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L’effet Francken
Au mois de septembre, un accord a été conclu entre l’État belge et le Soudan autorisant les services de cette dictature à identifier sur le sol belge ses ressortissant·e·s en séjour illégal. Les conséquences prévisibles de cette « coopération technique » n’ont pas tardé à se faire connaitre avec les témoignages d’arrestations et de tortures subies par les Soudanais·es qui […]
Au mois de septembre, un accord a été conclu entre l’État belge et le Soudan autorisant les services de cette dictature à identifier sur le sol belge ses ressortissant·e·s en séjour illégal. Les conséquences prévisibles de cette « coopération technique » n’ont pas tardé à se faire connaitre avec les témoignages d’arrestations et de tortures subies par les Soudanais·es qui ont été refoulé·e·s par ce biais. Les responsables qui ont mis en œuvre ou avalisé cette mesure tentent à présent de feindre la surprise. Ainsi le Premier ministre a déclaré : « Il est possible que ces faits soient avérés, auquel cas la situation est très grave et doit nous amener à réagir. Il n’y a pas l’ombre d’un doute à ce sujet1 » tandis que le secrétaire d’État à l’Asile et à la Migration a affirmé de son côté : « S’il apparait qu’ils sont en effet torturés, c’est un gros problème ». Les mises en garde n’avaient pourtant pas manqué dès la première annonce : des partis d’opposition, des experts divers, des ONG, etc. ont fait valoir les risques évidents liés à la collaboration avec cet État. Il faut dire que la situation soudanaise n’est pas anodine ; le pays est traversé par plusieurs conflits et guerres civiles depuis de nombreuses décennies. Le Sud a fini par faire sécession en 2011 et a proclamé un nouvel État, le Soudan du Sud, lui-même en proie actuellement à une guerre civile. Mais d’autres conflits dans diverses parties du pays demeurent, notamment au Darfour où les violences commises — il est question de plusieurs centaines de milliers de morts et de millions de déplacé·e·s — à l’encontre des populations valent au président Omar El-Bachir d’être poursuivi par la Cour pénale internationale pour crimes de guerre, crimes contre l’humanité et génocide. Amnesty International continue à rapporter des violations massives des droits humains par les autorités : meurtres, viols, attaques contre des civils, détentions arbitraires, limitations des libertés, etc. De son côté l’administration fédérale en charge de la politique d’asile, le Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides (CGRA), a informé personnellement le secrétaire d’État de cette situation dans une note confidentielle datant de fin octobre. Le CGRA y affirme la nécessité d’assurer une protection pour des pans entiers de la population soudanaise au vu de la dangerosité des conflits en cours. Ce qui n’a pas empêché le secrétaire d’État de poursuivre cette collaboration et d’autoriser les expulsions de Soudanais·es.
Malaise dans les rangs gouvernementaux
Malgré les mensonges et les dénégations, c’est donc en connaissance de cause que le gouvernement fédéral a mis en œuvre une collaboration avec les services d’un État dictatorial, vraisemblablement génocidaire. Bien incapable d’assumer cette compromission pour ce qu’elle est, l’exécutif tente de diluer sa responsabilité par tous les moyens. Le ministre des Affaires étrangères indique ainsi que la Belgique est loin d’être le seul État européen à agir de la sorte envers les Soudanais·es. Dans le cadre du processus de Khartoum lancé par l’Union européenne, c’est l’ensemble des États membres qui sont en effet invités à coopérer avec les pays de la corne de l’Afrique pour limiter les flux migratoires en direction de l’Europe. Alors même que les exactions commises par plusieurs de ces États, à l’instar du Soudan, sont responsables d’un nombre considérable de réfugié·e·s2.
Un autre argument, évoqué par le Premier ministre cette fois, est l’absence d’un conflit généralisé dans toutes les régions du Soudan. S’appuyant sur la note confidentielle du CGRA, il justifie de ce fait le refus de protection systématique opposé à tou·te·s les Soudanais·es. Ce que Charles Michel semble pourtant avoir des difficultés à saisir c’est qu’un État dictatorial est susceptible de persécuter ses citoyen·ne·s, même en l’absence d’un conflit militaire, par exemple lorsqu’ils·elles participent à des mouvements de contestation sociale. Pis, en dénonçant et livrant des migrant·e·s aux services soudanais, l’État belge contribue à les rendre suspect·e·s aux yeux de leurs autorités alors même qu’elles·ils n’étaient pas forcément dans leur collimateur.
