l’empire, le discours de l’église primitive s’était déjà orienté vers un registre d’énonciation théologique en surplomb, permettant à ses porte-paroles attitrés d’adopter une posture dissymétrique conçue comme la garante de la « vérité ». Il importe donc d’aller plus loin dans le diagnostic. En tenant compte, notamment, des travaux de l’égyptologue Jan Assmann (2003), pour lequel à l’origine de cette posture, on retrouve un facteur qui a poussé tous les monothéismes vers le dogmatisme. Assmann ne pense pas pour autant qu’il faille en venir à un procès sans appel du monothéisme. Mais il faut néanmoins prendre en compte ce qui s’est mis en place avec lui, réfléchir sur les conséquences de
l’« acte de révélation » à partir duquel il s’est historiquement établi.
MONOTHÉISME ET DOGMATISME
Avec les exigences théologiques inédites introduites par la « distinction mosaïque », le passage du polythéisme au monothéisme au sein du judaïsme antique a représenté un tournant capital dans l’histoire religieuse, prenant part à une rupture intellectuelle que l’on peut voir comme aussi importante que celle introduite par les Grecs dans la conception critique de la vérité. Parce qu’il est parvenu à tracer une frontière nette entre le monde et Dieu, le monothéisme a concouru à extraire la religion de l’emprise des forces naturelles et du communautarisme des cultes tribaux. Il a ainsi contribué à une laïcisation du monde qui, pour Assmann, est aussi révolutionnaire que la science grecque lorsqu’elle s’est démarquée de toutes les sciences traditionnelles antérieures. Toutefois, il faut bien voir que l’appel du monothéisme à respecter un ordre d’origine supra-mondaine de portée universelle fut en même temps la source d’une conception extrêmement sentencieuse de la vérité. Comme un effet de la « jalousie » prêtée au dieu unique, un exclusivisme s’y est manifesté qui a engendré une culture religieuse dans laquelle la lutte du vrai contre le faux est devenue le point essentiel. Une codification des vérités révélées reposant sur un canon de textes sacrés y a établi un rapport avec la transcendance qui, à l’aide d’un appareil normatif de dogmes, professe qu’en matière de doctrine du salut, les compromis sont difficiles sinon impossibles.
Il y a là la source d’une intolérance qui, pour Assmann, est le « prix du monothéisme » et qui historiquement, n’a pas manqué d’engendrer les débordements de violence que l’on sait. Ainsi, dans le christianisme romain héritier de la vision universaliste que l’apôtre Paul parvint à donner à la prédication initiale de Jésus, et malgré son insistance sur le fait que la puissance de l’amour christique abolit le régime de la loi, on ne semble pas avoir sérieusement pris en compte l’ambivalence inscrite originairement du monothéisme. De sorte que, du mouvement paulinien qui fit du christianisme une religion mondiale en croisant le judaïsme et la culture greco-romaine, découla cette rançon redoutable qu’est l’orthodoxie. Il y a là un stigmate qui accompagne le christianisme depuis ses origines. C’est pourquoi dans le catholicisme contemporain parvient toujours à se faire entendre le courant théologique de l’« orthodoxie radicale » qui dénonce le « relativisme délétère » de la modernité séculière.
Or, qu’est-ce que le radicalisme orthodoxe sinon une « réduction apologétique » et un verrouillage strict de la pensée religieuse ? Sa fonction principale n’est pas de contribuer à l’approfondissement spirituel d’une interrogation existentielle, mais de la mettre à l’abri de toute discussion dans les frontières d’une religion close. On rappellera ici les travaux de psychologie sociale menés par Jean-Pierre Deconchy (1971), qui montrent que la toute-puissance programmatique d’un tel type de pensée contient en elle-même ses propres limites. Compte tenu de la faible étendue du lexique préétabli dans lequel elle confine sa démarche, la fragilité de l’information qu’elle contient ne parvient à être compensée que par la vigueur de la régulation dont elle fait l’objet. Ceux qui la tiennent en main sont alors pratiquement condamnés à ne jamais se tromper. Mais, demande Deconchy, s’agit-il encore d’une véritable pensée ? Enfermée dans ses certitudes et inapte à concevoir que le doute est parfois plus pénétrant que le savoir, l’orthodoxie s’empare alors des esprits et ne garantit plus rien d’autre que la pérennité d’une certitude au travers d’une guidance autoritaire.
