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L’effet Hibernatus

Numéro 2 - 2016 par Thomas Lemaigre

mars 2016

Che­mins de fer, ensei­gne­ment, éner­gies, jus­tice, mobi­li­té urbaine, agri­cul­ture, fis­ca­li­té : des pans entiers de nos ins­ti­tu­tions res­semblent déci­dé­ment à de gigan­tesques friches indus­trielles. On a beau­coup inves­ti au départ, on a moder­ni­sé, on y croyait. Et puis on n’a plus eu assez de vision, d’énergie, de pro­jets pour main­te­nir le rythme. Or le monde chan­geait, et il fal­lait avoir […]

Che­mins de fer, ensei­gne­ment, éner­gies, jus­tice, mobi­li­té urbaine, agri­cul­ture, fis­ca­li­té : des pans entiers de nos ins­ti­tu­tions res­semblent déci­dé­ment à de gigan­tesques friches indus­trielles. On a beau­coup inves­ti au départ, on a moder­ni­sé, on y croyait. Et puis on n’a plus eu assez de vision, d’énergie, de pro­jets pour main­te­nir le rythme. Or le monde chan­geait, et il fal­lait avoir l’intelligence et le cou­rage de reprendre les chan­tiers, de retrou­ver des sous, et — le plus dur — de chan­ger d’approche ou de méthode. Sou­vent, on a pré­fé­ré attendre, pas­ser la main au sui­vant. Au mieux, on a col­ma­té, posé quelques rus­tines, fait un peu de faça­disme. Trop sou­vent, c’était juste avant les élec­tions, ça tien­drait le temps que ça tiendrait…

Or c’est depuis leurs fon­da­tions que vacillent nos édi­fices. Ces consen­sus trou­vés en leur temps, tel­le­ment bons qu’ils sont indé­pas­sables. Un modèle social, des choix de socié­té, une tra­jec­toire de déve­lop­pe­ment, un pacte sco­laire, une paix fis­cale… Du béton, vraiment ?

Toute l’énergie a été allouée aux débuts, à l’enchantement des moments fon­da­teurs. Et puis psschitt ! Et le jour où la gen­dar­me­rie passe à côté de la cave qu’elle cher­chait, où l’élu popu­liste rem­porte un mayo­rat, où les banques sys­té­miques sont au bord du gouffre, où les deman­deurs d’asile se pré­sentent en nombre, où se micro­fis­sure la gar­ni­ture du tun­nel ou la cuve du réac­teur, c’est la crise. Per­sonne n’a rien vu venir, rien anti­ci­pé. On croit gar­der pied à coups de sur­en­chères média­tiques, de buzz, de bashing, mais dans le monde réel, aucun levier déci­sif n’est acti­vé, les cita­delles assié­gées se défendent de plus belle. Ce sont les che­mins de dépen­dance qui réaf­firment les voies de l’avenir. Le ter­rain est prêt pour la crise suivante.

À force, l’électeur-spectateur ne sait plus à quels repré­sen­tants de l’autorité se vouer, entre ceux dont le franc n’est pas tom­bé et ne tom­be­ra jamais — igno­rance, incul­ture, bêtise, manque d’imagination — et ceux qui sont plus lucides, mais ne se per­met­tront jamais un pas de côté — cynisme, lâche­té, confor­misme, fata­lisme, peur de ses idéaux… Il y a aus­si, en embus­cade, ceux sur­tout qui flin­gue­ront le pre­mier ori­gi­nal qui aura le cou­rage et la naï­ve­té de poser les bonnes ques­tions, de pro­po­ser d’autres fina­li­tés, de refaire — quoi ? — un peu de politique.

Pour­tant, le reste du monde bouge. Un exemple au hasard ? À Copen­hague en pas même deux décen­nies, la mobi­li­té urbaine a été réor­ga­ni­sée autour des trans­ports en com­mun, de la marche et du vélo, de façon à pou­voir se pas­ser de voi­ture dans un rayon de plu­sieurs dizaines de kilo­mètres autour du centre-ville. Chez nous ? Le patro­nat pleure sur l’état des tun­nels de la capi­tale. Des ter­ri­toires entiers, sans pour autant vider les caisses de l’État, sont en train de mettre en place le reve­nu de citoyen­ne­té et des mon­naies alter­na­tives, ou de pro­gres­ser vers l’autonomie éner­gé­tique, le recy­clage de la tota­li­té des déchets, la péda­go­gie active pour tous, le mini­mum d’ainés en ins­ti­tu­tion, de délin­quants en pri­son, etc. La liste est longue, à tra­vers le monde, des édiles qui entre­prennent ou sou­tiennent des ini­tia­tives qui ouvrent l’avenir. Mais pas vrai­ment chez nous.