Une autre ligne de défense consiste enfin pour le gouvernement Michel à se réfugier derrière une argutie « technique » : l’article 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales qui impose de ne pas exposer des individus à la torture ou à des traitements inhumains ou dégradants, ne s’appliquerait que si une demande d’asile a été formellement introduite. Profitant d’une situation particulière où nombre de Soudanais·es ne font que transiter par la Belgique afin de rejoindre le Royaume-Uni, ainsi que d’une jurisprudence belge indécise, les autorités gouvernementales ont violé leurs engagements légaux, si ce n’est dans la lettre du moins dans l’esprit. Ne pas introduire une demande d’asile constitue-t-il en effet une justification suffisante pour mettre ces hommes et ces femmes à la merci d’un régime violent ? D’autant plus que, désormais, demander l’asile politique en Belgique revient pour ces personnes à requérir protection auprès d’un État qui collabore et accueille en son sein les autorités potentiellement responsables de leur exode… En réalité le malaise est bien palpable parmi nos responsables. Ainsi le directeur général de l’Office des étrangers, l’administration fédérale en charge des migrations, affirme pour sa part qu’un examen des risques encourus en cas de retour est bien effectué dans tous les cas, même s’il s’avère plus « sommaire » pour ceux et celles qui n’ont pas introduit de demande d’asile. Cette information est pourtant démentie par la Cour d’appel de Bruxelles qui a libéré en janvier un Soudanais menacé d’expulsion du fait de l’absence d’enquête préalable quant aux risques encourus en cas de retour. Et pour cause ! Si une enquête minutieuse avait été menée, il aurait été aisé et rapide de confirmer ou non à l’aide d’éléments concrets et précis les témoignages des Soudanais·es qui affirment avoir été torturé·e·s lors de leur retour. Plutôt que cela, les autorités belges ont été contraintes de diligenter une enquête à posteriori, une fois prises la main dans le sac…
Une inversion du principe de précaution
Cette fuite en avant gouvernementale ne signifie pas pour autant une remise en cause de la politique migratoire qui a été menée jusqu’à présent. Le Premier ministre aime à le rappeler à qui veut l’entendre : tout doit être entrepris pour éviter un « Calais bis » à Bruxelles1. Il est fait référence ici à cette ville du nord de la France où des migrant·e·s se sont installé·e·s en grand nombre dans des conditions extrêmement précaires en attendant de pouvoir traverser La Manche et de rejoindre le Royaume-Uni. Mais en évoquant le cas français, le Premier ministre s’émeut-il des conditions difficiles auxquelles sont acculé·e·s les migrant·e·s dans le parc Maximilien ? On peut sérieusement en douter, le gouvernement fédéral s’opposant de longue date par l’entremise de son secrétaire d’État à l’installation d’un centre d’accueil pour les migrant·e·s à Bruxelles. La crainte d’un « appel d’air » qui attirerait tou·te·s ceux et celles qui souhaitent rejoindre le Royaume-Uni est explicitement opposée comme objection à cette mesure. Selon ses propres dires, c’est la raison qui a justifié le mensonge de Theo Francken lorsqu’il a déclaré qu’aucun rapatriement de Soudanais n’était prévu en janvier (avant de reconnaitre que c’était inexact): « Je ne voulais pas donner un mauvais signal en indiquant que les Soudanais ne seraient plus renvoyés ». La référence à Calais doit donc se comprendre comme un emblème du « laxisme » politique envers les immigré·e·s auprès de certaines franges de l’opinion publique3. Ainsi la politique migratoire est aussi une affaire de symboles. Le message envoyé aux migrant·e·s doit être clair : vous n’êtes pas les bienvenu·e·s chez nous et nous sommes prêt·e·s à vous livrer à vos autorités si vous en doutiez. Il est tout aussi limpide auprès du corps électoral… S’en dégage alors une évidente grille de lecture quant à la politique du gouvernement fédéral : la priorité est de s’assurer avant tout que ce message soit bien compris. Par une inversion du principe de précaution, il vaut donc mieux collaborer avec une des pires dictatures du monde et exposer des êtres humains à la torture, voire à la mort, que de risquer de se voir taxer de laxisme envers les étranger·ère·s.
Theo Francken ou la démocratie mise à l’épreuve
Les mesures prises par le gouvernement fédéral concernant les Soudanais·es sont le parangon d’une politique générale, et non un acte isolé. Les divers actes et positions du secrétaire d’État à l’Asile et à la Migration Théo Francken le montrent à souhait. Lors de sa récente réforme du droit d’asile, par exemple, le Conseil d’État et le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés se sont notamment inquiétés du non-respect du droit fondamental à un recours effectif durant la procédure. Le raccourcissement des délais et le caractère non suspensif de certains recours font que des personnes en mesure de démontrer la dangerosité d’un retour dans le pays d’origine y seront malgré tout expulsées avant de pouvoir le faire. Une fois de plus, mieux vaut renvoyer chez eux des individus qui y risquent des exactions plutôt que donner l’image d’un gouvernement trop favorable à l’accueil de réfugié·e·s.