Le constat est là : les élaborations conceptuelles héritées du monothéisme sont historiquement intervenues avec une puissance intellectuelle arrogante. À l’opposé de ce que l’anthropologue Marc Augé (1982) appelle le « génie du paganisme », elles ont congédié les réponses que les « autres » donnent aux mêmes questions universelles du sens. Aujourd’hui il paraît de bon ton de mettre en lumière ses propres racines. Mais n’importerait-il pas, pour qu’un avenir commun demeure possible, de garder à l’esprit que, face au sacré qui n’est jamais entièrement déchiffrable, si le système des relations entre les dieux du polythéisme n’a certes pas été à l’abri des déchirements et des ruptures (Vernant, 1999), il a néanmoins manifesté que l’idée de dieu, ce produit de la culture humaine, n’est pas statique. Il a ainsi montré une disponibilité intellectuelle qui permet d’éviter le zélotisme qui parfois se transforme en de meurtrières passions missionnaires. À cet égard, avec l’ère postcoloniale qui nous remet en face du contentieux culturel entre des civilisations multiples, il ne suffit pas de penser à ce qui conduit actuellement la fraction dévote d’un islam décadent à se concevoir comme la religion absolue et incontestable des dominés et des déshérités. Il faut aussi inviter à moins de prétention ce que Chateaubriand appela le « génie du christianisme », lequel serait bien inspiré de ne pas voir dans les intuitions du polythéisme une simple phase révolue de la pensée religieuse.
LA CRISE D’UN RÉGIME DE VÉRITÉ
Si l’apport d’Assmann permet de mieux comprendre ce qui fait obstacle aux réformes du christianisme romain, il vient également en appui à l’analyse de la crise du catholicisme proposée par le politologue Jacques Lagroye (2006).
Faisant, quant à lui, référence à ce que Michel Foucault nomme des « régimes de vérité2 », il examine ce qui, dans cette crise, entretient des rapports avec la notion de « vérité religieuse ».
On l’a dit, c’est très tôt que l’église primitive en est venue à concevoir que ses « anciens » étaient les vrais dépositaires du message évangélique. On est là à la source des statuts distincts entre clercs et laïcs. Max Weber parle à ce propos d’une « hiérocratie » qui s’est instituée « détentrice du monopole de la manipulation des biens de salut ». À la suite de Foucault, Lagroye y voit la fabrication d’un « régime de certitudes » face auquel, pour les simples croyants, il ne restait plus qu’un « régime de soumission » aux bienfaits de l’enseignement et des sacrements octroyés par les clercs. Son analyse consiste à montrer que les développements culturels des temps modernes ont toutefois engendré une contestation de ce « régime de vérité ». La rationalité critique l’a frappé d’une précarité intellectuelle par laquelle, d’« éclairant » qu’il avait pu être, il devint l’objet d’une lecture « éclairée » par la raison. Au début du XXe siècle, ceci déboucha dans la « crise du modernisme », qui entraina une nouvelle intransigeance doctrinale que Pie X mit en œuvre avec des moyens peu édifiants (Poulat, 1969). Ce pape ne parvint toutefois pas à empêcher qu’une large fraction du monde catholique s’éloigne intellectuellement d’une conception fermée et passive de la religion, comprise comme gardienne des traditions spirituelles et sociales, pour en rallier une autre, active et ouverte, où elle est comprise comme un agir transformateur du monde. D’un point de vue philosophique, cela s’est traduit chez Maurice Blondel dans l’affirmation que c’est dans l’histoire que la vérité trouve son langage et que c’est l’action qui, en tant que synthèse dynamique du présent, est première. Non pas parce que l’action serait plus clairvoyante que la pensée, mais parce que c’est elle le lieu de la conscience, le locus d’où les idées surgissent et où les valeurs s’éprouvent. Du côté des laïcs, notamment au sein de l’Action catholique qui s’est mise en place à ce moment-là, cela a contribué à l’affirmation d’un « régime du témoignage » pour lequel la vérité religieuse ne doit pas être « administrée » par les clercs à la manière de certitudes dogmatiques, mais proposée dans une action attentive
aux valeurs et aux besoins de la société.
Pour Lagroye, la crise de l’église continue de se poser dans ces termes-là : un conflit entre deux manières de concevoir la vérité religieuse. Considère-t-il, comme Bobineau, que cette dualité est à l’origine d’un désaccord insurmontable ? Il constate qu’une solution n’a pas été trouvée jusqu’ici, mais pense comme Foucault qu’il existe des variations temporelles dans la manière de construire la vérité. L’histoire n’est pas finie parce que la raison elle-même est marquée par l’historicité et que, dans une société démagifiée comme la nôtre, le dogmatisme fondé sur l’idée d’une révélation à partir de laquelle s’établit le pouvoir exclusif des clercs est devenu quasiment irrecevable.