Vus de tous ces endroits, des pans entiers de nos ins­ti­tu­tions se donnent à voir pour ce qu’ils sont : de bran­lants ves­tiges d’un pas­sé éton­nam­ment dis­tant. Comme empa­que­tés puis mal décon­ge­lés. Un effet Hiber­na­tus, mais inver­sé1 : notre his­toire accé­lé­rant, c’est le décor qui nous appa­rait figé dans le pas­sé alors que nous sommes som­més de vivre dans le pré­sent en pré­pa­rant demain. L’effet comique est garan­ti. Cela peut avoir du charme, celui d’un block­haus ban­cal au bord d’une falaise nor­mande ou d’un lavoir à char­bon dans le Bori­nage. Du kitsch pour tou­ristes bla­sés de tous les autres exo­tismes. Mais, dès que l’on veut y regar­der de près, il faut affron­ter l’odeur. Le ren­fer­mé, le rance des petits arran­ge­ments entre amis, des renon­ce­ments suc­ces­sifs, de l’empilement d’accommodements, de mesu­rettes d’urgence. Chaus­settes humides, rats cre­vés et tasses de café tou­jours rin­cées, jamais lavées. Comme une fin de l’Histoire un peu vite actée.

Des sur­vi­vances, des pro­duits de nos conser­va­tismes. Voi­là avec quoi se retrouve le plus sou­vent aux prises qui veut atta­quer les nou­veaux défis col­lec­tifs. La ten­ta­tion est alors forte de se dire que tout cela n’est plus réfor­mable, que les fenêtres de tir se sont refer­mées, que les syn­di­cats ont trop d’emprise, que les lob­bys maillent tout le ter­rain, que les Fla­mands, que l’Europe, que… L’establishment conta­mine les acteurs por­teurs de chan­ge­ment, tous se réfu­gient der­rière la pas­si­vi­té des citoyens, la médio­cri­té des médias, l’utilitarisme bor­né des experts et l’érosion de la puis­sance d’action du poli­tique. Les ten­ta­tions de l’impuissance sont si fortes qu’ils vont bien­tôt crier avec les « décli­nistes » : faute de révo­lu­tion, il ne reste qu’à attendre que le « sys­tème » s’écroule pour faire du neuf.

Che­mins de fer en désor­ga­ni­sa­tion avan­cée, dépen­dance de moins en moins réver­sible au nucléaire, tax shift de façade, ensei­gne­ment qua­li­fiant tou­jours pas reva­lo­ri­sé. Le syn­drome n’est pas par­ti­cu­liè­re­ment belge : fron­tières en voie de fer­me­ture, euro affran­chi de toute gou­ver­nance poli­tique, l’Union euro­péenne sait aus­si mon­trer l’exemple. What’s next ? Que faire pour sor­tir de l’effet Hiber­na­tus et de l’effarement dans lequel il va de plus en plus sou­vent nous replon­ger ? Pour­quoi per­sonne ne semble-t-il capable de « mettre un frein à l’immobilisme »?

Pour arri­ver à domp­ter nos iner­ties, l’un des défis consiste à sans cesse être atten­tifs à nous éman­ci­per indi­vi­duel­le­ment et col­lec­ti­ve­ment du désir de ne pas voir et de ne pas savoir. Ce désir, de nom­breux obser­va­teurs l’ont mon­tré, est notam­ment le fruit de la peur de l’avenir, qui fonc­tionne comme une prime au réflexe de déni et sape les bases de l’action adé­quate. Au niveau des indi­vi­dus et des col­lec­tifs, la chaine de consé­quences est bien connue2 : fuite des res­pon­sa­bi­li­tés, inca­pa­ci­té à remettre en cause les coor­don­nées de sa com­pré­hen­sion de la réa­li­té et sur­saut du « bon sens », mise en doute des signaux et des témoi­gnages. L’incertain et le nou­veau sont main­te­nus hors champ ou réduits à des termes appré­hen­dables à l’identique par les hommes et les ins­ti­tu­tions, par les idéo­lo­gies et les algo­rithmes. Il s’agit donc de tra­quer le réel et de tou­jours mon­trer com­ment il vient bous­cu­ler les cadres éta­blis et, der­rière eux, les rap­ports de force installés.

