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L’économie déchiffrée

Numéro 5 Mai 2005 par Théo Hachez

mai 2005

Si l’on voulait se donner la peine d’un examen quantitatif approfondi, on relèverait assurément que depuis le milieu des années septante, la place de l’économie et des thèmes qui lui sont associés n’a cessé de croitre dans les médias d’information. Suppléments, rubriques, publications spécialisées se sont multipliés, et les nouveaux conduits électroniques ont largement amplifié […]

Dossier

Si l’on voulait se donner la peine d’un examen quantitatif approfondi, on relèverait assurément que depuis le milieu des années septante, la place de l’économie et des thèmes qui lui sont associés n’a cessé de croitre dans les médias d’information. Suppléments, rubriques, publications spécialisées se sont multipliés, et les nouveaux conduits électroniques ont largement amplifié l’inondation de chiffres et de commentaires qui déferle dans l’espace public.

Qu’on s’en scandalise ou, plus rarement, qu’on s’en réjouisse, notre vision commune du monde fait aujourd’hui des échanges économiques un mode de relation qui anticipe, préfigure voire détermine les relations entre les hommes et leurs sociétés à travers l’ensemble de la planète. Une sorte d’alternative à la guerre, en somme : c’est pratiquement dans ces termes que fut conçue la Communauté européenne qui devait être économique d’abord, politique, sociale ou culturelle éventuellement, ensuite. Le marché commun d’abord, le grand marché ensuite avec la monnaie commune, puis on verrait. La mondialisation ou globalisation (le complément « de l’économie » étant désormais sous-entendu) renvoie à une même évidence subie et soutenue par les moyens de communication.
Face à ce caractère massif, on voit se développer une ambivalence qui prend une tournure schizophrénique, dont témoignent notamment les débats autour du traité constitutionnel européen. Tandis que progresse l’individualiste rationalité du consommateur, qui en soutient la fiction, le modèle économique se trouve agoni d’injures, condamné et symboliquement brulé en place publique comme portant en lui tous les malheurs du monde. Ainsi, le développement du commerce urbain et de la monétarisation des échanges avait, dans la société de la fin du Moyen-Âge, trouvé sa contrepartie dans l’éclosion des ordres mendiants, qui, tout en dénonçant vivement cette évolution de la société, y trouvaient non seulement leur raison d’être mais aussi leurs conditions de possibilité.
Ce caractère massif et proche de l’économie, à laquelle se plient les existences individuelles et sociales, creuse un vide de sens intolérable. Il est inséparable d’une très grande confusion entre les pratiques, le regard qu’on porte sur elles, la façon dont on prétend les développer, les encadrer et les arbitrer. Ce brouillage, qui a été entretenu dans les lignes qui précèdent, doit être pris en compte par ce qu’il produit d’effets propres dans l’appréhension même de la réalité et dans les comportements. Il doit l’être aussi pour tenter de le surmonter au moins partiellement.

C’est le propos du dossier qui suit. Et qui donne aux contributions qui le composent une valeur dont elles auraient sans doute pu chacune se passer, tant leur portée est significative en regard de la masse d’informations « économiques », dont nous sommes quotidiennement submergés. Mais, il faut le dire, avec cette valeur, elles acquièrent un poids dont elles n’étaient pas chargées au départ.
Avec « Ces tyrannies qui nous gouvernent », de Philippe Defeyt, on est, en effet, mis en mesure de saisir le pouvoir d’occultation de ces données face à un arbitrage clair, dans la moyenne durée, entre les revenus du travail et ceux du capital. Réginald Savage apporte sur cette réalité un éclairage supplémentaire en rappelant le contexte de l’ajustement des années quatre-vingt et nonante. En outre, il montre comment, en Belgique l’alimentation du système de redistribution s’en est vue profondément modifiée : le volume de la solidarité chez nous, qui s’est maintenu tant bien que mal, repose désormais essentiellement sur l’apport des travailleurs. Cette capacité de résistance face à une nouvelle donne dont les termes ont été largement importés, c’est-à-dire subis par une économie belge très ouverte, devrait interpeller ceux qui voient dans l’économie une détermination courte et définitive de la vie en société.

La croissance est la version banalisée du progrès dans sa version économique ; elle est devenue inséparable du rituel de son partage qui motive le modèle économique et légitime socialement les responsables. Mais cette danse autour des chiffres et des indicateurs, dans leur prétention aussi évidente qu’implicite à refléter quantitativement le bien-être voire le bonheur, se perd le modèle qui les a construits et, par conséquent, toutes les interrogations sur leur sens exact. C’est à une réflexion sur ces indices, sur leurs amendements nécessaires et sur leurs alternatives qu’est consacrée la contribution « Salaires, profits,
investissements, où va-t-on ? », qui en souligne les imperfections et les aberrations manifestes. L’enjeu n’en est pas seulement spéculatif ou épistémologique, du moment que la science économique continue d’approvisionner et de baliser le débat politique et social et à le cadrer.
Au jour le jour, l’économie s’appréhende notamment par les oracles de la conjoncture qu’assènent les instituts spécialisés, publics ou privés, auxquels les médias font écho. L’étude approfondie à laquelle s’est livré Pierre Lejeune est consacrée à la façon dont les Notes trimestrielles de l’Insee sont traitées par le journaliste spécialisé du Monde. Son analyse attentive montre que cet intermédiaire, Alain Vernholes, ne contribue en rien à éclaircir le propos mais plutôt à s’assurer une autorité propre aux yeux du lecteur. Le cas est exemplaire de ce brouillage généralisé des énonciateurs du discours économique. Le poids de cette parole économique se mesure par le caractère limpide et crucial des enjeux et des intérêts qui y sont liés, mais aussi et surtout par ses effets prévisibles sur la construction sociale de la réalité et finalement dans la réalité elle-même. L’alchimie langagière qui est démontée ici montre comment se négocie la prise en charge crédible de ce poids.

Finalement, à travers la diversité de ces contributions, ce sont des failles que l’on recherche et que l’on interroge, en regard de la boucle hermétique qui s’amorce entre la réalité du monde et un discours économique convenu et martelé, qui tendent à se modeler l’une sur l’autre. Plutôt que de se réfugier dans l’idéal d’un altermonde, l’option retenue ici est celle du déchiffrement critique pour lutter contre un effet d’occultation tautologique intolérable face à l’injustice, l’extrême misère et l’épuisement de la planète.

Théo Hachez


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