NAISSANCE D’UNE GÉRONTOCRATIE
La référence à l’« “inconditionnellement vrai” des dogmes » n’est donc pas l’outil qui permettra à l’église romaine d’entamer sa réforme qui est pourtant urgente. Urgence à laquelle une ultime question cruciale vient s’adjoindre aujourd’hui : si le pape François est réellement disposé à s’engager dans cette voie, cet homme de septante-huit ans aura-t-il le temps et disposera-t-il des moyens pour la faire passer par le canal d’une hiérarchie ecclésiastique elle-même de plus en plus marquée par l’âge ? Il y a là une question de type démographique à laquelle l’église romaine n’a pas été très attentive jusqu’ici et qui, pourtant, hypothèque sévèrement toute perspective de changement. Réorienter la route du paquebot religieux exige non seulement qu’un capitaine décidé soit à la manœuvre, mais aussi qu’il dispose d’un équipage aguerri.
C’est à partir de toute la complexité de l’environnement historique ainsi décrit qu’il s’agit de réfléchir les évolutions possibles de l’église romaine.
À vrai dire, nous ne savons pas jusqu’où le nouveau pape envisage de conduire d’éventuelles réformes. Mais parce qu’il a multiplié les gestes et les déclarations qui manifestent que pour lui le christianisme n’est pas un « simple élément décoratif de la culture » et que pour la foi chrétienne « il n’y a pas de vérité absolue, mais une manière d’être », on peut évidemment penser qu’il se range plus volontiers du côté du régime du témoignage que de celui des certitudes.
Ainsi en va-t-il paradoxalement du pouvoir que confère l’infaillibilité aux papes, un dogme proclamé en 1870 pour abriter l’universalité de ses pouvoirs spirituels au moment où, avec la fin des États pontificaux, il perdait ceux de nature temporelle. Ce nouvel essor du papalisme devint en fait un mythe écrasant qui entraina les caractéristiques contemporaines du centralisme ecclésial : l’excroissance de la curie et sa rigidification au travers d’une gérontocratie ecclésiastique. Ces structures de pouvoir n’intervinrent pas pour peu cent ans plus tard dans les mains de ceux qui décidèrent de faire barrage aux développements théologiques et pastoraux qui, à l’issue du concile Vatican II, n’incarnaient pas à leurs yeux le modèle hiérarchique de l’« Église éternelle ».
LE MARASME DE LA CURIE
Par ailleurs, le marasme intellectuel et moral qui sévit actuellement au sein de la curie, tout comme la renonciation de Benoît XVI qui ne lui est pas étrangère, donnent à penser qu’on assiste à l’épuisement d’un système qui pourrait bien être occupé à mourir par la tête. Le nombre de cardinaux et d’évêques intellectuellement préparés à raisonner en d’autres termes que ceux de la dogmatique systématisée par la scolastique thomiste y est faible. Cet ensemble qui ne se renouvèle pas est mal équipé pour soutenir un éventuel mouvement réformateur. Joseph Ratzinger, pape démissionnaire, n’était pas le seul à être fatigué au point de n’avoir plus la force de porter sa charge. Au sein de la hiérarchie le nombre de ceux pour lesquels il en va ainsi augmente de jour en jour. Leur défaillance intellectuelle et les affres de l’âge ne permettent évidemment de faire le procès d’aucun, mais expliquent leur inertie. Ainsi, doit-on constater la réelle atonie d’un christianisme romain érodé de l’intérieur, d’une institution lasse et sans grande capacité de se réinventer. Compte tenu de cela, que peut-on finalement attendre de l’actuel pontife en matière de réforme décisive au sommet de l’église ?
De François dont on a dit qu’il avait trouvé le moyen d’être pape… tout en refusant de l’être selon la norme traditionnelle, l’apport le plus fécond ne serait-il pas qu’il pousse le plus loin possible cette inspiration initiale ? Qu’il réinterroge en profondeur les effets du monarchisme pontifical et de l’orthodoxie qui lui est associée. Il est le seul à pouvoir ouvrir la voie à une discussion des prérogatives exorbitantes dont sa fonction a été historiquement dotée. Mettant un terme au mythe du pape dont tout dépend, ce serait donc à une désacralisation de sa propre charge que le pontife aurait à s’atteler. L’idée avait déjà été suggérée lorsque, réévaluant l’importance de la collégialité épiscopale et appelant de ses vœux un principe de subsidiarité, le concile Vatican II avait cherché à rééquilibrer les sources du pouvoir dans l’église. Il s’agissait de répondre aux défis de la pluralisation des contextes tant internes qu’externes que connaissent les églises locales. Cette perspective fut toutefois rapidement abandonnée par Jean-Paul II et Benoît XVI qui crurent préférable de bétonner centralement le terrain disciplinaire en vue de conjurer le péril d’une dislocation qui, à leurs yeux, minait l’unité de l’institution.