Sans quoi l’on rate les tour­nants suc­ces­sifs. En Wal­lo­nie et à Bruxelles, nous avons, par exemple, notoi­re­ment raté celui de la moder­ni­sa­tion de l’appareil d’État à l’anglo-saxonne, celle qui a valu au fédé­ral son plan Coper­nic et à la Flandre son Beter bes­tuur­lijk decreet, celle encore qu’est en train d’engendrer le Pacte pour un ensei­gne­ment d’excellence. Certes, c’est un virage dont on s’est volon­tiers pas­sé, mais la route est encore longue et il y en a d’autres.

Le grand tour­nant à négo­cier aujourd’hui, sans plus attendre, c’est celui de l’entrée dans l’anthropocène, cette ère géo­lo­gique où l’activité humaine n’est plus un fac­teur par­mi d’autres des évo­lu­tions de l’écosystème Terre, mais son prin­ci­pal déter­mi­nant. Volon­té poli­tique, res­pon­sa­bi­li­té, cou­rage, pré­cau­tion, ini­tia­tive, enga­ge­ment, anti­ci­pa­tion : ce bas­cu­le­ment va nous obli­ger à revoir toutes les balises de l’action de la socié­té sur elle-même. Face au pâle bilan dont nous ébau­chions ici le tableau, ce qui point, c’est l’urgence de rien moins que la réin­ven­tion des ins­ti­tu­tions démo­cra­tiques et de l’action col­lec­tive, du local au fédé­ral. Tirage au sort pour choi­sir une par­tie de nos repré­sen­tants ? Chambre légis­la­tive com­po­sée d’acteurs de la socié­té civile ? Réin­ven­tion des grands consen­sus par les acteurs sociaux ? Tout autre chose ? G1000 ? Le champ de l’expérimentation démo­cra­tique est vaste, et il y souffle un vent revigorant.

En atten­dant, nous ne sommes pas au bout de nos mau­vaises sur­prises. Plan incli­né de Ron­quières ? Tour du Midi ? Gare Cala­tra­va ? Minis­tère des Finances ? Sécu­ri­té sociale ? Nou­veau départ de feu dans la crise des dettes sou­ve­raines ? Les pro­chaines salves de micro­fis­sures arrivent. Sans sur­saut, il ne reste que la ques­tion posée par Pierre Coop­man dans notre der­nière édi­tion : com­ment s’engager et mili­ter quand les catas­trophes ont déjà eu lieu ?

  1. Hiber­na­tus (1969), c’est ce film mémo­rable avec Louis de Funès où, émer­geant des glaces de l’Arctique après soixante-cinq ans, un homme se retrouve dans un monde dont tout lui échappe et auquel cer­tains feront tout pour évi­ter de le confronter.
  2. Voir par exemple un texte court et par­fai­te­ment actuel où Anne-Marie Roviel­lo reprend sur cette thé­ma­tique Bet­tel­heim, Leys, Lefort, Arendt, Cat­so­ria­dis : « L’aveuglement au réel », Esprit, aout-sep­tembre 1986, p. 176 – 182.

Thomas Lemaigre


Auteur

Thomas Lemaigre est économiste et journaliste. Il opère depuis 2013 comme chercheur indépendant, spécialisé sur les politiques sociales et éducatives, ainsi que sur les problématiques socio-économiques régionales. Il exerce également des activités de traduction NL>FR et EN>FR. Il est co-fondateur de l'Agence Alter, éditrice, entre autres, du mensuel {Alter Echos}, qu'il a dirigée jusqu'en 2012. Il enseigne ou a enseigné dans plusieurs Hautes écoles sociales (HE2B, Helha, Henallux).