En plus d’être irrespectueuses des droits humains, la politique menée par Theo Francken se révèle aussi discriminatoire. C’est le cas, par exemple, dans le cadre du rétablissement récent de la double peine4 qui permet l’expulsion administrative d’une personne étrangère lorsqu’elle a commis une infraction, même mineure. Il s’agit ainsi de criminaliser le fait même d’être étranger puisque, pour une même incrimination, les personnes de nationalité étrangère peuvent se voir appliquer une sanction supplémentaire lourde de conséquences. En pareil cas, les individus ne sont plus seulement punis pour ce qu’ils ont fait, mais aussi pour ce qu’ils sont.
Ce qui frappe encore dans les prises de position de Theo Francken est leur caractère parfois totalement arbitraire. Lors de la destitution du président catalan, il a ainsi fait preuve d’une grande promptitude à accueillir « convenablement » une éventuelle demande d’asile politique. La disproportion de cette attitude n’a d’égal que l’écart entre les situations politiques espagnole et soudanaise. Le plus surprenant est que cette prise de position, qui tient du fait du prince, s’exprime de manière tout à fait décomplexée.
On peut enfin évoquer la xénophobie qui caractérise certaines de ses prises de position. Par exemple lorsqu’il évoque la création d’une « fast team » de l’Office des étrangers à la suite des incidents survenus à Bruxelles au mois de novembre en marge d’une célébration footballistique. Car, M. Francken l’assure, parmi les fauteurs de troubles se trouvaient des « personnes qui ne sont pas en ordre de séjour ou d’autres étrangers, il y en a, soyez-en assurés ». Et cela trois jours après les évènements alors que la police était toujours à la recherche des responsables… Le chef de corps de la police de Namur, vice-président de la Commission permanente des polices locales, n’a pas hésité d’ailleurs à déplorer publiquement l’amalgame fait avec les personnes en situation illégale.
Les exemples ne manquent pas pour caractériser la politique et les positions de Theo Francken comme ostentatoirement irrespectueuses des droits humains, discriminatoires, arbitraires et xénophobes. Dès lors peuvent-elles encore être qualifiées de démocratiques ? À moins de réduire la démocratie à l’acte de voter5, on peut sérieusement en douter ; quoique de ce point de vue le Soudan puisse être considéré comme un partenaire respectable… Toujours est-il que, en tant que démocrates, pouvons-nous accepter que ces positions dictent notre politique migratoire ? Si le jeu démocratique implique un rapport de force entre des conceptions contradictoires des politiques à mener, n’y a‑t-il pas des limites qui, une fois franchies, font basculer la nature de notre régime politique ? Si l’État de droit, le refus du racisme et de la discrimination, le respect des droits humains, etc. ne sont plus des garde-fous de l’action publique, où s’arrêtera l’escalade ? Vu la tournure que prennent les choses, quels obstacles s’opposent encore sérieusement à une future collaboration avec le régime de Bachar El-Assad par exemple ?
Faire sauter le fusible Francken ne suffira pas
Qu’on ne s’y méprenne pas néanmoins, les mesures prises par Theo Francken s’inscrivent dans des paradigmes qui guident les politiques migratoires belges et européennes depuis longtemps. Que l’on songe ainsi aux usages différenciés des frontières, tantôt hermétiques quand il s’agit d’accueillir des migrant·e·s, tantôt grandes ouvertes quand il s’agit de tirer profit du commerce mondial. Avec les conséquences dramatiques que l’on sait pour les milliers de personnes qui périssent chaque année en tentant de rejoindre les rives européennes. C’est donc moins par leur contenu qu’à travers leur application zélée que les mesures du secrétaire d’État semblent choquer la majorité. Collaborer secrètement avec le Soudan ou prendre fièrement la pose avec son ambassadeur, laisser les migrant·e·s discrètement se noyer en Méditerranée ou accuser Médecins sans frontières d’être des trafiquants d’êtres humains en les secourant, tels pourraient être les termes de l’alternative que Theo Francken aurait peine à trancher. Parler d’un « effet Francken » suppose donc que l’action du secrétaire d’État est moins une cause qu’une manifestation de ces politiques poussées jusqu’au bout de leur logique. Une éventuelle démission ne signifierait par conséquent nullement l’établissement d’une politique migratoire respectueuse de la dignité de tou·te·s. Mais son départ constituerait néanmoins un coup de boutoir contre la banalisation grandissante de certaines formes radicales de racisme. Et l’occasion peut-être de relancer sur d’autres bases le débat relatif aux migrations.
- Séance plénière de la Chambre des représentants du 21 décembre 2017.
- C. Rodier, « Externaliser la demande d’asile », Plein droit, n° 105, 2015/2, p. 10 – 13.
- V. Carrère, « Sangatte, un symbole d’impuissance », Plein droit, n° 58, décembre 2003, p. 4 – 5.
- Benkhelifa S., « Le retour de la double peine », La Revue nouvelle, 6/2017, p. 6 – 9.
- H. Pourtois et J. Pitseys, « La démocratie participative en question », La Revue nouvelle, 7/2017, p. 30 – 35.