Il serait opportun de réactualiser l’appel conciliaire. Bien sûr, parce que par le monde il y a de nombreux évêques adeptes du « régime des certitudes », la collégialité n’est pas l’instrument qui, à lui seul, garantirait de conduire bien loin un élan réformateur. Cela semble néanmoins la seule voie qui, actuellement, permettrait d’accroitre les espaces de liberté dont l’église catholique a besoin. Car l’efficacité de l’homogénéité dogmatique semble bien appartenir à un chapitre révolu de l’histoire religieuse. La pensée démocratique de notre temps ne conçoit plus que la culture ou la religion puisse dire d’emblée à l’humanité ce qu’elle est. Elles ne font qu’en éveiller la question. C’est ce qui, de manière irréversible, découle de l’expression libre et publique de la conscience reconnue à l’individu contemporain. Et cela implique une profonde transformation de la pensée théologique qui n’a pas les moyens de se soustraire à cette exigence.
Si la créativité théologique n’est pas à ce rendez-vous, si son renouvèlement fait même cruellement défaut, il faut bien admettre que la pression tutélaire de Rome y est pour quelque chose. On préfère y encourager le fondamentalisme. Le problème de la réforme de l’église par son sommet est là : les « témoins autorisés » de sa hiérarchie ne parviennent à l’imaginer que comme un retour aux sources dont ils sont les dépositaires, comme des retrouvailles avec quelque chose de stable qui est, en fait, un enfermement dans le passé. C’est bien pourquoi la latitude laissée aux contextes locaux est si importante malgré les risques de turbulence qu’elle implique. Dans un premier temps, elle permettrait tout au moins certaines évolutions disciplinaires attendues comme l’accès des divorcés aux sacrements, une morale sexuelle plus ouverte, la reconnaissance de la place des femmes et d’une approche renouvelée de tous les aspects problématiques en matière de ministère pastoral. Cela ne serait certainement pas suffi sant, mais marquerait les mentalités et, vu la difficulté de revenir en arrière, préparerait les esprits à rencontrer d’autres défi s bien plus profonds, qui ne feront que s’amplifier dans l’avenir. On s’arrêtera principalement ici sur la question de l’habilitation non dogmatique du discours chrétien au sein d’une société qui se caractérise par le pluralisme des systèmes de conviction.
LE PLURALISME DES CONVICTIONS D’UNE NOUVELLE SOCIÉTÉ
Compte tenu des transformations culturelles liées à la sécularisation, mais aussi de celles non moins importantes induites par la nouvelle donne démographique produite par la mondialisation et les migrations internationales, le christianisme romain se trouve placé dans une situation inédite qui modifie fondamentalement sa réalité comme fait d’histoire, de société et de culture. Nous ne sommes plus au temps de l’« absoluité du christianisme », ni même de la « christianitude », cette imprégnation des mentalités qui permettait au catholicisme d’apparaitre comme le socle principal sinon « normal » en matière d’appartenance religieuse (Poulat, 2008). Comme le montre l’expansion fulgurante de l’évangélisme, composante majeure des développements de la géographie religieuse actuelle, il n’y a pas de raison sérieuse de prétendre que la « productivité religieuse » s’est tarie ou va le faire. Mais bien qu’avec les transformations culturelles et démographiques qui s’additionnent à la liberté de conscience des individus, les conditions de l’adhésion religieuse se sont transformées. On le perçoit dans le fait que les déclarations doctrinales des papes ne font plus que dérouler un tapis de principes qui n’entrainent pas l’assentiment.
Face à cela, il est vain de déplorer la montée en puissance des groupes évangéliques en n’y voyant qu’un effet de la dimension émotionnelle de leur message particulièrement bien adapté aux besoins de couches sociales culturellement les moins bien équipées. Au-delà de la présence d’une cosmologie religieuse qui reste traditionnelle, il faut y reconnaitre d’abord l’impact d’un message dont l’insistance sur l’expérience intérieure et l’éthique personnelle est congruente avec le contexte d’une société où l’individualisation contribue à l’instauration d’une liberté de conscience qui, pour le meilleur comme pour le pire, est devenue une composante majeure de l’éthos collectif. Et dans leur
« invention du quotidien » qui est aussi leur manière de protester contre les autorités abusives, les classes populaires ne manquent pas d’en faire usage. On peut certes sourire à propos de la naïveté de ce genre d’expérience religieuse qui néglige tout le domaine qui ne ressortit pas à l’individualité et où la soumission à l’autorité charismatique des pasteurs demeure malgré tout très présente. Il reste qu’on a là quelque chose qui répond à une métamorphose des conduites spirituelles, une offre religieuse qui, sans organisation centrale, est simultanément planétaire et locale, et donc capable de s’adapter à tous les environnements. Le recours à des symboles parlants plutôt qu’à une orthodoxie doctrinale, permet que s’y développent les pistes d’une pratique religieuse décentralisée, dédogmatisée et dépatriarcalisée en raison de l’affirmation des femmes qui y jouent un grand rôle.
Par ailleurs, des groupes de matrices autres que chrétienne et originaires d’Asie ou d’Afrique ont, eux aussi, fait leur apparition et montrent que diverses traditions sont susceptibles de contribuer aux transformations de la scène religieuse internationalisée. Pour les Européens en particulier, à ces nouveaux développements s’adjoint la visibilité immédiate des questions posées par la coprésence concurrentielle des trois monothéismes. Ce qui ne manque pas de jeter un coefficient de relativité sur leurs prétentions respectives. Ainsi, dans la société où le brassage des populations engendre un espace public de plus en plus multiculturel et multiconvictionnel, la coprésence directe d’une pluralité d’univers symboliques donne naissance à une nouvelle période qu’on peut appeler « postchrétienne » puisque cette tradition y perd son monopole. Le temps est venu d’admettre ce que Michel de Certeau (1974) avait explicité il y a quarante ans déjà : on peut voir désormais que le christianisme est quelque chose de particulier et de situé dans l’ensemble de l’histoire religieuse de l’humanité. Et parce qu’il n’a plus ni la capacité ni le droit de parler au nom de l’univers entier, il devient absurde que le catholicisme continue de laisser entendre qu’il récapitule à lui seul toute la vérité religieuse. Affolés plutôt que stimulés par les questions que soulève cette relativité, les pontifes romains ont toutefois préféré jusqu’ici ne pas valoriser l’idée qu’étant la « religion de l’incarnation », le christianisme était par là même celle qui la première devrait accepter que c’est avec les moyens contingents et révisables de la pensée historique qu’il s’agit de donner un visage à ce que l’on poursuit en parlant de « Dieu ». Myope face à cette exigence, Rome n’a pratiquement rien fait jusqu’à présent pour ouvrir les esprits à ce qui est en train de s’établir, qui déstructure les représentations anciennes et est vécu par beaucoup comme un effondrement. Or, c’est là entretenir un rapport impérialiste et mortifère avec un Dieu chimérique tout au plus utile désormais à conforter le pouvoir des prêtres tombés dans la trappe de l’orthodoxie et pour lesquels seule l’uniformité s’impose comme une idole. Comme le demande Manuel de Diéguez (1981), est-ce là vraiment une manière d’aimer la liberté ?
LES EXIGENCES D’UNE RÉFORME
La réforme de l’église romaine requiert donc que soient prises en compte
les autres affirmations convictionnelles, bien au-delà de l’intensifi cation d’un dialogue interreligieux en vue du bien commun qu’est la paix. S’impose aussi d’entamer la révision de sa rhétorique théologique excessive. Non pas pour envisager la sortie du pluralisme religieux qui constitue un horizon vraisemblablement aussi indépassable que celui de la diversité des langues, mais dans le but de se comprendre soi-même en apprenant des autres. Revenant à Assmann, on pourrait dire que tous les monothéismes sont invités à parler d’un « Dieu plus modeste » que celui qui, dans leurs discours apologétiques, a réponse à tout. Parce que la mondialisation du contact concret entre les cultures a historiquement rattrapé l’ambition universaliste abstraite des monothéismes, les prétentions unilatérales tout comme l’ignorance mutuelle sont devenues impossibles. Il est désormais public et manifeste qu’aucune religion particulière n’est à même de revendiquer un quelconque monopole de vérité. Si les dieux sont morts, disait le Zarathoustra de Nietzsche, c’est de rire lorsqu’ils ont entendu l’un d’eux prétendre qu’il était le seul.
L’effort pour donner une grammaire non intransigeante à la recherche de la vérité apparait comme une nécessité que les monothéismes ne peuvent plus éluder. Leurs autorités doivent avoir à cœur non pas d’occulter ce problème, mais d’y faire face. Elles ont le devoir de détacher les individus de leurs convictions fondamentalistes. Celles-ci ne peuvent pas être figées dans les formules d’un dogmatisme exclusif parce qu’elles procèdent d’un questionnement dont elles n’ont pas l’apanage. La conviction religieuse est appelée à une responsabilisation partagée face à l’énigmatique requête de liberté et de justice qui traverse et inspire l’humanité tout entière. Pas seulement les convictions religieuses d’ailleurs, mais aussi agnostiques ou athées parce que la vérité est relationnelle et que toutes ont besoin de l’appui des « autres » pour se comprendre elles-mêmes. Comme le dit Assmann, si l’on se réinterroge aujourd’hui sur le monothéisme et sur ses conséquences, ce qui importe est la raison pour laquelle on s’est souvenu de lui et la façon dont on l’a raconté. La chose la plus importante est de pouvoir continuer à penser. Et mettre en garde contre le « relativisme », c’est encore n’envisager l’avenir qu’à partir du point de vue romain. Comme le dit Giovani Vattimo (2009), le relativisme n’est pas d’abord une théorie intellectuelle au sujet de la vérité, mais une doctrine sociale qui souligne qu’au sein de la société démocratique, il faut admettre l’existence de positions intellectuelles multiples. À cet égard, dit-il, Dieu qui voit les différentes cultures d’en haut ne peut être que relativiste.
UN AVENIR, MAIS LEQUEL ?
Pour percevoir plus en profondeur ce qui conditionne la réforme de l’église romaine, il n’est pas inutile d’entendre ultimement le diagnostic que le grand anthropologue américain Clifford Geertz (2007) dresse sur notre époque. La religion, dit-il, reste un sujet d‘avenir que seuls négligent ceux qui se laissent emporter par la fougue des présupposés évolutionnistes, ceux qui dans la foulée des Lumières considèrent l’engagement religieux comme une force déclinante ou le résidu d’une tradition ancestrale. En réalité, l’indifférence religieuse est loin d’être une tendance dominante, même en Europe. Si l’on songe aux débats associés à la présence des immigrés musulmans à l’intérieur de l’« Europe chrétienne », jamais depuis les guerres de religion liées à la Réforme, la vie sociale n’y a été aussi marquée par des divergences confessionnelles. Les conflits sociaux exprimés directement en termes religieux n’ont fait que s’y accroitre au cours du dernier demi-siècle. Il en va ainsi parce qu’une proportion significative des fidèles (ou anciens fidèles) de l’une ou l’autre des grandes religions sont désormais contraints d’observer la foi des autres ou de pratiquer la leur dans des conditions très différentes de celles qui avaient cours hier. Du fait que beaucoup sont des transplantés ou ont perdu leurs repères traditionnels, la religion est devenue pour eux un objet flottant, dépourvu d’ancrage solide dans des institutions établies. Dans ce contexte, la religion ne s’est pas affaiblie, mais est en train de changer de forme. Plutôt que de continuer à parler de sécularisation, c’est cette situation nouvelle qu’il s’agit de décrypter. Cela exige une nouvelle compréhension de la religion et de son rôle dans une société transformée par de multiples heurts et tensions, où les gens sont à la recherche du sens de ce qu’ils deviennent et doivent faire lorsque la vision du monde qu’ils avaient est en train de changer en raison de son autonomisation par rapport au contexte social de leur origine. Pour Geertz, ce qui est le plus moderne dans la modernité religieuse, ce n’est pas le déclin mais la diversité des croyances rassemblées sur un même espace social et les processus de transformation au sein de chacune d’elles. Le nouveau cosmopolitisme y provoque des dérèglements qui affectent aussi bien les conduites individuelles que les structures institutionnelles.
C’est donc de l’intérieur que les religions sont confrontées à la question de leur capacité à apporter du sens dans une situation inédite où il n’existe plus de contexte social stable et unifié, mais au contraire des contextes variés, pluralistes et concurrentiels. Pareille situation qui ébranle assurément les perceptions du moi que les individus ont d’eux-mêmes ne saurait être rencontrée indépendamment de nouveaux cadres de significations. On est en tout cas très loin de celui où l’église romaine du XIIIe siècle accorda tous les honneurs à Thomas d’Aquin pour avoir introduit la pensée de l’Un — Dieu comme cause première — dans sa théologie. Ce qui, comme le souligne Émile Poulat (2008), montre bien que les « vérités religieuses » ne pouvant être établies par la voie scientifique, ne constituent qu’un moment de l’histoire des idées. Mais parce que nous n’avons qu’une vue encore très insuffisante des effets de la modernité dans le domaine religieux, Geertz pense qu’il convient de se garder des avis péremptoires qui soit considèrent la religion comme la voix obstinée, mais condamnée de la tradition, soit à l’inverse croient devoir annoncer une « désécularisation » à partir de la « surreligiosité des sociétés post-religieuses ». Mais il est certain, répète-t-il, que jamais depuis la Réforme et les Lumières, la lutte à propos du sens général des choses et des croyances n’a été aussi ouverte, large et aigüe. C’est un bouleversement radical, un évènement en cours de développement dont l’état final, s’il doit en avoir un, est inconnu.
L’AGENDA DE LA RÉFORME
Si l’on revient à la question de l’agenda des réformes auxquelles l’église romaine peut difficilement se soustraire, on comprend qu’elle ne pourra pas continuer de se réclamer d’un « régime de certitudes immuables » et des seules « révélations » que gardent entre leurs mains ses gestionnaires. C’est plutôt du côté du régime des témoignages et d’une action bénéfique pour la vie de l’esprit de l’humanité entière que cette église est attendue. Les sources de sa réforme se trouvent donc aussi dans les questions provocantes que lui adresse le monde contemporain. Là résident l’aiguillon et même les synergies indispensables pour qu’elle parvienne non pas à renoncer à ce qu’elle croit, mais à tenir compte de ce qui circule d’essentiel par d’autres chemins, religieux ou pas.
Pour nos contemporains, la question du sens qu’ils cherchent à donner à ce qu’ils deviennent et doivent faire dans leur monde cosmopolite est en plein bouleversement. Cette question n’est pas séparable des croyances et n’a jamais été plus ouverte depuis des siècles. Dans ces conditions, la tradition évangélique a‑t-elle quelque chose à proposer qui soit libérateur et facteur de progrès tant pour la vie matérielle que pour la vie de l’esprit ? Quand on prend en compte les implications des contextualisations proposées par Bobineau, Assmann, Lagroye et Geertz, que serait ce qu’on pourrait appeler un « projet catholique » répondant aux exigences de l’heure ?
Il serait évidemment vain de revenir avec le genre de propositions paresseuses auxquelles, vénérant son propre héritage, l’église romaine tient parce que c’est elle qui les a inventées. Il ne s’agit pas davantage de formuler de propositions « plaisantes » capables d’entrainer démagogiquement l’adhésion. Le défi est de retrouver le chemin de l’essentiel : les paroles libératrices à faire entendre qui, dans le patrimoine évangélique, disent les exigences à l’aide desquelles les membres des sociétés globalisées, multiculturalisées et mues par la conscience responsable de chaque individu, apprendront à ne pas abdiquer en face des pseudo-nécessités qu’énoncent les technocrates de la modernité.
Ces exigences de liberté ne peuvent plus être confondues avec un développement de l’institution ecclésiale qui la rendrait capable d’intégrer les « autres ». Guidée par le « régime du témoignage », la préoccupation d’aujourd’hui ne peut plus être centrée sur les bénéfices qu’en tire l’église, mais doit porter sur ce qui contribue à la transformation d’une société marquée par la domination, l’exploitation et la séparation que maintiennent et justifient les puissances économiques, politiques et culturelles. L’esprit de libération présent dans l’évangile dit qu’il n’y a rien d’inexorable dans toutes ces oppressions et que le moyen de les vaincre se trouve dans l’humanité elle-même dès lors qu’elle écoute préférentiellement la « voix des plus pauvres qui sont parmi vous ». Il est vrai que de nombreux non-chrétiens se donnent comme objectifs de promouvoir ces valeurs sans avoir nullement l’intention de rejoindre le christianisme. Les premiers disciples constataient déjà la même chose et s’en offusquaient alors que Jésus ne trouvait pas cela anormal. Car pour lui, il ne s’agissait pas de faire marcher tout le monde ensemble d’un même pas en s’intégrant dans des structures auxquelles il faudrait se soumettre. Il s’agissait au contraire de susciter une reconquête de la liberté et de la justice en proclamant la possibilité de se libérer des empires et des puissances qui se situent au-dessus des individus en les dépossédant de leurs droits, de leur liberté et de leur responsabilité (Comblin, 1972).
Ces perspectives qui s’appliquent à l’église romaine font qu’elle ne pourra certainement pas tabler sur la restauration de la caste sacerdotale en pleine décomposition. Dans une ritournelle vaine, elle ne cesse d’appeler ses fidèles à prier pour les « vocations ». Mais c’est la nostalgie de l’église conservatrice qui s’exprime là, visant à retrouver un corps de spécialistes qui parviendraient à la maintenir comme un édifi ce mystique au-dessus des hommes et des femmes ordinaires. Cette caste est cependant en voie d’extinction et, selon toute vraisemblance, disparaitra progressivement parce qu’elle est l’instrument d’un pouvoir religieux dont nos contemporains cherchent à se débarrasser. Elle ne fi gure en tout cas pas dans le noyau des exigences évangéliques auquel il faudrait absolument tenir. Actuellement, un consensus existe parmi les historiens et théologiens spécialistes des origines chrétiennes (Marguerat et Junod, 2010) pour admettre que Jésus n’a voulu fonder ni une nouvelle religion ni une église avec un clergé. On ne doit donc pas lui imputer ce qu’il n’a pas envisagé lui-même. Des textes du nouveau testament témoignent certes de ce qu’en vue de faire entrer et durer le message chrétien dans l’histoire, il fut progressivement jugé nécessaire d’élaborer une théologie des ministères et des sacrements. Mais cela doit être vu comme la mise en place d’un système de gouvernement du peuple croyant qui dépend d’une pensée située et susceptible de révision en fonction des circonstances historiques.
Héritière de la Rome impériale et garante de l’unité de son église, la papauté est historiquement devenue l’une des institutions centrales de l’Occident et la source d’une « orthodoxie d’empire ». Unique centre nerveux du catholicisme depuis le XIXe siècle, elle tente aujourd’hui, à l’heure de la mondialisation, de faire face aux défi s du XXIe siècle. À partir de Jean-Paul II, les papes deviennent des missionnaires qui voyagent à travers le monde et qui, à l’heure planétaire, cherchent à accroitre le rôle diplomatique de l’église. C’est là une manière de compenser le déficit de sa crédibilité dogmatique par une attribution supplémentaire d’importance à la figure des pontifes romains. Pour encadrer leur prestige, Rome n’hésite d’ailleurs pas à en faire systématiquement des saints : elle les canonise les uns après les autres et même en série pour garder un certain équilibre entre les nuances théologiques qu’ils ont incarnées chacun (Schlegel, 2014). Mais c’en est trop ! Car par leur excessive importance, les papes sont devenus la clé de voute, mais aussi le goulet d’étranglement de toute mise en cause de l’hégémonie cléricale qui, de la base au sommet, asphyxie l’église romaine incapable de souplesse dogmatique.
La foi chrétienne est une existence en actes. Pour la défendre il ne suffit pas de dire qu’elle marque un écart par rapport à la raison. Si elle veut garder du sens, l’âge moderne l’invite à une réinscription dans l’appartenance à la temporalité du monde réel. À partir de la situation défavorable qui est la sienne actuellement, tout dépendra de ses capacités de réaction. C’est-à-dire, d’une part, de la vitalité des croyants qu’elle continue de rassembler comme ressource, et, d’autre part, du type d’inscription temporelle que les autorités religieuses jugeront souhaitable et possible de poursuivre en l’état des moyens qui leur restent (Poulat, 2008). Mais quelle que soit la forme que prendra le « projet catholique », cette église ne peut espérer continuer à ressembler à ce que fut sa figure historique passée. Le véritable défi pour elle est d’assumer sa part de responsabilité dans le contexte présent qui est antidogmatique, pluraliste et marqué par la liberté publique de la conscience. Un contexte très différent de celui où, entre le IIe et le IVe siècle, à la suite de l’œuvre de l’apôtre Paul qui fit entrer le christianisme dans le cadre cosmopolite de l’empire romain, l’église naissante acquit une ambition universelle et rencontra la contrainte des nécessités institutionnelles. Or, il n’est pas possible d’imputer la forme de ces contraintes à Jésus qui, s’il est bien le fondement du christianisme, n’est pas le « fondateur » de l’église qui chercha à perpétuer sa mémoire.
En découle que le christianisme ne pourra plus être conçu que comme une « lignée croyante » susceptible de transformations historiques. C’est d’ailleurs ce qui s’est historiquement passé au travers des réexplorations et réinterprétations du patrimoine évangélique auxquelles se sont successivement consacrés ses divers
représentants en vue de lui donner sa systématicité dans des contextes culturels changeants. Aujourd’hui, un nouveau contexte attribue au christianisme le statut d’une religion parmi d’autres. Il n’est pas dans son pouvoir d’ignorer cette évidence. S’ouvre de cette façon l’espace d’une nouvelle et nécessaire réflexion sur lui-même. Pour ne pas s’y soumettre, l’invocation d’une exigence surnaturelle a peu de chances de suffire. Cela ne disqualifie pas la réfl exion théologique qui n’a pas à se satisfaire d’une simple phénoménologie de la religion et dont la tâche demeure de restituer le christianisme à un évènement qui la précède et même la déborde. Mais cela ne l’exonère néanmoins pas d’ordonner sa réflexion aux réalités anthropologiques et sociales qui, dans le registre du témoignage, sont celles de tous (Gisel, 2002). Telle est la perspective non dogmatique qui serait significative aujourd’hui d’une « mémoire à l’œuvre ». En ce inclus ce qu’elle a compris comme « vérité religieuse » au travers de la « fi gure récapitulative du Christ ». Sans cela, il n’y aurait à proprement parler aucun débat qui puisse s’ouvrir entre les diverses convictions en présence. La réforme de l’église romaine devra donc être celle qui aidera l’individu contemporain disposant de son droit à l’autonomie réflexive, à trouver dans le patrimoine évangélique ce qu’il veut croire parce que cela donne sens à son existence.
- C’est en nous écartant volontairement de l’usage qui voudrait une majuscule au mot église considérée comme une institution, que nous voulons souligner qu’aujourd’hui, parmi la diversité des confessions religieuses, celle professée par Rome ne peut plus prétendre qu’à l’occupation d’une place relative.
- En faisant l’histoire des systèmes de pensée, Foucault s’est enquis des rapports entre le savoir et le pouvoir. Durant les dernières années de son enseignement, une inflexion de sa pensée l’a conduit à articuler cette thématique avec ce qu’il appelle les « régimes de vérité ». Il désigne par là la part réfl échie des formes du savoir que les individus et les groupes se donnent dans leurs activités respectives. Il cherche de cette manière à identifier les limites conceptuelles que les sujets confèrent à la concrétion historique que prennent les rôles dans lesquels chacun d’eux est placé. Les « régimes de vérité » se définissent donc comme la force intellectuelle que l’on prête à la justification des relations qui lient des sujets entre eux.